Le
1er mars 1821, Samuel Prout, l'un des plus grands
aquarellistes anglais, est à Jumièges. Il
réalise à l'abbaye des lithographies
exceptionnelles. Elles n'ont pas encore livré tous leurs
secrets...
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Né en 1783
à Plymouth, établi à Londres, Samuel
Prout n'est pas encore l'artiste officiel de Georges IV puis de la
Reine Victoria lorsqu'il arrive, en 1821, à
Jumièges. Mais il est déjà
comparé à Turner et Gainsborough.
Quand Prout se
présente à l'abbaye, Jean-Baptiste Lefort en est
toujours propriétaire, ce marchand de bois de Canteleu qui
en a fait une carrière de pierres. La duchesse de Berry n'a
pas encore visité les ruines, une venue qui lancera ici le
tourisme romantique. Notaire, Charles-Antoine Deshayes met la
dernière main à une notice sur les trois communes
de la presqu'île qu'il intitulera la Terre
Gémétique. C'est le brouillon de sa
future Histoire de
l'abbaye de Jumièges qui fera
connaître le monument bien au delà de la
Normandie... En revanche, le tome normand des Voyages pittoresques et
romantiques dans l'Ancienne France de Taylor et Nodier
vient de paraître. Deshayes y a largement
contribué. Déjà, plusieurs
érudits britanniques ont visité
Jumièges et s'en sont fait l'écho Outre-Manche :
le Révérend Didbin en 1818 et le botaniste Dawson
Turner. Ce dernier rédigera en outre des notices historiques
et descriptives dans un ouvrage abondamment illustré du
peintre John Selle Cotman, Antiquities
of Normandy. Ils seront suivis de Jean-Baptiste-Balthasar
Sauvan dont le Picturesque
Tour of the Seine
from Paris to the Sea sortira des presses en
1821. On y voit une magnifique gravure en couleur
réalisée par John Gendall depuis les hauteurs du
hameau des Fontaines. Elle représente des femmes en coiffe
parmi les blés fraîchement coupés
tandis qu'au loin apparaît l'abbaye.
Alors que va dessiner Prout ? Il va s'intéresser
à la porterie. Sur une première vue, on voit des
personnages qui semblent habiter là, du linge est
à sécher. Hélas, nous sommes aux
débuts de la lithographie et, rebaptisée
"Jumielles", la gravure sera
tirée à l'envers en Angleterre. En cliquant
dessus, vous la remettrez dans le bon sens...
Prout
réalisa une seconde vue de la porterie avec des personnages
différents. Celle-ci fut tirée à
l'endroit. On peut l'adrandir en cliquant ci-dessous...
" Jumielles est bien Jumièges,
je confirme sans souci." L'archéologue Gilles
Deshayes est catégorique : " C'est bien une vue de la
porterie et de ce qui restait des bâtiments d'accueil
médiévaux, "romano-gothiques", accolés
à la face sud de la porterie, transformés en
logis néogothique par la famille Lepel-Cointet sans
être complètement détruits (quasiment
le même plan, les mêmes contreforts, et ici au
premier plan, le même escalier sous lequel on passait pour
entrer dans une des écuries. Donc les deux
premières images sont dessinées depuis le
sud-est..."
Maintenant,
Prout signa une troisième lithographie en 1821. Elle
représente les tours de l'abbaye et fut tirée
elle aussi dans le mauvais sens. Or,
une gravure en couleur lui est
tout à fait similaire. Seulement, elle est datée
de 1818 et est attribuée à John Sell Cotman.
Prout l'aurait-il plagié ? En 1822, Cornelius
Pearson, selon certains, serait l'auteur d'une copie
représentant exactement le même sujet et
dont on précise qu'elle fut réalisée "after John Sell Cotman",
autrement dit d'après Cotman. Elle est rigoureusement
identique
à celle de Prout à ceci près que deux
femmes en coiffe en arrière-plan de puits ont disparu...
Alors, qui a copié sur qui ?
Nous pensons avoir la clef de l'énigme. Si l'on consulte
l'ouvrage de Cotman, Antiquities
of Normandy, on y trouve trois
gravures de Jumièges. Elles n'ont strictement rien
à voir avec nos trois versions. Prout est donc bien l'auteur
de la première gravure qu'il a signée. Cotman
n'est certainement pas l'auteur de la version couleur. Ce qui
anéantit l'asertion selon laquelle Pearson a
réalisé la troisième
d'après Cotman.
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Signé
Prout |
Attribué
à Cotman |
Attribué
à Pearson d'après Cotman |
Gilles
Deshayes partage ce sentiment : "
La troisième image, à l'envers, est
dessinée depuis le sud, avec le puits monastique au premier
plan, avant que les pièces de bois ne disparaissent. On voit
bien une maison au second plan, une des maisons construites dans
l'abbaye entre le départ des moines et l'arrivée
de Casimir Caumont qui les fit disparaître. Vu le
découpage de l'abbaye dans les années 1810-1820,
il est possible que les croquis aient été
réalisés depuis un espace "autorisé".
Une belle face cachée du site et de bâtiments trop
rarement dessinés à cette époque.
"
Dix
ans après Prout,
William Turner, à qui il est souvent comparé, viendra
à son tour planter son chevalet dans la région. On lui
devra notamment des vues aquatiques de la chaire de Garguantua et de
l'abbaye. Mais ça, c'est une autre histoire...
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