Etranglé comme un vulgaire lapin, le crâne fracassé à coup de bâton à clou. tel fut le sort d'un pauvre jardinier de Varengeville. Mais que s'est-il vraiment passé près de la roulotte des Masson ?...

6 février 1900. Il gèle à pierre fendre. Théophile Quibel, ouvrier à la filature chez Prévost, à Villers-Ecalles, se rend de bon matin à son travail. Dans le chemin qui descend de Varengeville, il est cinq heures et demie quand il découvre, étendu dans le fossé, le corps d'un homme. Il a le visage couvert de sang et le cou entouré avec un de ces fils de cuivre dont les braconniers font des collets à lapins...

Quibel prend la victime à bras le corps et la transporte avec peine au champ bordant la route. Alors, sans réveiller la basse-cour, il s'en va chercher un botte de paille dans la ferme Delahaye puis couche l'inconnu sur cette litière improvisée. Mais il est pressé, Quibel. Chez Prévost, les retardataires ne sont pas le bienvenus. Alors, il repend sa route...

Un heure plus tard, Arthur Foloppe, un maçon de Varengeville, se rend lui aussi au travail à Villers-Ecalles. Quand il fait la même découverte. Mais sur sa botte de paille, l'homme est mort. L'artisan a moins de contraintes horaires que l'ouvrier. Foloppe va frapper à toute volée sur la porte d'Emile Delahaye qui court chez le maire, Jean-Baptiste Séchet. Lui s'en va chercher Hippolyte Devé, le garde-champêtre tandis qu'un homme part à bride abattue alerter les gendarmes de Duclair.

Au Trou-Moulinié, Séchet reconnaît aussitôt le malheureux pour l'un de ses administrés. C'est Théodule Margas, quarante-huit ans. Père d'un garçon de 14 ans, Epoux de Hyacinthe Julia Dacher, Margas habitait le hameau du Bourg-Joly, près du château de Mme Dieusy où il était ces derniers temps jardinier. Auparavant, il avait été lui aussi ouvrier de filature, comme ses parents...


En face du Trou-Moulinié, le maire et le garde-champêtre remarquent à l'entrée d'un champ une roulotte semblable aux cabanes qu'utilisent les bergers dans la plaine, mais en plus grand. Elle était plantée là depuis deux jours et deux Varengevillais y dormaient : les Masson père et fils, vivant, paraît-il, de la fabrication de balais. 

De l'entrée du champ jusqu'à la roulotte, Séchet releva des traces de lutte, de larges plaques de sang. Le sol était piétiné et à terre on ramassa la casquette et la pipe de Margas.

Les Masson prétendirent tout d'abord ne rien savoir, mais, pressés de questions, ils finirent par donner leur version. La veille au soir, vers 10h, ivre, Margas était venu retirer les morceaux de bois qui maintenaient leur roulotte à l'horizontal afin de la faire chavirer. Il aurait alors proféré des insultes et, pour l'éloigner, les Masson l'auraient légèrement frappé, le fils d'un coup de bâton, le père d'un coup de poing. Le fils aurait encore donné quelques volées de bois vert pour éloigner Margas qui, finalement, les laissa tranquilles. Après quoi, il ne seraient plus soucié de lui.

Or Margas passe pour un très honnête ouvrier sur lequel on fournit les meilleurs renseignements, vivant paisiblement au hameau de Bois-Joli avec sa femme et son enfant. En revanche, les Masson sont de dangereux braconniers plusieurs fois condamnés.

Après avoir transporté le corps de Margas dans la grange de Delahaye, Devé, le garde-champêtre, retint les deux hommes en attendant les gendarmes. Ceux-ci arrivèrent à 10h. Ils passèrent les menottes aux Masson et la porte d'un four se referma sur eux.

Venu de Duclair, le Dr Allard constata sept plaies à la face et aux tempes du cadavre produites par un objet contendant. Le fil enroulé autour de son cou était la signature des Masson. Mais Margas était-il vraiment mort de cela. Cette nuit passée dans le froid, ce Quibel qui l'abandonne alors qu'il avait peut-être encore un souffle de vie... 

Arriva le sieur Becquet, juge de Paix, qui procéda aux constatations légales. Puis les plaques de sang furent recouvertes de planches. A six heures du soir, on conduisit enfin les Masson à la maison de sûreté de Duclair, poursuivis par les huées des curieux accourus à la ferme Delahaye.

La nuit, la famille de Margas veilla son disparu tandis que sur le lieu du crime, seul, resté attaché à une roue de la roulotte, un petit chien blanc hurlait à la mort.

Le procès

Quand, le lendemain, vint le parquet de Rouen, Breul, le juge d'instruction et Beauvais, substitut, ne purent que corroborer l'enquête réalisée par leurs devanciers. Les Masson furent incarcérés à Bonne-Nouvelle.

Leur procès s'ouvrir le 19 mai suivant. Et là, la relation des faits diffère des premiers articles de presse comme c'est souvent le cas. Car c'est ensemble que Quibel et Foloppe auraient transporté le corps de Morgas près d'une haie alors qu'il lui restait un souffle de vie. Il mourut durant ce transport. Ce n'est donc pas la même histoire.

L'examen médical révéla cinq plaies graves dont une, occasionnée par un bâton muni d'un clou, avait perforé le crâne et entraîné la mort. Recherchée sur les lieux du crime, l'arme du crime ne fut jamais retrouvé.

Frédéric Masson le père, est né en 1854. Son fils Emile en 1884. Tous deux son nomades, vagabonds, mal famés. Frédéric Masson s'est marié en 1879 à Saint-Riquier-ès-Plains avec Sara Grémont. Lorsque son fils est né à Varengeville, Masson était journalier et habitait au hameau de Haredon. Aujourd'hui, la famille Masson n'a pas de domicile fixe. Père, mère, fils et fille vivaient tous dans cette roulotte à bras. Sans moyen d'existence. Le père, voleur et braconnier, a vingt-trois condamnations portées au casier judiciaire : délit de chasse, rebellion, menaces de mort, vols. En 1890, il a tiré un coup de fusil sur le propriétaire de la chasse où il tendait des collets. Rencontrant plus tard son épouse, il lui lança : "Il m'a dérangé ! Qu'il prenne garde à lui, la prochaine fois je le tue !"

Le fils, lui, a échappé à la justice. On le dépeint comme un bambin assez intelligent mais plein d'avenir dans la maraude. 

Les explixations du père ? La roulotte sétait établie le soir dans un champ bordant la route et, comme d'habitude, il avait fallu l'étayer à l'aide de quatre fourches en bois. Vers sept heures, la nièce de Masson vint le voir, on but, on chanta. Puis le fils raccompagna sa cousine. A son retour, on alluma le fourneau portatif sur lequel se faisait la cuisine. On allait y placer la casserole destinée à la soupe quand tout à coup la carriole basucla et le réchaud tomba. Mère et fille furent renversés, le feu prit aux vêtements des uns et des autres. Le fils Masson sortit vaille que vaille des décombres et aperçut un homme, rôdant aux environs, qui venait d'enlever les perches. Il poursuit aussitôt le mauvais plaisant, le frappe d'un coup de perche. Le père Masson arrive, continue de frapper. Morgas finit par tomber. Ils le lient avec une corde et un fil de fer et le laissent là dans le champ alors qu'il perd déjà son sang.

— Mais pourquoi avez-vous pris cette sauvage précaution ?

—Pour nous assurer de son identité. Nous voulions qu'il ne se sauve pas !

— Mais vous l'aviez bien reconnu, voyons ! 

— Non, nous ne le connaissions as !

— Comment ! Morgas était employé chez Mme Dieuzy, et il avait déjà eu affaire à vous pour un délit de chasse !

— Alors, nous ne l'avons pas reconnu...

Qu'ont-ils fait ensuite. Vers 9h, ils sont allés chez le frère de Masson père et chez un nommé Duboc pour les prier de les aider à redresser la roulotte. Refus. Seul un voisin, Langrenay, accepte. Langrenay trouva Morgas dans le plus piteux état. Il insista et l'on enleva ses liens. La voiture fut relevée et c'est alors que l'on porta sur la route le malheureux Morgas, geignant, perdant toujours beaucoup de sang. 

Après Warther, gendarme de Duclair qui a enquêté sur place, on écoute Langrenay, ouvrier à Varengeville de son état. Il n'a vu nulle trace de brûlure sur les vêtements des accusés. S'il a obtenu que la victime soit déliée, Langrenay n'a pas réalisé la gravité de son état. 

— Quand je lui ai demandé son nom, il a répondu par des gémissement et murmurait à peine non nom.

— Si vous étiez intervenu plus efficacement, s'agace le président, on eut peut-être sauvé Margas !

Emile Delahais, 35 ans, est le cultivateur qui habite près du lieu du crime. Vers 9h et demie, il a entendu du côté de la roulotte une discussion où dominait la voix du père Masson puis des cris. "Aïe ! Aïe !" Comme si quelqu'un recevait des coups. Puis silence. Vingt-cinq minutes après, nouveaux cris, nouvelles menaces. Cette fois, on entendait surtout Masson fils : "Ah ! Ah! Tu ne te tais pas, je vais descendre pour t'astiquer encore !"

Delahais ne se préoccupa pas plus de ces cris pourtant inquiétants. Sa déposition ne nous dit pas si, au matin, ce sont deux hommes et non pas un qui vinrent frapper à sa porte.

Voisin, ouvrier de filature, avait quitté Margas à 9h. Non, il n'était pas ivre. Il s'en retournait tranquillement chez lui. Bersoult, lui aussi ouvrier, confirme. 

Enfin Quibel et Foloppe sont entendus. Mais on ne sait le contenu de leur déposition. Etaient-il ensemble lorsque fut découvert le corps de Margas ? C'est manifestement la bonne version...

L'accusation s'interroge. Margas aura été entraîné dans le champ par Masson. Ou plutôt Margas a dû être surpris par une attaque subite. Car il était vigoureux et si une lutte s'était engagée à la loyale, il ne fait aucun doute que Margas aurait pris le dessus. En tout, cas, il est improbable que le doux jardinier se soit amusé à ôter les perches pour faire cette mauvaise farce. Il était sérieux et bon. Et à jeûn. Le père Masson, après l'agression, aura organisé toute cette mise en scène. Pourquoi aller chercher des tiers pour redresser une roulotte alors qu'il aurait pu lui-même la relever, sinon pour faire constater un savant désordre.

Danguy, substitut du procureur général, soutient l'accusation, Me Leheu défend le père Masson, Chardin le fils. Le jury répond par l'affirmative à toutes les questions mais épargne le fils qui est acquitté. Il ira cependant en maison de correction jusqu'à sa vingtièreme année. En revanche le père Masson écoppe de huit ans de travaux forcés. L'interdiction de séjour lui est toutefois dispensée. Si toutefois il revient un jour de Cayenne...

Epilogue
Le fils de la victime, Stanislas Théodule Margas fera toute la guerre de 14-18, d'abord dans la campagne contre l'Allemagne puis sur le front d'Orient. Il fut promu brigadier sur le front le 15 septembre 1914 et termina la Grande guerre au sein des tirailleurs sénégalais. Il était contremaître maçon de profession. Il fut deux fois marié. En 1914 à Déville-lès-Rouen avec Geneviève Hauguel, en 1920 à Bondeville avec Marguerite Parmentier.

Sorti de la maison de correction en 1904, Emile Masson fut deux fois dispensé de service militaire pour faiblesse de constitution et jugé bon en 1907 par le conseil de révision de Duclair. Incorporé dans l'infanterie, il fut renvoyé dans ses foyers avec un certificat de bonne conduite. On le rappela pour une période d'exercice en 1910. Mobilisé le 4 août 1914, il mourut le mois suivant dans l'ambulance de Bouffignereux des suites de ses blessures de guerre. Son nom figure sur le monument aux morts de Varengeville.

SOURCES

Le Temps, 8 février 1900. La Justice, le Journal de Rouen.