Mercredi, vers huit heures et demie du soir, un
sinistre épouvantable a mis en émoi tous les
habitants de la commune de Guerbaville-la Mailleraye.
Le bateau à vapeur l'Impératrice,
de la compagnie du Touage, qui était mouillé en
face du chantier de constructions de M. Lefranc, a fait explosion au
moment où il allait se mettre en route. Le
commandant de ce bateau, M. Coquin, qui se trouvait
à cet instant sur la passerelle pour faire
exécuter la manœuvre, ainsi que le
mécanicien, M. Boisset, et trois chauffeurs,
nommés Delaville, Lebreton et Maréchal ont
été victimes de cette explosion. Sur les hommes
qui formaient l'équipage du bateau à vapeur. 8
seulement ont échappé à la mort, un de
ces 8 hommes a eu trois doigts d'une main mutilés. Les
autres n'ont que des contusions sans gravité.
Les huit hommes qui ont échappé à cet
affreux événement doivent leur salut au capitaine
et à l'équipage d'un vapeur Express, et
à l'équipage d'un chaland qui se trouvaient tout
près du lieu du sinistre. Ces dignes marins, ont
été assez heureux, pour arracher
à un péril certain les
naufragés qui se cramponnaient à l'avant de l'Impératrice,
soutenue à la surface de l'eau, mais qui disparut
quelques minutes après le sauvetage
effectué.
M. Lefranc, constructeur aidé
par quelques ouvriers, était bien vite monté dans
une Embarcation pour courir au secours des hommes
en péril, puis il les emmena chez lui pour
leur donner tous les soins nécessaires.
Un pilote de Quillebeuf se trouvait à bord de l'Impératrice,
mais, grâce à son sang froid, il s'est
retiré sain et sauf puis, aidé par
le syndic des gens de mer de la Mailleraye, il s'est
empressé de faire soigner les blessés. A neuf
heures el domie, M. Pasquet, médecin, et M. Lemercier,
pharmacien, accourus à la hâte, avaient
terminé de donner les secours qui pouvaient être
utiles.
Quant aux cinq malheureux, victimes de cette catastrophe, ils, ont
été engloutis avec le navire.
L'explosion a été si violente, que toutes
les maisons des environs ont été
ébranlées comme par l'effet d'un tremblement de
terre. Une maison occupée par M.
Lefranc et son atelier de forge ont
été endommagés. Des morceaux de
tôle et de fer ont sauté à plus
de 400 mètres. Dans la forge de M. Lefranc, on a
trouvé un morceau de tôle qui pesait au
moins 50 kil., qui a brisé la toiture et
démonté la forge complètement. On a
aussi trouvé des morceaux de bois et de
fer à plus de 600 mètres
Il est impossible de se figurer la rapidité de ce
désastre. Au bruit de l'explosion, on a
vu immédiatement l'arrière du navire
s'engloutir, brisé en morceaux, ainsi que la
machine, et, quelques minutes après,
l'avant, qui s'était mâté
debout, disparaissait aussi.
Le peu de boiserie qui se trouvait dans ce bateau en fer a
surnagé à la surface de l'eau, mais en
informes débris.
En quelques minutes, toute la population de la Mailleraye
était sur le hord de la, Seine, mais elle n'avait
qu'à constater cet affreux malheur sans pouvoir y
porter aucune aide. M. le maire de la Mailleraye s'est rendu avec
empressement sur le lieu du sinistre, où il
a prescrit toutes les mesures nécessaires.
L'explosion
s'étant produite à l'arrière du bateau, les hommes qui étaient occupés
à lever l'ancre sur l'avant ont été préservés, ainsi que le pilote qui
se trouvait avec eux.
Le petit mousse, qui se trouvait près des tambours, a
été lancé à 10 ou 12 mètres à
l'avant, et grièvement blessé..
La
violence de l'explosion a étételle que les tuyaux des deux cheminées
ont été projetés en l'air à perte de vue. On ne sait pas où ils sont
retombés. Les débris du navire ont été lancés jusque dans l'intérieur
du village de la Mailleraye. Une plaque de tôle est tombée sur la
maison d'un maréchal ferrant, elle a troué la toiture, le plancher de
l'étage, et est tombée au rez-de-chaussée sur l'enclume, sans blesser
personne..
La pièce de fer sur laquelle se frappe l'amarre de
remorquage, du poids de 60 kilogrammes environ, a été lancée à plus de
200 mètres, au pied d'un peuplier qu'elle a presque déraciné, et s'est
enfoncée en terre à une profondeur d'un mètre environ. On a trouvé des
débris jusque vers l'église de la Mailleraye, qui est à plus d'un
kilomètre de la Seine.
Tous les blessés ont été débarqués
à la Mailleraye, où ils sont entourés de tous
lés soins possibles.
Jusqu'à
présent, on n'a encore retrouvé que trois cadavres, des
cinq infortunées victimes de l'explosion de l'Impératrice qui
a eu lieu mercredi dernier à la Mailleraye. Le maître
mécanicien Delaville et le mécanicien Le Breton ont
été trouvés dimanche et inhumés hier.
Aujourd'hui a eu lieu l'inhumation des restes du malheureux Coquin,
dont le corps a été retrouvé hier. Ces trois
cadavres étaient restés au fond de l'eau, à peu de
distance du navire coulé. M. Godeaux, directeur de la Compagnie
du louage, est venu en personne conduire ces infortunés à
leur dernière demeure. On s'occupe activement des mesures
à prendre pour retirer les débris du navire ; c'est
alors seulement qu'on pourra avoir quelque certitude sur la cause de
cette catastrophe.
Journal de Honfleur : La Compagnie de touage et transport de la Seine, de Conflans à la mer, vient d'ouvrir une souscription en faveur des familles des victimes de la catastrophe de l'Impératrice. La Compagnie s'est inscrite en tête de la liste pour une somme de 4 000 fr.
NB: Ce remorqueur avait été construit chez Marshall, à Liverpool, Dans une premier temps, la cause de l'explosion ne fut pas déterminée. On pensa à un abaissement du niveau de l'eau suivi d'un projection d'eau sur une paroi surchauffée. Mais la Justivce coulut s'en assurer...Cour impériale de Rouen
POURSUITES CONTRE LE DIRECTEUR DE LA COMPAGNIE
Le 12 juillet 1865, une épouvantable détonation se faisait entendre en Seine, devant la Mailleraye. C'était la machine du remorqueur l'Impératrice,
de la compagnie du louage, qui éclatait tout à coup,
tuant cinq hommes de l'équipage ; puis le navire s'abîma
dans le fleuve, et le reste des marins qui le montaient n'eurent que te
temps de chercher dans les barques d'un bateau voisin un refuge
contre la mort.
Les autorités maritimes, aussi bien que les autorités
judiciaires, procédèrent à une information
minutieuse pour découvrir la cause de !'explosion. Il apparut
que la machine avait, toujours été bien tenue, qu'elle
était dans d'excellentes conditions, que les mécaniciens
étaient d'une capacité reconnue, qu'aucune faute ne
pouvait leur être reprochée. Quant au remorqueur,
c'était un magnifique bâtiment, de qualités de
navigation incontestables. La responsabilité du sinistre ne
pouvait donc être mise au dompte d'aucune imprudence humaine. Il
y avait eu quelqu'une de ces causes mystérieuses dont on ne
voit que les effets, et dont l'homme n'a pas encore surpris le secret.
Mais
la justice crut reconnaître l'existence de plusieurs
contraventions; et sans nullement leur attribuer pour
conséquence le sinistre, dont elle dut renoncer à
connaître la cause, elle les poursuivit vigoureusement. D'abord
les autorités maritimes pensèrent que le commandement du
bord avait été abandonné par le capitaine inscrit
sur le rôle en cette qualité. Le tribuna1 maritime a
condamné, en conséquence, cet officier à quinze
jours de prison et à une interdiction du commandement pendant un
an.
La répression ne
s'arrêta pas là. La loi de 1806 punissant d'une amende de
500 à 2,000 fr. tout armateur ou tout directeur d'entreprise qui
confie le commandement de son navire à un individu qui n'est ni
capitaine ni maître au cabotage, le parquet du Havre
procéda à une enquête dans laquelle un certain
nombre de matelots affirmèrent avec le capitaine que le
véritable commandant du navire était un matelot
nommé Coquin, et que si quelqu'un lui avait
désobéi à bord, quel que fût. son grade
officie l; aurait été immédiatement
congédié.
S'appuyant sur ces
dépositions, le Tribnnal correctionnel du Havre condamna
à 2,100 fr. d'amende M. Godeaux, directeur de la Compagnie du
Touage, par lequel avait été armée L'Impératrice.
M. Godeaux a interjeté appel de ce jugement.
Me Frere a présenté sa défense devant la cout. Etait-il prouvé, selon lui, que l'autorité à ce bord appartînt à Coquin ? Sur sept matelots entendus, quatre affirment que non et soutiennent que le capitaine avait confirmé son rang. Sans doute, ils ajoutent que Coquin était l'homme de confiance, le subrécargue, en quelque sorte, de la compagnie. M. Godeaux le reconnaît. C'était Coquin qui engageait les capitaines des bateaux à remorquer, qui faisait les comptes et s'occupait seul de la partie financière et commerciale. Mais l'autorité maritime était restée tout entière au capitaine. Fallût-il admettre le contraire, la culpabilité de M.Godeaux ne serait encore nullement démontrée, car rien ne prouverait qu'il fût l'auteur de l'usurpation relevée à la charge de Coquin. Cet homme a pu empiéter sur les attributions du capitaine sans que le directeur de la compagnie le lui ait conseillé.
L'intérêt
même de la compagnie, qui ne fait pas assurer ses bateaux,
l'engage tout particulièrement à redoubler d'attention
daus le choix des hommes qui les commandent. Un capitaine lui
présentait des garanties toutes particulières auxquelles
il n'est certes pas présumable qu'elle eût si facilement
renoncé. Jamais le capitaine ne s'est plaint. M. Godeaux n'a
donc pu savoir si Coquin usurpait ses fonctions. Dans tous les cas, le
maximum de la peine ne pourrait pas être maintenu par la cour.
Après le réquisitoire de M. l'avocat général Martin, qui a demandé la confirmation du jugement, la cour a mis l'affaire en délibéré et rendu un arrêt par lequel elle a prononcé l'acquittentent de M. Godeaux et la décharge de toutes les condamnations prononcées contre lui.
Petit Journal, Journal du Havre, Le Constitutionnel, 15 juillet 1865
Charles Villemaître, La Liberté (compte-rendu d'audience), 18 juillet 1866.