Août 1863. Présidée par M. Auzanet, la 2e chambre du Tribunal civil de Rouen juge l'assassin... d'un chien. La presse locale s'en amuse...
Au chien qui d'aboyer s'égueule
Jette un bon os en la gueule
Incontinent il se taira.

Il paraît que Grain ne connaissait pas cet adage, puisqu'au lieu d'os à la gueule, il a adressé du plomb au train de derrière à Finaud, qu'il en est resté sur place... pauvre Finaud !...

Toujours crotté, sans goût ni grâce, 
Finaud n'était pas déplaisant, 
Avait la queue en cor de chasse,
Les yeux brillants du vers luisant, etc.

Voici l'histoire :

Fauquet est berger à Duclair, il avait deux chiens, indispensables auxiliaires de ses fonctions, il n'en a plus qu'un aujourd'hui, l'autre, le plus jeune, le mieux dressé, que son maître s'était plu à l'instruire lui-même, qui, à l'âge tendre de vingt mois, était déjà un chien parfait, cité comme un modèle à beaucoup de kilomètres à la ronde, a succombé en peu d'instants à la suite de deux coups de fusil trop bien ajustés que lui a adressés le sieur Grain, dans la cour duquel il s'était introduit à la fin d'avril dernier, à 5 h du matin.

Fauquet n'ayant pu sauver son chien, a voulu le venger et s'indemniser lui-même, il a actionné Grain devant le tribunal civil en paiement de 3 ou 400 F de dommages-intérêts, offrant d'ailleurs de prouver

1) que son chien était le plus inoffensif de quadrupèdes.

2) qu'il avait été attiré dans la cour du sieur Grain par les charmes irrésistibles d'une chienne que posséder ce dernier et qui depuis plusieurs jours parcourait le village en faisant de perfides agaceries à tous les chiens de la contrée.



3) que l'infortunée victime n'avait jamais songé à attaquer le sieur Grain qui ne l'avait tuée que par méchanceté.

4) enfin que la somme qu'il réclamait était parfaitement justifiée par les qualités extraordinaires du défunt.

Le sieur Grain ne restait pas sans réponse. S'il avait tué Finaud, il ne l'avait fait que pour se défendre, ce chien ayant voulu se jeter sur lui, après être entré par escalade ou effraction dans sa cour hermétique close. De plus selon lui, le défunt était d'un caractère détestable, redouté dans le pays et n'avait nullement été attiré par sa chienne, incapable d'une pareille légèreté et qui d'ailleurs est toujours enchaînée ou enfermée.

En présence d'affirmations aussi contradictoires, le tribunal avait ordonné une enquête.

On entend d'abord deux bergers unanimement d'accord sur les qualités de la victime qui savait allier dans la garde du troupeau la douceur et la fermeté et avait pour les mollets des passants le même respect que pour les jarrets des moutons, selon eux, un chien aussi accompli valait au moins 300F.

Le fermier au service duquel est le berger Fauquet partage cette opinion, il aurait volontiers augmenté de 100 F par an les gages de Fauquet pour qu'il conservât un chien sous la garde duquel son troupeau prospérait et s'engraissait à vue d'œil.

Le quatrième témoin est de tous le plus important, il a été témoin du meurtre. Il passait le long de la cour de Grain lorsque le premier coup de fusil a été tiré, le pauvre chien lui était alors éloigné de son bourreau de 25 à 30 pas. Après avoir essuyé cette première décharge, il se sauvait en hurlant de douleur, Grain a couru après lui et lui a tiré un second coup au moment où il sortait de la cour.

Un garde forestier et sa femme, voisins de Grain, ont entendu la double détonation et Grain leur a crié, d'un ton de cruauté, triomphante : "Ah ! il en a eu !"

Les derniers témoins confirment tout ce qui a été dit par les précédents sur la douceur et les talents du chien de Fauquet.

Quant à la chienne de Grain, il paraît certain qu'elle n'était ni aussi réservée, ni aussi bien attachée que le prétend son maître : les uns l'ont vue rôder dans le village les jours précédents, les autres ont entendu parler de ses excursions libertines et dévergondées.

Le sieur Grain, de son côté, a fait entendre des témoins pour établir que Finaud &tait méchant et que, s'il l'a tué, ce n'a été que pour se défendre.

Le premier témoin est, à cet égard, singulièrement affirmatif : " Un jour, dit-il, j'entrais dans la cour de la ferme, le chien est accouru de très loin vers moi en abboyant, arrivé à environ dix pas, il s'est arrêté, toujours aboyant, je me suis baissé comme pour ramasser une pierre... et il s'est sauvé !" Une autre fois, le témoin passait dans le chemin le long de la cour, le chien est monté sur le fossé et l'a suivi en aboyant.

Le second témoin aurait aussi été attaqué par feu Finaud et sur le point d'être mordu, mais pout tout dire, cette adression aurai eu lieu au printemps de 1862, or, à cette époque, la pauvre bête n'avait que huit mois ! ses crocs étaient tendre comme son âge. Quant au dernier témoin appelé pour rétablir la réputation de la chienne de Grain, il est ssez difficile de résumer sa déposition.

C'est lui qui sortait la chienne, il la lâchait tous les soirs, il l'enfermait la nuit dans une grange, elle passait la nuit dans le jardin etc. etc. Quand M. le président cherche par l'insistance de ses questions à éclaircir cette déposition un peu contradictoire, il répond invariablement : " Je ne sais pas ". Lorsque l'avocat de Fauquet lui demande si, depuis le mois de mai, la chienne de Grain, confiée à ses soins, n'a pas fait de petits, il ne trouve encore sous sa langue que son sempiternel " Je ne sais pas !... " Faut croire que tout ça n'est point à sa portée...

Le tribunal, se fondant surtout sur ce que au moment où Grain a tiré son premier coup de fusil, le chien était trop éloigné pour lui faire éprouver une crainte légitime et sur ce que le second coup a été tiré sans aucune nécessité puisque le chien se sauvait a déclaré bien fondée l'action du sieur Fauquet, mais, prenant en considération les frais assez considérables de l'instance, frais dont une partie aurait pu être évitée si le demandeur, au lieu de saisir le tribunal de première instance, avait porté son action devant le juge de Paix, il a réduit les dommages-intérêts à 50F.

Maître François, dans un de ses aphorismes badins en la forme, mais sérieux au fond, avait dit aussi :

"Beuvez toujours avant la soif, jamais ne vous adviendra, et courez toujours après le chien, jamais ne vous mordra ".

L. Laméry.


SOURCES

Journal de Rouen, 2 août 1863