C'était quelques semaines avant le tocsin. Le 18 juin 1914, on donnait "Le Mystère de la Passion" dans les ruines de Jumièges. Compte-rendu de la presse de l'époque.


La Société des conférences Chateaubriand avait organisé avant-hier une excursion aux vénérables ruines de l'antique abbaye de Jumièges, avec représentation du Vray Mistère de la Passion, du poète Arnould Gréban, qui vivait dans la seconde moitié du quinzième siècle. Cette œuvre a été adaptée à la scène moderne par MM. Léonel de La Tourrasse et Gilly de Taurines, qui l'ont débarrassée des obscurités qu'elle contenait, tout en conservant son archaïque saveur et en respectant la technique de l'ancien théâtre. Disons tout de suite que la représentation obtint un succès aussi complet que justifié et que ce fut une inoubliable journée, où l'émotion artistique et l'émotion religieuse s'exaltèrent jusqu'à l'enthousiasme dans l'âme des spectateurs.

Le voyage à Jumièges...


Pour aller à Jumièges, on prend, à la gare Saint-Lazare, le train jusqu'à Rouen, et là, dans un des confortables bateaux de la Compagnie rouennaise de navigation, on longe, pendant deux heures et demie, les rives enchanteresses de la Seine, qui déploient une toute autre magnificence que les bords tant vantés du Rhin. Ce ne sont que bois sombres, coteaux bleuâtres, épaisses verdures desquelles émerge de temps en temps, comme une dentelle de pierre, la flèche d'une cathédrale. A chacun des méandres décrits par le capricieux ruban du fleuve s'attache un souvenir. Voici la côte Sainte-Catherine et Notre-Dame de Bon-Secours, le monument de Jeanne d'Arc, le Croisset de Gustave Flaubert, l'ancienne commanderie de Sainte-Vaubourg, qui appartint aux Templiers et aux chevaliers de Malte; voici la colonne commémorative du retour des cendres de Napoléon  ler, le château de Robert le Diable, l'extrémité de la forêt de Roumare, avec les hardis clochers de Saint-Georges qui datent du onzième siècle; voici enfin Jumièges, avec ses hautes tours rondes et tellement crevassées, ajourées, rongées, qu'on ne sait si c'est la mitraille ou si ce sont les siècles qui ont passé là.

Toute une histoire...


Jumièges ! le nom évoque toute l'histoire du moyen âge, depuis les fils de Clovis II et les exploits du duc de Normandie, Guillaume Longue Epée, jusqu'à. Ysabeau de Bavière, qui dort, non loin de là, son dernier sommeil. De l'abbaye, qui fut en son temps un des principaux centres de la vie monastique et communale et que ruina la Révolution, il ne reste aujourd'hui que des vestiges imposants, peut-être les plus beaux de ce genre qui existent sur tout le territoire français. De hauts murs encore droits et fiers, sur lesquels se distinguent nettement les traces des fresques qui les ornaient autrefois; des fines ogives dont l'effondrement des clefs de voûte n'a pu diminuer la grâce altière, d'élégants piliers jaillissant du sol et montant vers le ciel avec l'impétuosité d'une ardente prière. Autour de ces reliques, la nature s'est plu à créer un cadre de somptueuse verdure qui leur fait un précieux écrin. C'est dans ce cadre magnifique, gracieusement prêté par sa propriétaire, Mme Lepel-Cointet, que se déroulèrent les péripéties du drame sacré.

La pièce...


Le Vray Mistère de la Passion avait été représenté, en 1906, à l'Odéon. C'est la troupe même de la création, sous la direction artistique de M. Desfontaines, qui l'interpréta avant-hier. M. Desfontaines tint le rôle de Judas avec une impressionnante et haute vérité; M. Grétillat celui, très lourd, de Jésus, auquel il sut communiquer une angoissante ampleur. Les autres interprètes étaient: M. Vargas, Caiphe ; M. Desvigny, Jhéroboam, prince des Parisiens ;  M. Bourny, Pilate, prévost de Judée. Mlle Briey fut une douloureuse et sublime Notre-Dame ; Mme Grumbach, dans le rôle de la femme de Pilate, accentua le caractère débonnaire et bourgeois du ménage du « prévost »; Mlle Barat nous montra une Magdeleine d'une grave beauté, Mlle Neith Blanc une hallucinante Désespérance et M. Campana fut un extraordinaire Sathan, dont la silhouette grise se fondait dans la mélancolie des vieilles pierres, parmi lesquelles il grimpait avec une fantastique agilité. D'autres artistes remplissaient les rôles des apôtres, des archers, des héraults, des bourreaux, des gens du peuple, et plus de cent exécutants, appartenant également à la troupe de l'Odéon, assuraient la partie musicale, très importante, sous la direction de M. Bretonneau, chef d'orchestre du second Théâtre Français.

La représentation


Tous furent remarquables. Ils jouèrent avec une foi, une conviction absolues, mettant tout leur cœur dans l'incarnation de leurs rôles respectifs et produisant un ensemble d'une impeccable cohésion; ils y eurent d'autant plus de mérite qu'un déraillement, survenu le matin sur la ligne de Paris à Rouen et entraînant un retard de deux heures, les avait empêchés de répéter. Le public, restreint et choisi, récompensa leur noble effort par ses chaleureuses acclamations. Pour observer en tout le caractère naïf du mystère, les acteurs portaient le costume de l'époque à laquelle il fut écrit, c'est-à-dire du quinzième siècle, sauf les personnages sacrés, qui conservaient la tunique classique, comme cela se voit aux tableaux des primitifs; le vieux langage du temps fleurissait également dans la bouche des interprètes et l'on pouvait ainsi savourer, avec le pittoresque de ses expressions, leur force éclatante et précise. Les diverses phases de l'action se déroulèrent dans les différentes parties de l'ancienne abbaye qui leur étaient le mieux appropriées :  l'Entrée à Jérusalem, la Cène et le Jardin des Oliviers dans la chapelle du transept, tandis que dans la tribune des orgues, les chœurs chantaient un délicieux Kyrie; le Jugement de Pilate se déroula dans l'admirable maison gothique qui servait de demeure aux abbés commendataires de Jumièges, et le Calvaire eut pour théâtre l'ancien chœur de la basilique, là-même où se dressait jadis le maître-autel.

Des spectateurs ambulants



A chaque changement, les spectateurs se transportaient à la suite des acteurs, comme cela se fait à Oberammergau, comme cela se faisait de tout temps chez nous, car, ainsi que le fit remarquer l'un des adaptateurs, M. Léonel de La Tourrasse, dans une charmante causerie qui précéda la représentation, sur ce point, comme sur tant d'autres, les Allemands n'ont rien inventé et nous ont pris tout ce qu'ils ont pu, et cette patriotique constatation ajouta encore au plaisir de la journée.

Des conférences


A l'aller comme au retour, sur le bateau qui emmenait les excursionnistes, le R P. Dom Besse, un savant Bénédictin, fit deux intéressantes conférences sur les sites religieux des bords de la Seine et la vie monastique au moyen âge; et c'était très impressionnant d'entendre ce moine d'aujourd'hui évoquer les moines d'alors dans ce décor grandiose, parmi le clapotement des vagues et les trépidations de la machine. M. Girdles parla aussi de l'esthétique normande.
Bref. ce fut une triple manifestation d'art, de science et de foi, et l'on doit en savoir gré à Mlle Marguerite Bois, la dévouée secrétaire générale des Conférences Chateaubriand, et à Mlle Niel, la fille du maréchal, qui en eurent la première idée, qui en furent les organisatrices patientes et zélées et qui firent aux excursionnistes et à leurs invités les honneurs du bord avec une exquise bonne grâce.

Des personnalités

Autour d'elles se pressaient de hautes personnalités mondaines, savantes, ecclésiastiques, artistiques Mme la duchesse de Broglie, présidente d'honneur des Conférences Chateaubriand, MM. Rebelliau, Welschinger, Charles Dielh, Delbos, de l'Institut, et leurs familles ; M., Mme et Mlle Henri Cochin, M. Victor du Bled, comtesse de Bernis, Mlle Sordet, Mlle de Bryas, comtesse de Marcy, comtesse de Quinsonas, colonel du Cor de Duprat, comte de Guilhemanson, comte de Rabar, M. et Mme Alfred Poizat, M. et Mme de Nolhac, M. et Mme Georges d'Esparbès, M. et Mme Gaston Deschamps, M. et Mlle François de Nion, Mv Firmin Roz, abbé Sertillanges, abbé Chabot, etc.

Tout-Paris


Source

Le Gaulois, 20 juin 1914. Bloc-Notes Parisien Dans les ruines de l'abbaye de Jumièges Une eeprésentation du Vray Mistère de la Passion.

UN AUTRE REGARD...

Les conférences Chateaubriant, fidèles à leur beau programme d'éducation nationale, ont eu l'heureuse idée de commencer leur série sur  l'Europe au quinzième siècle par la représentation d'un vrai mistère de la Passion . L'an dernier,c'était une messe du moyen âge qu'elles donnaient dans les ruines de l'abbaye de Longipont,. cette-année, elles avaient choisi comme théâtre de leur représentation les ruines de la célèbre abbaye de Jumièges, située sur les. bords de la Seine, en aval de Rouen.
L'œuvre si belle, du vieux maitre Gréban a trouvé là le cadre grandiose qui lui convenait.
On doit en remercier particulièrement Mme Lepel-Cointet, propriétaire de l'antique abbaye, qui, par sa complaisance, a permis aux. invités des conférences Châteaubriant de garder l'inoubliable souvenir de ce spectacle d'art et de foi. Cette représentation se doublait d'une partie touristique qui n'était pas un des moindres attraits die la journée.
Jumièges est située dans une des boucles de la Seine ; les organisateurs avaient imaginé d'y amener, par eau, leurs invités qui purent ainsi à loisir en admirer les sites. 
Ce programme enchanteur fut suivi de point en point, et on ne saurait trop en féliciter les charmantes organisatrices, en particulier Mlle Niel, fille de l'illustre maréchal, et Mlle Marguerite Bois, dont la gracieuseté et l'amabilité ont littéralement, conquis leurs hôtes d'un jour.
L'œuvre, qui affrontait la scène pour la première fois dans son intégralité, avait déjà paru en 1906 à l'Odéon, au début de la direction d'Antoine. Ce sont les mêmes artistes et les chœurs du même théâtre, conduits par. MM. Desfontaines et Bretonneaux, qui l'ont reprise jeudi.
Ce drame évangélique d'une si poétique beauté est la réduction discrète et délicate  de l'œuvre du vieux Gréban. Ses modernes collaborateurs, MM. de la Tourasse et Gailly de Taurines, l'ont dégagée des longueurs et des grossièretés qui l'enccombraient. La partie musicale en a été arrangée par M. de la Tourasse, d'après les anciens maîtres ; elle souligne les beautés et accentue encore les contours de cette œuvre si puissante.
De nombreux spectateurs avaient répondu à l'appel des conférences Chateaubriant et remplissaient le train spécial qui nous emmenait à Rouen.

L'excursion de Rouen à Jumièges


Le Bœldieu, de la Compagnie rouennaise de navigation, vapeur affrété par les organisateurs, attend sous son grand pavois. Nous embarquons, la journée s'annonce belle.
A 10 heures 45, un coup de sirène : nous débordons et les rives du fleuve commencent à dérouler leur panorama grandiose. Derrière nous, Rouen et les merveilleuses flèches de Saint-Ouen, et Saint-Maclou commencent à s'éloigner. Voici le port avec spn grouillement, le cliquetis des grues et le halètement des treuils. De chaque 'bord, des cargos et des charbonniers profilent leurs coques sombres ; bien peu sont français, hélas ! Le pont transbordeur se dresse à l'avant, antithèse toute moderne des gothiques cathédrales qui dominent la ville derrière nous. Puis ce sont, sur tribord, les chantiers de Normandie et leurs bruits de marteaux. 
Le paysage s'adoucit et la verte campagne normande commence à défouler ses sites enchanteurs. Une voilure blanche de yacht, un cargo allemand dont le pavillon claque orgueilleusement à son arrière — où est le Roi marin qui rendra notre commerce à nos bateaux !
A tribord, nous laissons Croisset qu'illustra Flaubert, puis Dieppedalle le long de la falaise presque à pic. L'ancien couvent de Sainte-Barbe et sa chapelle sur plombent une haute terrasse, puis c'est Bressard et le Val-de-la-Haye, au milieu des jardins.
A bâbord, Grand-Couronne, puis Moulineaux, que domine au loin l'imposante ruine du château de Robert le Diable.
Le pont est absolument comble, car les excursionnistes ont vu leur troupe s'augmenter à Rouen. Mais voisi que chacun déserte la contemplation du paysage pour gagner la tente arrière et entendre la parole autorisée de Dom Besse. Debout contre la machine, il nous conte l'histoire de ces abbayes normandes, centre de civilisation et de culture, qui ont sauvé notre pays aux heures sombres du moyen âge.
Il nous le 'montre avec leur caractère éminemment local, tenant du sol par des racines profondes, mêlées activement à la vie provinciale, aussi nous comprenons leur rôle de mainteneurs. Ce sont Saint-Jean de Rouan, Saint-Georges de Boschervillle, Saint-Wandrille, Fécamp, Jumièges enfin. .
Dom Besse nous en explique le style par les besoins des individus, sa corrélation étroite avec les mœurs ; des
figures de jadis se dressent : Agnès Soirel qui mourut au Mesnil-sous-Jumièges, Guillaume de Luxembourg, le réorganisateur, moines du moyen-âge, vêtus de bure, apôtres évangélisateurs. des farouches Northmans, abbés commandataires du XVIIIe siècle.
Nous assistons aux transformations successives de l'abbaye depuis les Mérovingiens jusqu'à la Révolution, qui en fit une ruine. Et Dom Besse conclut aux applaudissements de tous en nous disant que ces abbayes sont toute notre histoire, que ce sont les piliers sur lesquels nos rois ont fondé la patrie.
Cette introduction au spectacle de l'après-midi se continue par la causerie de M. Chirol, architecte diplômé à Rouen, qui traite de l'architecture normande en général et de celle de Jumièges en particulier, préparant l'auditoire à mieux en admirer les beautés.
La Seine maintenant s'élargit, majestueuse, au pied de la forêt de Mauny, tandis qu'à droite se dressent les tours admirables de Saint-Georges-de-Boscherville. .
La rivière se resserre et longe les roches de la Chaise de Gargantua. Voici à an détour Mesnil-sous-Jumièges. A babord, une haute falaise rocheuse et à tribord des tours blanches dans la verdure, majestueuse encore, c'est Jumièges.
Le bateau stoppe, un quart d'heure de marche et nous sommes devant la grille de l'abbaye avec sa porte voûtée du XV e siècle.

A l'abbaye de Jumièges

Les ruines se dressent splendides, des détails apparaissent, fragments de mosaïques, restes de fresques, La riche végétation du pays a envahi les. pierres, auxquelles elle se marie agréablement.
Autour, le parc immense, aux frondaisons touffues, forme un précieux écrin au joyau des ruines. Celles-ci semblent destinées a leur rôle d'aujourd'hui et on comprend qu'elles aient séduit les organisateurs. Des pieux et des cordes forment au milieu d'elle un chemin qui guidera, le public à la suite des acteurs; Selon la coutume du moyen âge, ils joueront sur des théâtres successifs. Dans le chœur de la basilique, des chaises sont rangées face à des chapelles du transept où se dérouleront les tableaux des Rameaux de la Cène et du Jardin des Oliviers..
De là, à travers les ruines envahies par les plantes, nous arrivons devant un vieux logis du XVe siècle servant de musée, où se fera le jugement devant Caïphe et Pilate ; les acteurs y répètent encore.
Nous regagnons les chaises où se presse une foule élégante. Citons entre autres : Mme Lepel-Cointet et sa famille ; Mme la duchesse de Brioglie, présidente des conférences Chateaubriant ! Mlle Niel, Mme la baronne Baude, Mlle Marguerite Bois, secrétaire générale ; Mmes la duchesse de Guiche, comtesse de Bryas, baronne de la Rochetaillée, comtesses de Serais, de Marcy, de Quinsonas, Mlle de Tionvouloir, M. Alfred Rebeillaud, de l'Institut, et Mlle Rebeillaud ; MM. Welshinger, H. Gochta, Ch. Dielh et Delbos, de l'Institut, et Mmes Welshinger, Ch. Dielh et Delbos ; Mme et Mlle Cochin, les abbés Sertillanges, Chabot, de la Valette Montbrun, le R. P. Dom Besse. MM.Victor du Bled, Firmin Roz, M. et Mme Alfred Poizat, M. et Mme G. d'Esparbès, M. et Mlle de Nolhiac, M. et Mme Madelin, M. et Mme Gaston Deschamps, M. et Mlle de Nion, comte du Cor de Du>prat, comte de Guilhainçon, comte da Rabar, M., Mme et Mlle de la Tourasse, M. et Mme Gailly de Taurines, Mme et Pépin-Lehalleur, Mlle Sordet, etc..,.

Le mistère de la Passion


M. de la Tournasse nous dit d'abord quelques mots sur le spectacle qui va être être présenté. Le mistère de la Passion date du milieu du XIV e siècle et a pour auteur Arnaud Gréban, de Rouen ; plus ou moins remanié il se répandit sur la France entière, et la bibliothèque de l'Opéra conserve la maquette du décor, encore en usage au XVIe siècle, lors de la représentation de Valenciennes.
Il est très important, car c'çet le mistère type. De lui ont dérivé tous les autres misères français et celui d'Oberemengau n'a pas d'autre origine.
Beaucoup plus vaste autrefois, puisqu'il partait de là Création et dé la chute des mauvais anges pour s'achever à la Pentecôte, il se jouait en quatre journées, de l'aube au coucher du soleil. Les représentations données par la confrérie de la Passion avaient lieu en plein air. La. scène représentait côte à côte les diverses mansions où évoluait le drame. Les personnages, suivis du public, se déplaçaient de l'une à l'autre.
Cette simultanéité d'action donnait une vie intense et supprimait le décor.
Les costumes comme les mœurs étaient ramenés à l'époque de la représentation, sauf pour le Christ et les apôtres, gardant leurs costumes traditionnels.
Le mistère est donc une vision du grand drame de la Rédemption ramené à une optique contemporaine. C'est, nous dît M. de la. Tourasse, ce que M.Gailly de Taurines et lui ont voulu restituer en nous montrant le sentiment religieux du moyen âge dans toute sa spontanéité et sa candeur.
C'est donc une évocation des temps anciens soulignée par la musique des vieux maîtres à laquelle nous allons assister. Fait jamais reproduit depuis 1548, date de l'interdiction des mistères par le parlement de Paris.
Les auteurs ont dû, pour cela, réduire l'œuvre du vieux Gréban aux nécessités modernes, la recomposer en entier sur d'authentiques fragments « pour en dégager les perles et les diamants de leur gangue et de leurs scories ».

La représentation

Ces explications terminées, la représentation commence par un chœur superbe, œuvre de M. de la Toiurasse. Les artistes de l'Odéon qui le chantent sont placés sur une galerie de la salle capitulaire et les
ruines répercutent ce superbe morceau ; l'effet est saisissant. Puis, deux hérauts en costume du XV' siècle annoncent à son de trompe le début du spectacle : d'abord le prologue, dans lequel le meneur , du jeu invite le public à assister au drame sacré dans l'esprit qu'il convient. Voici Satan, tout de gris babillé, clamant sa haine  d'éternel réprouvé. Il se juche sur une colonne dominant la scène et semble faire partie
des ruines mêmes. Le grand-prêtre Caïphe, les Scribes et les Pharisiens viennent en suite complotant la mort de Jésus. Un chant éclate soudain, le Christ paraît sur un âne, suivi de fidèles, portant des palmes : c'est le tableau des Rameaux ; puisles Pharisiens s'approchent et nous revivons la parabole du denier. C'est enfin la Cène, fidèlement reconstituée de l'Evanfile, à laquelle nous assistons. L'Eucharisie," tableau superbe que soulignent encore les chœurs ; Judas préparant sa trahison, pendant qu'à côté, Satan le pousse au crime. 
Les acteurs, passent ensuite à la " mansion " voisine où, dans un cadre de ver dure, se déroule la scène du Jardin des Oliviers : Marie supplie son fils de lui épargner les souffrances qu'elle ressent.
L'agonie de Jésus, scène, superbe, d'un réalisme poignant, que le vieux français renforce encore, est admirablement rendue.
Au moment où le Christ accepte le sacrifice, saint Michel paraît dans, l'arceau d'un vitrail ; ce tableau est digne d'une page de missel, d'autant qu'à cet instant le ciel momentanément couvert se diégage et un nimbe d'or vient envelopper Jésus.
L'action se poursuit scrupuleusement et cette partie du spectacle s'achève sur l'arrestation du-Christ par les « archers » de Pilate. On l'entraîne chez Caïphe, les spectateurs salivent.
La scène se transporte alors devant le musée de l'abbaye et, debout sur une pelouse déclive, nous assistons au jugement de Caïphe et à celui de Pilate à la flagellation, l'jEcco Homo et au reniement de Pilate dispute Jésus à la rage des Juifs et finit par céder sous la menace de perdre sa place.
Cette scène est splendide de réalisme et combien jusite, combien, de tous les temps, le vieux-français avec sa truculence en renforce encore la saveur; elle est magnifiquement rendue par M. Bouamy.
Pilate se méfie « De ces Juifs tant déloyaux, « Qui sont plus venin que crapauds. » Il cède cependant et Jésus, que brutalisant des bourreaux au justaucorps rouge est chargé de sa croix et emmené au supplice au milieu d'archers. Au passage, Simon le pyrénéen l'aide à porter sa croix et Véronique essuie le visage divin.
La procession gagne la chapelle à tra vers les ruines, et, dans ce cadre grandiose,, elle provoque une indicible émotion.
Nous nous retrouvons à notre emplacement du premier acte, mais face à l'autel, voilé d'une draperie. Le cortège passe, tandis que les chœurs viennent souligner la grandeur de la scène.
Puis ce sont les Pharisiens et Judas qui leur clame l'horreur de son forfait. Ce personnage est tenu par M. Desfontaines, qui rend avec un art saisissant le désespoir du damné appelant à lui Satan. La Désespérance, fantôme sombre, vient en personne et pousse au suicide Judas, qui se pend.
Le rideau s'ouvre alors, nous montrant à l'emplacement même de l'ancien autel, le Christ en croix, entre les deux larrons. Marie, mater, dolorosa, et le disciple aimé se tiennent aux pieds du Crucifié tandis que se déroule la scène du sacrifice suprême. Des chœurs se mêlent aux paroles iu Christ pour donner à cet ensemble un caractère d'admirable grandeur. Et Jésus expire, tandis, qu'un  archange à l'armure dorée annonce aux hommes l'ère nouvelle.
Le rameur du jeu, suivant l'usage, remercie lie public de sa pieuse attitude, et le mistère se termine au milieu d'une longue ovation.
Adressons toutes nos félicitations aux auteurs et aux interprètes. M. Grétillat a joué le rôle du Christ avec une onction et une majesté parfaites, cependant que M. Desfontaines incarnait le rôle difficile et ingrat de Judas avec un impressionnant réalisme. Mme Briey fut une Notre Dame délicate et tendre et nous émut vivement idanis la scène du Calvaire.
M. Bourny, enfin, a détaillé avec un ait partait le rôle si vivant et si puissant de Pilate.
Félicitons encore M es Grumbach, Barat, Neitih Blanc, Magdeleine André, Herlaud, Yriex et Barsange, ainsi que MM. Vargas, Couvelaire, Campana, Pouget, et».

Le retour

Nous regagnons le fleuve et, à six heures, le Boeldieu largue son corps mort. A la chaleur de l'après-midi a succédé une délicieuse fraîcheur et la Seine majestueuse, dorée par les rayons du soleil qui se couche derrière la falaise crayeuse, reommence à dérouler pour nous son prestigieux décor.
L'heure est infiniment douce, l'air très léger, et les passagers se pressent à l'avant, attendant le dîner.
Mais voici qu'à l'arrière, Dom Besse reprend sa causerie du matin et nous conte l'histoire de l'abbaye dont les tours s'estompent à bâbord arrière, dans la verdure.
Adossé à la machine, dont il domine le bruit, il évoque les diverses phases de la vie de l'abbaye à la période franque, au moyen âge et jusqu'à la Révolution.
Epoques de grandeur au temps de Chartenagne et du duc de Bavière, légende des « Enervés » dont il fait justice, heures sombres au temps des invasions normandes où Jumièges fut abandonnée trois quarts de siècle. Sa phase de décadence du XVe siècle et sa rénovation par Philippe de Luxembourg. Puis, la protection de Louis XIII et son organisation jusqu'en 1790, période durant laquelle l'abbaye fût une pépinière d'apôtres.
Nous voyons les moines modifier leur régime intérieur pour lutter contre la Commande et s'organiser en congrégations qui les rendent plus forts pour leur rôle nouveau si elles leur font perdre leur autonomie et leur caractère provincial.
Avec Dom Besse nous concluons que ces abbayes sont des joyaux qu'il faut pieusement conserver, parure inestimable de notre sol. Nous le remercions de nous avoir fait connaître ces moines d'autrefois, constructeurs de la France et dévoués collaborateurs de nos princes.
Tout en écoutant Dom Besse des comparaisons nous viennent à l'esprit : notre moderne vapeur suit la même voie qu'autrefois les drakkars normands. Les envahisseurs furent civilisés par les ancêtres spirituels du moine qui nous parle et qui, comme eux, cherche à arracher la France moderne à la barbarie révolutionnaire.
La nuit se fait peu à peu, les feux s'allument : c'est Rouen.
Nous regagnons Paris en félicitant en core MM. de la Tourasse et Gailly de Taurine d'avoir ressuscité pour nous l'antique chef-d'œuvre. Réitérons aussi nos compliments aux conférences Chateaubriant pour avoir mené à bien ce programme remarquable. Cette fois encore elles, ont bien travaillé pour la cause de la culture française.

PAUL DE PRADINES.

On l'auta deviné, cet article est de l'Action française.