UN COUP DE FOURCHE MORTEL 1885. — Le 29 octobre dernier, M. Bisson, cultivateur à Hauville, revenant du marché de Routot, se rendit sur l'une de ses pièces de terre où le nommé Dortel et son fils travaillaient. Une discussion s'éleva entre eux, à la suite de laquelle M. Bisson leur fit défense de continuer le travail qu'ils avaient commencé et de franchir une limite qu'il leur traça. Dortel fils refusant d'obéir à ses ordres, se baissa pour arracher une carotte (ils avaient entrepris l'arrachage et l'équeutage d'un champ de carottes), M. Bisson lui mit le pied sur la main, et l'autre prenant une attitude menaçante à son égard, il saisit une fourche qu'il avait à sa portée et en appliqua aplat un coup sur le côté à Dortel fils. Le père intervint pour défendre son fils avec des paroles injurieuses et un air déterminé : « N'avancez pas, cria M. Bisson, ou je vous en fais autant ! » Dortel père continuant, M. Bisson, retournant la fourche de bout en bout, porta au vieiliard un coup du manche, mais si violemment appliqué que, vingt-quatre heures plus tard, Dortel père succombait. En raison de ces faits, M. Bisson a comparu il y a trois jours devant la cour d'assises de l'Eure, sous l'inculpation da « coups ayant occasionné la mort " Pendant la lecture de l'acte d'accusation, l'accusé montre une vive émotion, parfois même il pleure. M. le président procède à son interrogatoire : D. Vos nom et prénoms? R. Bisson
(Jean-Louis-Léon) D. Votre âge? R. Trente-quatre ans. D. Vous êtes cultivateur dans la commune de Hauville ? R. Oui, monsieur. D. Vous n'avez jamais été condamné? R. Jamais. D. Au reste, les renseignements sur votre compte sont favorables ; on vous dit bon voisin, généralement estimé. Cependant, il y a quinze mois, vous avez eu une affaire avec Delarue, votre cousin, et lui avez porté un soufflet. L'accusé explique comment se passa cette affaire, sorte de querelle de café. — Vous avez reconnu votre tort, puisque vous avez versé 250 francs à titre de réparation. — J'étais toujours coupable de lui avoir donné un soufflet. D. Cela prouve que vous êtes violent, comme a le prouve davantage encore l'affaire qui vous amène ici. Vous aviez loué à Dortel votre arrachage ? R. oui, à dix centimes la rasière. D. Le 25 octobre, vous êtes revenu du marché de Rouiot à cinq heures ?R. A cinq heures et demie. D. Bien. Vous êtes allé sur le champ où on équeutait des carottes. Que s'est-il passé ? R. J'ai fait à Dortel père et fils une observation sur la façon dont ils arrangeaient les carottes. Le fils et le père me dirent : « Nous avons alloué, et nous les - finiront. « Je lui fis observer que son banneau était de seize rasières, quand ils en comptaient dix-huit. Alors, voyant une corbeille renversée, je la fis remplir et je constatai qu'il en manquait une certaine quantité. Après de nouvelles observations, je lui dis : « Tu profites de mon absence pour me tricher, je ne veux plus de toi ! » Je lui dis que je ferais venir le maire et les gendarmes; il me répondit : « Je me moque de toi comme des gendarmes et du maire ! » Je m'avançai au milieu des trois ; le fils Dortel dit à son père : « Puisqu'il ne veut pas que nous arrachions les carottes, allons équeuter. » Je me mis alors devant eux en m'appuyant sur une fourche. Dortel fils vint à moi avec un air menaçant, tenant son couteau ; je lui portai sous l'aisselle un coup de manche de fourche. Dortel père intervint en me traitant de canaille et de crapule. Etonné, je lui dis : «N'avancez pas ou je vous en ferai autant! » Et, comme il avançait, je lui portai un coup de fourche qui a occasionné la mort. D. Vous n'étiez aucunement menacé. Votre action ne s'explique que par la violence de votre caractère. Mais continuons. Voilà donc le père Dortel à qui vous portez un coup de fourche. Est-il tombé? R. Non. D. Après le coup de fourche, n'avez-vous pas porté un autre coup à Dortel père? R. Oui, il est venu sur moi en continuant ; je lui ai dit alors : « Comment, vous que j'ai tant obligé, vous me traitez ainsi ! » Mais, comme il avançait toujours, je lui donnai une poussée; il tomba. Ici l'accusé ajoute qu'il a envoyé chercher une voiture, dans laquelle Dortel père est monté lui-même et d'où il est descendu sans aide; il termina en disant qu'il ne croyait pas avoir frappé à mort le malheureux. D. L'accusation ne vous reprocha pas d'avoir Volontairement donné la mort à cet homme, mais vous êtes accusé de coups volontaires ayant occasionné la mort. On entend les témoins. M. Portier, brigadier de gendarmerie à Lieurey, rapporte les dépositions des témoins intendus par lui. La victime était d'une bonne moralité. Quant à celle de Bisson, elle est parfaite. Il est considéré, très obligeant. A part l'affaire du soufflet donné à son cousin Delarue, on n'a jamais eu rien à dira contre lui. J'ai interrogé bien des personnes et n'ai pu rien relever contre son caractère. La commune d'Hauville est partagée en deux classes. les uns se sont bien élevés contre Bisson à la suite de l'affaire Dortel, mais les autres lui ont toujours donné raison. Dortel fils est appelé en témoignage. Dortel fils, vingt-deux ans, journalier à Hauville. — Je n'ai pas eu d'attitude menaçante contre M. Bisson, pas plus que mon père. Si l'avais mon couteau à la main, c'était tout naturel, à cause de mon ouvrage. Mon père a Et : « Comment ! monsieur Louis, vous vouiez tuer mon fils, qui ne vous a rien fait ? » M. Bisson lui a porté un coup et le père est tombé. M. Fosse (Léon-Michel), vingt-neuf ans, journalier à Hauville, qui travaillait avec Dortel père et fils. — M. Bisson a dit à Dortel père : « Voilà une fourche, je te défends de continuer ». Alors Dortel fils s'est avancé, M. Bisson lui a donné un coup de fourche ; Dortel fils avait sa corbeille à hauteur d'homme pour parer, et son couteau à la main pour travailer ; mais sans attitude menaçante. Dortel père s'est avancé en disant de mauvaises paroles, mais que je ne me rappelle pas. M. Bisson lui dit : « Taisez-vous, ou je vous en ferai autant ». Dortel père s'est avancé d'un pas; quand il a reçu le coup de fourche, il s'est tenu le ventre en disaot : « Il m'a estropié pour la vie! » Alors M. Bisson lui a dit : « Comment, père Dortel, c'est vous que j'ai obligé qui me traitez comme ça ? » et il lui a donné une poussée. Après le réquisitoire, le défenseur montre que son client ayant été provoqué par MM. Dortel père et fils s'est défendu. Il conclut que, dans cette triste affaire, il n'y a qu'un malheur involontaire dont M. Bisson n'est pas responsable. Le jury se montre de cet avis, en rapportant un verdict d'acquittement. M. le président ordonne la mise en liberté immédiate de M. Bisson. Source Le Rappel, 28 janvier 1885. |