Jean Pierre
Derouard
Glaces
en Seine d’après Le
Pilote
Journal
du Canton de
Caudebec-en-Caux et de ses environs
paraissant le samedi
En
eau tranquille, il faut 24 heures
de gel à moins 7,5° pour donner 5 cm de glace
permettant le
passage. (Marcel Lachiver, Les années de
misère, 1991)
Indépendamment
de la perspective
d’une catastrophe, le gel des cours d’eau est une
éventualité
qui génère
l’anxiété. Il suffit que la
température descende
jusqu’à – 5° au moins deux jours
consécutifs pour que le
processus s’enclenche. (François
Walter, Hiver, histoire
d’une saison, 2014)
Le
Pilote a paru du 23 décembre
1883 au 18 juin 1940. Le Journal de Rouen fournira
d’utiles
compléments.
Six
hivers ont vu la Seine charrier des
glaçons : 1890/1891, 1892/1893, 1893/1894,
1900/1901,
1913/1914, 1916/1917. Le fleuve est totalement pris en
février 1895.
Sans surprise, les mois de janvier et février sont plus
froids que
décembre.
Des glaçons
A
chaque hiver très froid, la Seine
charrie des glaçons. Les glaçons de notre
région ne s’y sont pas
formés mais descendent depuis l’amont de Rouen.
Le Journal de Rouen note le 20
janvier 1914 que les glaçons sont peu nombreux à
dériver jusqu’à
l’aval de Duclair : « la plupart
étaient brisés ou
arrêtés avant de parvenir
jusque-là ». Le Pilote
en
signale pourtant le lendemain, « mesurant 10
à 20 mètres »,
à Aizier, Vieux-Port et même Quillebeuf.
En février 1917, les glaçons se
soudant entre eux prennent à Sahurs des
« aspects cahotiques »
(sic).

La
Fontaine près Duclair, 1917. Dans Paris-Normandie du
8 janvier 1981.
La Seine entièrement prise
Moins 13° fin janvier 1895. La Seine
commence à charrier le 2 février puis est
entièrement prise, du
moins à Rouen et à Duclair. On peut y patiner et
la traverser à
pied sec.
A Duclair, le 15, des jeunes gens
allument « un feu d’une trentaine de
bourrées arrosées de
pétrole juste au milieu de la nappe
gelée » épaisse de
plusieurs pieds – Le Journal de Rouen parle
de 1,5 à 2 m
[mais il doit s’agir de la hauteur de glaçons
agglomérés] « sur
certains points comme vers le Val-de-la-Haye ». Une
partie de
la population accoure en foule « pour assister
à ce rare et
nouveau spectacle ». Mais une autre
« ne se fait pas
faute de taxer d’inutile et imprudent le jeu auquel se
livraient
ces jeunes gens en poussant des acclamations de toute
sorte ».
Le Journal de Rouen se range avec cette
dernière et rappelle
le 28 janvier 1838 où deux personnes avaient disparu sous de
la
glace à la cale Saint-Éloi.
D’autant que la glace ne
paraît si
ferme. Monguérard, de Berville, peut ainsi profiter le 11
d’un
« dégagement de la
glace » pour aller en barque faire
quelques emplettes à Duclair.

Rouen
près du pont aux Anglais, 1895. Collection L.C.
Conséquences
Interruption des traversées
Le service des bacs est impossible dès
que la Seine charrie des glaçons.
L’hiver 1890/1891, le bac de Caudebec
est arrêté du 20 décembre –
où le bac à quai est « surpris
par les glaces pendant la nuit » - au 27 janvier,
soit pendant
38 jours : les « relations entre les deux
rives »
sont suspendues. La reprise se fait « à
la grand satisfaction
du commerce de Caudebec qui a très vivement souffert de
l’interruption du commerce entre les deux
rives ».
Le même hiver, le 13 janvier, le bac
de Caudebec mis à sec sur la cale, subit à la
marée du matin « une
assez forte avarie : la queue et le gouvernail ont
été brisés
par la violence du mascaret qui refoulait
d’énormes glaçons ».
En janvier 1893, le bac étant
arrêté
par les glaces, les traversées sont assurées par
« le vapeur
de M. Lenormand ».
Le service des bacs est suspendu le 2
février 1895, le 24 janvier 1914, le 3
février 1917.
Les canots sont
également
paralysés par les glaces. En décembre 1890, la
boucle de Brotonne
est isolée : le courrier n’y est ni
distribué ni enlevé et
un service des dépêches est
organisé par Bourgtheroulde.
Le Pilote, en janvier 1891,
s’accorde avec le Nouvelliste de Rouen
pour taxer
d’imprudence le voyageur pressé ayant offert 15
francs pour
traverser à La Mailleraye parmi les glaces (le passage
normal d’un
piéton coûte 10 centimes par le bac).
Interruption de la navigation
Les glaces présentent deux dangers
pour les embarcations :
Être emportées par les glaces
flottantes. C’est ce qui arrivé à
Yainville en décembre 1890 à
l’un des bateaux de l’entrepreneur et carrier
Sylvestre ; il
pourra être renfloué. Le 20 janvier 1891, le canot
du sloop Sainte-Marie chavire par
suite du choc des glaces ;
Savalle est entraîné par le courant mais
heureusement sauvé par le
préposé des douanes Martin et le jeune marin
Ygoult.
Se voir entourées par la glace en
formation. En janvier 1895, à Duclair, la barque de
Monguérard est
« prise dans un étau par
d’énormes
glaçons » ;
on réussit à évacuer ses passagers sur
une échelle au-dessus de
la glace. En janvier 1917, à Rouen, un embâcle
brise et fait couler
plusieurs péniches dont les occupants avaient pu
être mis en lieu
sûr, et plusieurs barques
« légères »
sont brisées
par la pression des glaces à Sahurs.
En février 1895, les avaries
causées
aux balises de l’estuaire rendent prudent de suspendre la
navigation, « la position du chenal ne se trouvant
plus
suffisamment indiquée ».
En janvier 1914, « par suite
des
glaçons », les postes de pilotage de La
Mailleraye et
Villequier sot « provisoirement
supprimés ». En février
1917, les canots des pilotes de Villequier « ne
peuvent plus se
frayer de passage » : les pilotes
montés au Havre doivent
continuer jusqu’à Rouen et ceux de Rouen
jusqu’au Havre.
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