Journal de Rouen du 31 mars 1873
Un public nombreux assistait hier, dans les chantiers de MM J.-B. Lemire et fils, au lancement du bac à vapeur destiné à faire le service régulier entre Duclair et Berville.
Le temps était splendide, et l'influence des vents amenés quelque fois par la grande marée ne se faisait aucunement sentir. Au contraire, la Seine était calme et bleue, et pas un souffle d'air n'en agitait la surface.
C'est à deux heures et demie que les amarres qui retenaient le bac ont été larguées. Majestueusement, et pavoisié aux couleurs nationales, il a pris aussitgôt possession de son nouvel élément.
Disposé pour transporter des voyageurs aussi bien que des marchandises, ce bateau est, en outre, assez large pour recevoir des voitures attelées, des chariots de déménagements, etc.
Ce bac est comme une sorte de pont-volant qui reliera les deux rives ; il rattachera deux fractions du département, restées jusqu'à présent trop séparées l'une de l'autre.
Il n'a pas moins de 18 mètres de longueur. A son arrière, se trouvent deux solides porte-charnières, destinées à supporter un tablier en fer de 3 mètres, lequel doit pourvoir s'abattre et se relever à volonté, selon les nécessités de l'embarquement et du débarquement.
Sous cet appareil est fixé le gouvernail. Contrairement à la construction de la plupart des navires, le bac de Duclair a été fait de telle sorte, que la partie située au-dessous de la ligne de flottaison est aplatie à l'avant et à l'arrière, tandis que son centre de gravité est arrondi. Cette disposition était indispensable ; en raison des charges qu'il est destiné à embarquer.
La machines à vapeur sort des ateliers de M. Th. Powell ; elle est d'une force de 20 chevaux.
Le bac doit commencer son service dans trois semaines.
Monsieur Le Mire a encore sur les chantiers une construction identique : celle d'un bac qui doit faire la traversée de Quillebeuf à Port-Jérôme. Les dimensions de ce bateau dépassent celles du bac de Duclair. Il aura 22 mètres de bout en bout.
De cette façon, les deux rives de notre fleuve, en aval de Rouen, vont être reliées par un service régulier de bacs à vapeur, à Duclair, Caudebec et Quillebeuf.
Il est à souhaiter que notre ville, qui est obligée de conserver l'étendue de son bassin maritime dans son intégralité, eut un service de bacs à vapeur du même genre, établi entre l'extrémité du boulevard Cauchoise et le quai de la Petite-Chaussée. La partie Ouest du quartier Saint-Sever, qui prend de vastes développements, se trouverait ainsi réunie à la rive droite, sans entraver le mouvement maritime de notre port.
L'inauguration
Duclair était en fête jeudi. On allait inaugurer solennellement le bac à vapeur, destiné à faire le service entre Berville et Duclair. Les administrateurs offraient un banquet à leurs actionnaires et des réjouissances publiques aux habitants.
Le banquet, servi à midi, chez M. Georges Denise, à l'hôtel de la Poste, réunissait une quarantaine de personnes.
Charles Darcel, conseiller général, président de la Société anonyme du Passage de Duclair ; M. Cavoret, maire, MM Powell, constructeur-mécanicien, et Lemire, constructeur de navires, y assistaient.
Le premier toast a été porté par M. Darcel, conseiller général du canton de Duclair. Il a félicité chaleureusement MM Powell et Lemire de l'œuvre qu'ils ont entreprise en menée à bonne fin, et des sérieuses qualités de navigabilité que possède la bac construit par eux.
Avec beaucoup d'à-propos, M. Lemire a répondu au président de la Société du Passage de Duclair.
« Nous n'avons, a-t-il dit, dautre mérite et n'en revendiquons aucun autre que celui de vous avoir secondé dans votre oeuvre. Vous, messieurs les actionnaires, vous avez, en vous groupant et en réunissant les ressources nécessaires, donné aux constructeurs, l'occasion d'exécuter vos plans. Les constructeurs vous adressent l'expression de leur gratitutde. »
Des remerciements ont ensuite été adressés à M. Pol Bellest, pour l'action dévoiuée qu'il a jusqu'à ce jour apportée à la Société du bac. Conception, exécution, administration, M. Pol Bellest a pris une part active aux diverses phases de l'entreprise.
Un discours, fort applaudi, avait été prononcé, à bord du bac, par M. le maire de Duclair, recevant, à la tête du conseil municipal, les administrateurs de la Société du Passage.
Puis la bénédiction du bac a eu lieu. C'était un imposant spectacle, auquel assistait, des deux rives de la Seine, une foule compacte.
Le clergé de Duclair a, suivant l'usage pour les cérémonies de ce genre, jeté sur le pont du bâtiment du sel et du blé ; après quoi, M. Charles Darcel a remerci M. le curé, qui, à son tour, a prononcé quelques paroles.
Une courte promenade en Seine a suivi, promenade qui a permis aux assistants de constater à quel poit les riverains de Duclair et de Berville s'intéressaient au nouveau bac.
La partie officielle du programme étant épuisée, une série de jeux publics attendait, sur la Grand'Place, les nombreux promenurs, favorisés, du reste, par le temps, qui, vers une heure, avait renoncé à son inclémence de la matinée.
Un bal en plein air, et gratuit, attirait quantité de jeunes gens. En un mot, la satisfaction paraissait générale. Le soir, un feu d'artifice bien composé a été tiré devant l'Hôtel-de-Ville, et des feux de Bengale ont illuminé la Seine.
Signalons, en terminant, une bonne pensée, opportune et charitable, d'un des actionnaires de la Société du Passage, M. Decaen, ancien banquier à Rouen.
A l'issue du banquet, M. Decaen s'approche d'un des adjoints de Duclair, et lui dit : « Je ne comprends pas une fête sans la participation des pauvres, c'est pourquoi je vous prie d'accepter pour ceux de votre ville ce qhèque de 100 fr., en souvenir de l'inauguration du bac à vapeur. »
C'était dignement commencer le nouveau service.
A la Une de l'Illustration
Le 20 septembre 1879, tardivement mais sincèrement, l'Illustration s'enthousiasme pour cette révolution.
"La navigation maritime à haute mâture empêchant d'établir de Rouen au Havre des ponts fixes sur la Seine, on a dû, pour faciliter le passage du fleuve, créer à Duclair, à Caudebec et à QUillebeuf, des ponts volants, ou bacs à vapeur.
Un de nos dessins représente un de ces bacs, celui de Duclair, le plus petit des trois. Il a dix-huit mètre de long seulement. Il est muni d'une marine de trente chevaux (le Journal de Rouen en donne vingt) effectifs ayant coûté 28 000 francs, et sortant des ateliers de M. Powell de Roue, qui a construit également les machines des deux autres bacs.
La facilité qu'offrent ces bacs à vapeur pour la traversée de la Seine, nous écrit un de nos abonnés, M. Bellest, de Duclair, a fait beaucoup accroître le mouvement de translation d'une rive à l'autre. Avant leur création, c'est à peine si à Duclair il passait bon an, mal an, de deux cen trente à deux cent cinquante voitures en tout, tandis qu'aujourd'hui il en passe quatre ou cinq cents fois plus, c'est-à-dire près de cinquante mille, sans aucune exagération. Ce sont là des résultats positifs, abosument indiscutables, et l'éloquence irrésistible de ce simple rapporhcment de chiffres nous dispense d'insister plus longurement sur les avantages que présentent les nouveaux bac à vapeur."
Une longue traverséeLe bac à aubes restera en service jusqu'en mars 1930. Soit 57 ans ! Ce n'est qu'en 1917 que les usagers obtinrent la gratuité du passage...
Journal de Rouen numérisé par Josiane Marchand.
L'Illustration.