Des racines jumiégeoises, la Normandie chevillée au corps, Gabriel-Ursin Langé nous brosse ici un tableau de Boscherville en 1916. Impressionniste...

 PAYSAGES NORMANDS

Saint-Martin-de-Boscherville
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… C’est la charmante salle capitulaire
demi-gothique de Bocherville, à laquelle
la couche romane vient jusqu’à mi-corps…
       
                                V. HUGO.

(Notre-Dame de Paris, Liv. 3, chap. I.)

MAROMME…. Les hautes cheminées des usines dessinent des banderolles fumeuses dans la vallée, où l’on entend le ronron des roues qui tournent sous l’active avalanche des eaux des riviérettes….. La brume cache les collines ; c’est un voile qui dérobe d’abord comme de beaux corps, mais une main mystérieuse le soulève, et le soleil dore alors les croupes des collines – nymphes géantes endormies… La route court au flanc des coteaux couronnés de rangées d’arbres ; elle court ainsi longtemps jusqu’à Bapeaume, pays industriel, où l’on recommence à trouver les Anglais actifs… Sur le petit pont d’une rivière deux tommies s’amusent fort à jeter du pain à des canards !... On traverse Bapeaume, puis c’est la montée en colimaçon vers Canteleu, nom dont l’assonance rappelle la vie d’un moyen âge où l’on entendait, dans la forêt « canter les leus » !

Les camions chargés de bois en grume dévalent, freins serrés, et, bientôt, sur la gauche, Rouen apparaît… Toute la vie frémissante du port : les bateaux à quai, la multitude des grues ; les gros remorqueurs au sifflet impérieux, sillonnent, infatigables, le fleuve… Puis le gros de la ville : les trois églises, d’abord la Primatiale dont les deux tours, par un bizarre effet d’optique semblent changer de place, tourner autour de la flèche d’Alavoine qui prend les allures épiques d’une lance dressée ; Saint-Ouen-la-Couronnée, à la tour ajourée, comme le bonnet que portait grand’mère ; Saint-Maclou à l’unique flèche sculptée…. Au premier plan, presque sans transition, tout contre la ville, d’immenses champs… La moisson est faite… Les gerbes sont accouplées sur la bande jaune… Des vaches paissent dans une prairie en fleurs, et leur gardien siffle, enfoui dans les herbes… Curieux effet d’estampe, comme on l’aimait au dix-septième… Il y manque les deux philosophes à la Jean-Jacques…. De Canteleu, la vue sur Rouen est d’une totale beauté. La ville se ramasse autour des églises plus que jamais, en un bloc et les détails s’abolissent dans les fumées ; une ville respire sur les bords d’un fleuve qui, jadis, creusa son lit, au flanc des collines.

Nous sommes allé nous reposer dans l’église de Canteleu, sur un vieux banc normand modestement sculpté, mais beau dans la sobriété des lignes, et beau par ses accoudoirs usés par les bras appuyés des paysannes… Pures émotions !

Désormais, la route s’enfoncera dans la forêt du Roumare, nom évoquant Rou, premier titulaire de la Duché…. Ce matin, dans la forêt, des soldats abattent les arbres magnifiques, mais c’est pour sauver… le fief ! Nous marchons ainsi longtemps sur la route déserte, odorant les fragrances des pins, puis la route se déroule comme un phylactère, abandonne la forêt, débusque, surplombant un pays : Saint-Martin-de-Boscherville ! Et l’abbaye apparaît, ses flèches tournées vers la Seine invisible, au pied des collines lointaines…


Quand on arrive dans Jumièges, l’on ressent une impression de tristesse : est-ce le vent qui, gémissant, dans le croassement des corbeaux, autour des deux tours puissantes et sévères, provoque cette tristesse ? Mais ici, à Saint-Martin-de-Boscherville, le pays est souriant, et les pauvres maisons ne paraissent point s’étonner de vivre au pied d’une basilique… En vérité, elles ont sauvé l’abbatiale de la destruction ; elles en sont restées les vassales dévouées… Ce ne fut pas comme à Jumièges… On suit longtemps la rue principale, bordée quand on parvient aux anciennes dépendances de l’abbaye, par les murs de clôture à contreforts, murs assez épais pour que des habitations y soient installées… Enfin, voici l’église sur la petite place… On entre : quelle impression de force tranquille, et d’ambiance carolingienne ! Le dallage est grossier, et usé par quels pas d’hommes d’armes ? A la croisée, le regard, éperdu, cherche un appui sous la lanterne, et ce pauvre regard pour revenir au sol sans vertige, s’accroche banalement à la corde des cloches !

Peu de mobilier, si ce n’est un pompeux confessionnal du dix-septième… Cette nudité plaît, et l’on a assez à faire à considérer les sculptures des chapiteaux pour lesquels l’artiste a su mettre à profit ses connaissances de la faune, de la flore, et de l’âme humaine…

Au midi, une chapelle fut décorée de peintures qui ont peut-être le même âge que le confessionnal, mais l’humidité les a rongées… L’autel affreux, de cette chapelle, consacré à Saint-Joseph, porte cette inscription : Ite ad Joseph… Et nous, nous allons à la basilique ! Raoul de Tancarville, Grand Chambellan du Conquérant, en ordonna la construction. Elle fut dédiée à Saint-Georges. On la situa sur une hauteur devant le fleuve qui, en un temps, dut venir battre les murs de l’immense pourpris, si bien qu’aujourd’hui l’on s’étonne de voir l’abbaye si loin de l’eau… Ces boucles de la Seine arrosèrent – voire mirèrent – de bien jolies choses. Elles arrosèrent ces collines dont les carrières fournissaient la pierre pour des abbayes entières. Ainsi les pierres des abbayes furent d’abord le lit somptueux du dieu des Eaux… Elles glorifièrent ensuite le vrai Dieu comme les anciennes statues du Paganisme devinrent les statues de saints et d’évêques devant lesquels s’inclinaient les fidèles du Christ… A travers la fenêtre de l’auberge, devenue ainsi un vitrail unique, nous pouvons considérer cette pierre cuite à point, dorée par le soleil, et la montée des deux flèches de pierre de la plus belle époque du treizième siècle, accostées de pinacles, et flanquant un grand pignon… Quel éblouissement le jet à la fois si puissant et si gracile de ces flèches que le maître-d’œuvre lança comme une prière plus ailée, plus dégagée vers le ciel. La transition entre un roman sévère et un gothique qui en garde encore la sévérité s’affirme nette, et un écrivain mystique qui compara un jour le roman à l’Ancien Testament et le gothique au Nouveau pourrait ici surtout reprendre son image…

Une cloche sonne !... C’est l’Angelus !... O mon pays !... Collines si florissantes, si généreuses de moissons dorées, pommiers aux âpres branches, mais si chargés de fleurs, c’est-à-dire de pommes ; rivières laborieuses, vieux chaumes, forêts profondes où semble retentir encore la chasse endiablée des ducs ou de quelque Saint-julien ; vents mugissants comme des orgues qui donnent la vie à la plaine ; villes sévères groupées sur les monts ou chantantes dans les vallées ; villages accrochés au flanc fécond des collines, vastes prairies où les vaches paissent, paisibles, et vous abbayes, dont il ne reste plus que ruines ! Il est venu des cataclysmes dans le vol prodigieux des siècles… Et les années fuient, dans les temps emportant sur leurs ailes, le souvenir des us et des coutumes... Solitude qui fait si tristes les abbayes…

La nef de Saint-Georges-de-Boscherville tend maintenant les bras pour six cents âmes ! Nous aurons encore su, par notre enfance, la bonne vie d’autrefois des abbayes, par ceux qui ont connu les hôtes de Saint-Wandrille, ou les jours de fête du Loup-Vert dans les ruines de Jumièges… Mais ils disparaissent à leur tour, pour l’éternité, et leurs logis sont devenus des granges !

Saint-Georges, patron de la nef, combattez-vous aussi, dans votre armure d’argent, pour le pays de France ?

J’ai repris la route… L’abbaye apparaît une dernière fois à travers un rideau d’arbres… La belle flèche qui somme la tour-lanterne, les deux flèches en avant-garde tournée vers le fleuve… C’est une châsse entre la forêt et l’eau, et Saint-Georges y repose endormi, dans son armure d’argent !...

Maintenant, la route file à travers la forêt du Roumare. Elle est toujours une longue banderolle sortie du chœur de Saint-Georges-de-Boscherville…. Ainsi que dans les livres d’heures, elle s’arrêtera à la ville prochaine, qui est la ville des cathédrales, et je suis le pèlerin barbu qui la suit, fidèle… Saint Georges, levez-vous dans votre armure d’argent, et venez férir de beaux coups pour la délivrance du beau pays de France !

    Maromme, août 1916.
                           
Gabriel-Ursin LANGÉ.



Louange de Boscherville

A Joseph Daoust

Nous avions traversé la forêt de Roumare;
Alors nous apparut le mystique vaisseau
Naviguant dans les prés, et pourtant à l'amarre...
Saint Georges y menait-il son éternel assaut ?

Image familière aux pieux voyageurs !
Clochers de Boscherville affrontant le vieux fleuve !
Tancarville a timbré votre profil songeur !
Châsse om nous retrouvons la source qui abreuve !

Gaucherel, sur la pierre, a gravé ton visage,
De pierre cuite à point aux siècles de soleils...
La voix de tes clochers nous transmet le message
Des aïeux endormis attendant le Réveil !

"La plus belle, dit-on, des campagnes normandes", 
Mandait l'abbé Hermier, exaltant ta grandeur
Et sa paroisse aimée, et voici notre offrande 
Quand nous levons le front sur tes aceaux majeurs...

Sur le dallage usé par quelq pas d'hommes d'armes ?
Que materla la crosse d'Antoine Le Roux,
Grand'Mère à genoux pria et dit ses alarmes, 
Et Saint Georges en armure était au rendez-vous...