Par Laurent QUEVILLY.

En juin 1786, La Mailleraye attendait Louis XVI. Des frais considérables furent engagés pour préparer son passage de la Seine. Voici le bac le plus cher de l'histoire du fleuve...

Les Français, et parmi eux nombre de Normands, avaient pris une part à active à l'Indépendance des Etats-Unis. Aussi craignait-on des représailles de Messieurs les Anglais. Les conseillers de Louis XVI suggéraient un renforcement de notre Royale et des défenses du port de Cherbourg. En juin 1786, Louis XVI, qui n'avait jamais vu la mer et n'était guère sorti d'île de France, si ce n'est pour se faire sacrer à Reims, décida d'inaugurer le chantier au terme d'une excursion en Normandie. La faim souvent au ventre, la population accueillit la nouvelle avec enthousiasme, espérant quelque manne au passage du cortège royal.

Il passera par ici, il repassera par là...


Le monarque devait partir le 21 juin pour aller à Cherbourg par Evreux et Caen. Puis revenir par Honfleur le 27 d'où il prendrait le bateau pour se rendre au Havre et se diriger ensuite sur Yvetot, Rouen et Gaillon. Arrivée à Versailles le 29 à 15h30. Mais si toutefois la mer était démontée, prendrait-on le risque d'exposer le monarque ou du moins de l'incommoder, certes non. Un plan B prévoyait que le roi franchirait la Seine à La Mailleraye.



Ce premier voyage officiel en province mit les fonctionnaires royaux en émoi. D'abord parce que les routes étaient en fort mauvais état. D'importants travaux s'imposaient donc de toute urgence.
En prévision du passage de la Seine à la Mailleraye, l'intendant général avait, demandé au commissaire des classes, à Rouen, quel secours il pourrait attendre de la Marine pour remplir le service personnel du roi. Il n'y avait alors à la Mailleraye qu'un petit canot appartenant à la marquise de Nagu et un modeste bac dans lequel une seule voiture pouvait entrer et qui n'exigeait pas moins d'une heure pour faire le service aller et retour d'une rive à l'autre.

Les préparatifs


On conçoit que l'intendant estimât ces moyens par trop insuffisants. Il y avait bien à La Mailleraye des charpentiers de navires qui venaient de procéder au lancement de plusieurs unités. Mais le temps pressait. Le commissaire des classes offrit de faire ponter à la hâte deux bateau plats, l'un pour servir à la personne du roi, et l'autre pour les voitures de la suite. M. de Villedeuil accepta cette proposition.


Malheureusement il ne se trouvait alors dans le port de Rouen que des bateaux marnois de cent pieds de long sur vingt de large. C'était beaucoup trop grand, mais à défaut d'autres, mieux appropriés, il fallut bien se contenter de ceux-là. Deux de ces bateaux, l'un appartenant à un nommé Hayet, de Pitres, et l'autre à un charpentier de Rouen, furent alors arrêtés et saisis au nom du service du roi. Il ne restait plus qu'à les orner. On fit venir à cet effet tous les ouvriers nécessaires, tapissiers, menuisiers, peintres. L'un des bateaux fut, notamment transformé en un appartement élégant, décoré avec goût et même munificence. Des machines pour passer en ligne droite d'une rive à l'autre en deux minutes et demie y furent adaptées. Deux câbles de 220 brasses de longueur traversaient le fleuve et étaient soutenus de distance en distance par des chaloupes mouillées. Chaque câble, solidement amarré par les deux bouts, passait entre des montants placés aux extrémités, et, au centre, revêtus de cylindres roulants pour empêcher, tout frottement en même temps que maintenir le bateau dans sa ligne droite contre l'effort du courant. Enfin deux fortes cordelles tendues sur les deux bords de la rivière servaient à faire aller et venir les bateaux à bras d'hommes.
L'embarquement et le débarquement n'auraient pu se faire, toutefois, qu'à marée haute à cause des vases qui se découvraient lorsque le flot se retirait.

Faux bond


A Rouen, les préparatifs ordonnés par l'Intendant furent grandioses.
Le voyage approchait et voici ce que rappelait Le Journal de Rouen du 21 juin : "Si le temps le permet, le Roi s'embarquera à Honfleur pour passer au Havre, sinon, il trouvera des chevaux disposés sur le passage de la Mailleraye pour faire le trajet par terre. Si Sa Majesté préfère de la faire par eau, une gabarre est préparée à cet effet et c'est M. de la Touche qui doit la commander."
Louis XVI ne passa jamais la Seine à La Mailleraye. Mais les mariniers Hayet et Baron, à qui on avait pris les deux bateaux, avaient été, de ce fait, réduits à la misère.

Ardoise salée


Nous trouvons, à ce sujet, une lettre de M l'abbé Godé, curé de Pitres, implorant pour son paroissien la bienveillance de l'intendant général. « Hayet, dit le bon curé, est dans la plus malheureuse situation. Depuis le mois de juin il est sans occupation. Il avait pris des engagements pour des transports de matériel pour lesquels on veut lui faire de la peine. Il avait contracté des engagements de paiement à terme qu'il n'a pu satisfaire et qu'il n'a pu payer, parce qu'il n'a pu travailler. Il estime son bateau à 1,200 fr. »

Baron ne se trouvait pas dans une situation meilleure. Il avait acheté son bateau 800 l. Il le destinait au service des diligences de Rouen à Paris et aux transports de sels et de marchandises pour lesquels il avait dépensé 300 l. En outre, il lui en avait coûté encore 100 l. pour le mettre en état de recevoir le roi.
Après bien des pourparlers, on convint de donner à Hayet 1.050 l. et à Baron 907 l. Les frais d'achat, d'installation et de décoration des deux bateaux étaient revenus à 10,625 l.; quelque temps après, on les revendait pour 5,625. Avec les autres frais supplémentaires, on avait dépensé, pour le passage du roi à La Mailleraye, passage qui n'avait pas eu lieu, 16,1481. et le chiffre total des frais occasionnés dans la, Généralité de Rouen pour le voyage de Louis XVI se trouvait élevé à 66,272 l.



Source

P. Duchemin, La Normandie littéraire, 1901.
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