En mai 1818, le révérend Thomas Frognall Dibdin, bibliophile anglais, visite Jumièges. Certes, l'abbaye était livrée aux démolisseurs mais un guide et une clef vous étaient fournis à l'auberge. Compte-rendu...


 La route devenait de plus en plus sinueuse. Nous montions d'une manière sensible : bientôt nous prîmes à travers champs un chemin détourné qui devait, me dit-on, nous conduire en peu d'instans à notre destination : un chapiteau brisé, un fût de colonne rompu, de la dernière époque des Normands, abandonnés à l'aventure au pied d'une haie, semblaient déjà nous annoncer le voisinage de l'abbaye. Arrivés sur une hauteur, nous apercûmes, pour la première fois, en face de nous, les pyramides, ou plutôt les petites tours de l'abbaye de Jumièges ( Il ne faut pas croire que ces tours soient petites. L'auteur emploie ce mot, probablement par opposition à la grande tour du centre , dont il ne reste aujourd'hui aucune trace, et dont la flèche fut abattue dès 1573 par l'abbé Le Veneur, évêque d'Évreux. M. Cotman a publié des gravures de la façade occidentale, des tours, un peu en raccourci, de l'élévation de la nef, et du portail de l'abbaye. Ce dernier est un échantillon fort intéressant, sous le rapport de l'art. On en trouvera une description particulière et animée dans les Voyages en France du lieutenant Hall, in-8°, page 57, 1819.).

La
voilà, monsieur,s'écria le postillon, en donnant un nouveau degré d'activité à ses éperons et à son fouet ; voilà la belle abbaye ! En vérité, elle était belle ou jolie : expressions plus ou moins significatives, selon les idées accessoires qu'on y rattache. Assurément elle a été très jolie. Nous fûmes particulièrement frappés du contraste résultant de la teinte grisâtre et presque blanche de l'édifice, et de la verdure qui couronne les collines boisées, au milieu desquelles le monastère est, en quelque sorte, encadré. « Si ces tours, dit mon compagnon, sont celles des extrémités, la tour du centre, maintenant détruite, devait être d'une vaste dimension. »

Nous entrâmes dans le village, laissant à droite et à gauche quelques maisons élégantes, parmi lesquelles nous remarquâmes un presbytère mieux conditionné que ne le sont ordinairement ceux de France. Nous descendîmes, et gagnâmes une jolie petite auberge, faisant évidemment partie de quelques dépendances extérieures, ou du chapitre de l'abbaye. Une grande voûte gothique, un pilier circulaire qu'on aperçoit en entrant, attestent d'une manière non
douteuse le caractère primitif du lieu (Je connais parfaitement la petite auberge dont parle l'auteur.Je puis assurer qu'elle ne faisait point partie du chapitre. C'était néanmoins une dépendance extérieure de l'abbaye : mais oserai-je dire que c'était l'étable aux vaches ?). Nous demeurâmes convaincus, à l'aspect de l'ensemble, que l'édifice entier devait être anciennement d'une très vaste étendue. Nous étions après midi, le soleil brillait dans toute sa majesté : les villageois ne tardèrent pas à entourer le cabriolet. « Voilà messieurs les Anglais qui viennent voir l'abbaye ;  mais effectivement il n'y a rien à voir. » J'informai la maîtresse de l'auberge du sujet de notre visite ; elle nous procura un guide et une clef ; cinq minutes après, nous entrions dans la nef de l'abbaye.

Que le moment soit toujours sacré, que le ciel soit toujours pur quand on pénétrera pour la première fois dans l'intérieur de cet édifice ! Quant à moi, je n'oublierai jamais cet instant. La nef dont je parle ne produit pas cet effet magique, ou cette espèce d'éclat artificiel qui résulte de la première vue de l'abbaye de Tintern ; mais la ruine étant plus générale, l'attention est nécessairement plus frappée. Comme à Tintern, le toit a disparu, mais par d'autres causes, que je dirai tout à l'heure. Les bas-côtés offrent une suite d'arcades surbaissées; la nef n'en a point; elle présente seulement
une (Je mets une pour être littéral; mais il ne sera pas inutile d'observer qu'il y a trois colonnes semblables de chaque côté de la nef. D'ailleurs, ce genre de décoration n'est point particulier à la nef de Jumièges; l'auteur a dû l'apercevoir dans la - plupart des églises qu'il a visitées.) colonne en forme de pilastre ou de haut relief; le fût en est mince, et s'élève, à partir du sol, jusqu'au sommet couronné d'une espèce de chapiteau romain. La voûte et le toit n'exis. tent plus. Parvenus à l'extrémité orientale , nous aperçûmes des ravages plus affreux encore : ils sont l'effet du temps et des circonstances, mais plus particulièrement de ces dernières; par ce mot circonstances , vous devez entendre la Révolution.

A la première vue de chacun des objets environnans, nous éprouvâmes des sensations de plusieurs natures. Il nous semblait, sur la terre de Normandie, terre des châteaux et des cathédrales, qu'un sentiment plus profond s'attachait à tout ce que nous avions sous les yeux; enthousiasme pardonnable à des voyageurs inexpérimentés. La chaleur avait été assez forte pour un jour de mai. Nous avancions dans l'après - midi, lorsque des nuages se rassemblèrent, et vinrent masquer accidentellement le soleil. Nous prîmes place sur un tertre de gazon, et commençâmes à dîner. A notre gauche, grâce à une démolition récente, étaient
entassés d'énormes débris de piliers et d'arcades ; à trois pas de nous, sur la droite, était le lieu même où fut inhumée la célèbre Agnès Sorel, maîtresse de Charles VII ( Le cœur et les entrailles seulement; le corps d'Agnès fut enterré à Loches. Belleforest donne la description du tombeau de cette femme célèbre, dans l'église de Loches, et il est remarquable que cette description puisse très bien servir pour le mausolée qui était à Jumièges. (Voy. Belleforest, Cosmog., tom, 1", part. 2, col. 31, 32, folio 1575.)). Pas un seul vestige de mausolée qui marque aujourd'hui la place où le sculpteur déploya jadis tous les efforts de son art, où le dévot pèlerin s'arrêtait, Breathe a prayer for her soul, and pass on. « Priant pour son âme, et passant ! »

Quel contraste, mon cher ami, avec le présent aspect des choses, avec ces ruines amoncelées, ces immenses débris presque entièrement recouverts de fleurs sauvages! La maîtresse de l'auberge nous ayant fait apporter des serviettes et des verres, nous dînâmes au milieu de la scène que je viens de décrire, et non sans éprouver des émotions peu communes. Notre premier toast (mouvement bien naturel sans doute) fut pour « la chère vieille Angleterre, et tous ceux qui l'habitent ! » Peut-être un convive plus enthousiaste aurait bu à la mémoire de ceux qui reposent dans l'enceinte de l'abbaye ; mais nous sacrifiâmes volontiers des morts inconnus à des vivans bien aimés. Plus d'une fois, cependant, il faut que je l'avoue, je sentis dans mon cœur une sorte de velléité romanesque, qui me portait à faire une libation en l'honneur de ..... pure velléité néanmoins, et qui passa comme passent toutes les velléités du monde. L'atmosphère devint pesante ; en regardant à travers quelques châssis brisés de fenêtres sans vitraux, je remarquai que les nuages devenaient à chaque instant plus épais ; un bruit lointain de tonnerre vint même frapper nos oreilles.
Cependant le soleil brillait toujours, quoique voilé par intervalles. Ces nuages s'étant rapprochés de nous, semblèrent flotter, si je puis le dire, autour de l'abbaye; leurs nuances, pourprées ou rembrunies, contrastaient de la manière la plus pittoresque avec la teinte pâle des murailles. M. Lewis se leva pour aller jouir d'une vue plus générale. Quant à moi, je ne voulus point quitter le voisinage d'Agnès Sorel, et je demeurai tranquillement sur le tertre, malgré deux grands éclairs qui vinrent se croiser devant moi. — Tout à coup la scène changea comme sous la baguette d'un puissant magicien. Le tonnerre gronda; mais il ne fit que gronder. Cette phalange menaçante de nuages chargés de bitume, se dissipa peu à peu, et se fondit insensiblement dans la teinte uniforme et paisible, qui annonce ordinairement le coucher du soleil. Notre repas terminé, nous nous disposâmes à visiter en détail les ruines qui avaient survécu, non seulement à la Révolution, mais à l'avidité du propriétaire actuel, homme opulent, demeurant à Rouen, qui trafique à plaisir de chaque pan de mur encore debout ou renversé, pour le misérable gain qu'il retire de la vente. Je ne crains pas de le dire, tous les corps constitués de Rouen, le maire en tête, devraient se placer entre ce riche impitoyable et l'abbaye, victime de sa brutale avarice et de sa barbarie. (
Laïus est mort........)

Nous montâmes l'escalier de pierre dégradé de la tour de gauche, en entrant par le portail occidental, et parcourûmes le dessus des voûtes des deux ailes, recouvertes de terre, d'herbe, de ronces et de fleurs sauvages. Point de toit qui les surmonte; elles sont exposées nues aux injures du temps, de sorte qu'elles ne peuvent manquer de céder bientôt, et d'aller grossir l'énorme tas de ruines accumulées au-dessous d'elles. En effet, je remarquai (je ne me souviens pas à laquelle des deux voûtes), je remarquai, dis-je, une horrible crevasse, menaçant de laisser choir plusieurs milliers pesans de débris. L'escalier de la tour de droite est maintenant impraticable (
L'escalier de la tour de droite devait être praticable en 1818, puisqu'il l'est encore aujourd'hui (1825).); mais  nous poursuivîmes notre route en spirale jusqu'au sommet de la tour de gauche.

Un spectacle magnifique se présenta dès lors à nos regards au-dessous et autour de nous. L'ensemble de l'abbaye formait un tableau plein d'intérêt, où se mêlait pourtant je ne sais quel effroi. L'extrémité orientale n'était plus guère qu'un monceau de ruines ; au centre, les débris encore subsistans de la lanterne ou tour carrée , laissaient deviner la grandeur de ses dimensions primitives; le toit de la nef avait entièrement disparu ; pas un seul fragment que l'œil pût encore distinguer. Cette scène de désolation sacrilége laisse en défaut l'imagination, elle-même. Où étaient la maison abbatiale, le réfectoire, le chapitre et les cloîtres ? Peut-être tout cela n'est-il plus aujourd'hui que du domaine des conjectures (
Pour un étranger qui n'a pas de guide avec lui ; car la place de ces diverses constructions est encore bien connue.). Quoi qu'il en soit, les matériaux sont dans un état parfait de conservation; je veux dire que la pierre est toujours dure, d'un grain ferme, et d'une blancheur remarquable. L'abbaye est dans une position charmante, au pied de collines légèrement ondoyantes, et à deux ou trois cents pas de la Seine (Peut-être fallait-il dire que la Seine se trouve entre ces collines et l'abbaye.).


En cet endroit le fleuve coule lentement, et serpente au bas de coteaux couronnés de bois. De notre position élevée, tout présentait le tableau de l'abondance, du bonheur et de la prospérité, tout, excepté les silencieux et magnifiques débris du vénérable édifice que nous avions sous les yeux. Il est trop vrai que Jumièges n'est plus qu'un squelette. 

Nous descendîmes, et parcourûmes le village (perdant de vue, le moins possible, l'abbaye ), en faisant la conversation avec les habitants du lieu. La soirée s'annonçait d'une manière agréable ; hommes, femmes et enfans étaient assis, ou folâtraient en plein air. On s'aperçut que nous désirions prendre quelques informations : il y eut bientôt cercle autour de nous. Un des assistants, particulièrement, me donna des notions exactes sur les dégâts éprouvés par l'abbaye pendant la Révolution. Le toit avait été abattu, parce qu'on voulait en avoir le plomb pour faire des balles ; les bancs, les autels, les ouvrages en fer avaient été convertis en d'autres instruments de destruction ; enfin, la grande cloche avait été vendue à Rouen, au profit de certains spéculateurs exploitant une fonderie de canons (L'une des cloches de Jumièges est maintenant dans la tour de Saint-Ouen, à Rouen.). La manie révolutionnaire avait abruti l'abbé lui-même. Cet homme, que l'on peut dire - - - - - Damned to everlasting fame, « Condamné à subir l'immortalité , » avait fait partie des religieux du monastère. Parvenu à la direction de l'établissement, il imagina d'employer jusqu'à la dernière pièce du mobilier pour satisfaire la meute révolutionnaire qui venait hurler chaque jour aux portes de l'abbaye. S'il eût pu du moins prétexter la violence; mais non : chef suprême du monastère, il semblait se complaire à le détruire. Ne parlons plus de ce misérable. 

Après avoir satisfait notre curiosité autant que possible, mais non pas autant que nous l'aurions désiré, nous retournâmes à l'auberge, commandâmes nos chevaux, et fimes nos préparatifs de départ pour Caudebec. L'hôtesse paraissait affligée de se séparer de nous, tant elle aimait messieurs les Anglais qui venaient voir sa chère abbaye de Jumièges ! Il fallut traverser une seconde fois le village; ce fut l'affaire de cinq minutes. Nous dîmes adieu à l'abbaye, « un long, un bien long adieu. » Plus d'une fois nous nous retournâmes pour la voir encore, et les deux sveltes clochers à l'occident semblaient répondre avec empressement à nos vœux, en se montrant autant de fois à nos regards. Nous les apercevions encore à une lieue du gîte que nous allions chercher. Ce gîte, c'était Caudebec. La route, depuis Jumièges, nous parut plus intéressante encore, s'il est possible, que celle qui l'avait précédée. 

La traduction et les notes sont de Théodore Licquet, conservateur de la bibliothèque publique de Rouen, 1825.


Thomas Frognall Dibdin (1776 - 18 novembre 1847), bibliophile anglais, fils de Thomas Dibdin, frère du navigateur Charles Dibdin. Il était ministre du culte anglican et bibliothécaire de John Charles Spencer. en 1821, il publia son Voyage bibliographique, archéologique et pittoresque en France et en Allemagne, 3 volumes grand in-8, exécuté avec un grand luxe (la partie qui concerne la France a été traduite par Théodore Licquet et Georges-Adrien Crapelet, 1825) qui résulte de la mission que lui avait confiée le troisième comte Spencer en 1818 d'aller rechercher pour son compte des livres sur le continent, voyage que Dibdin décrit au sein de cet ouvrage et au cours duquel il rencontre notamment Pierre-Aimé Lair, J.V.F. Lamouroux ou encore Philippe Lasnon de la Renaudière.

Sujet connexe : la visite d'Hector Estrup en 1819