Par Laurent Quevilly
L'homme d'affaires venait des Vieux, à Saint-Paër, où il était l'associé d'Auguste Baudouin. En 1865, son suicide en Bretagne et celui de sa compagne intriguèrent enquêteurs et journalistes. Cold case...

Tout commence le 3 janvier, lorsque deux silhouettes franchissent le seuil d’un hôtel de la rue Saint-Benoît. Lui, un homme de soixante ans bien sonnés, porte un costume élégant qui trahit une distinction certaine, malgré les rides profondes creusées sur son visage. Elle, plus jeune de quelques années, affiche une allure plus modeste, presque effacée, comme si elle cherchait à se fondre dans l’ombre de son compagnon.
Depuis leur arrivée, ils restent cloîtrés dans leur chambre. Au dîner, au déjeuner, on leur avait monté des plats simples, jusqu’à ce soir du 4 où ils commandent un dîner plus raffiné. Presque festif...
Macabre découverte
Le lendemain, à une heure où le silence règne dans les couloirs de l’hôtel, un malaise s’empare du jeune gérant, Adolphe Soubiates. Depuis hier soir, aucun bruit ne filtre de la chambre des deux inconnus, pas un souffle, pas un murmure. Les coups frappés à la porte restent alors sans réponse et les appels répétés se perdent dans le vide. Finalement, ayant épuisé ses dernière hésitations, Soubiates ordonne qu’on enfonce la porte. Ce qu’il découvre alors le fige d’horreur.
Dans la pénombre de la pièce, l’homme est assis dans un fauteuil près de la cheminée, immobile, comme statufié dans une dignité macabre. Son costume impeccable contraste avec ses mains crispées, figées dans un dernier spasme. À quelques pas, la femme git sur un lit, étendue, ses traits étrangement apaisés malgré la rigidité de ses doigts serrés. Deux âmes éteintes, unies dans une fin qu’ils avaient manifestement choisie.
Deux pistolets chargés
L'alerte donnée, les autorités convergèrent rapidement vers cette scène funeste. Le commissaire Septlivres arriva le premier, suivi de près par le juge d’instruction Daniel, les substituts du procureur impérial et le docteur Le Moine, dont le visage blêmit à la vue des corps.
Sur une table on découvrit très vite un indice troublant : deux pistolets, posés côte à côte, accompagnés d’un simple papier blanc où l’on pouvait lire, écrit d’une main ferme : « chargé à balle ». À côté, quelques lignes griffonnées au crayon révélaient l’intention derrière ce drame. Cette mort, disaient-elles, était volontaire, mûrement réfléchie. Une somme de 233 francs, soigneusement laissée là, devait couvrir les frais d’hôtel et d’inhumation ; le reste, un maigre surplus, irait aux pauvres. Une dernière note, presque suppliante, exprimait leur foi en la miséricorde divine.
Mais les armes à feu n’étaient qu’un leurre. Le docteur Le Moine, en examinant les corps, estima que la mort remontait à huit ou dix heures. Aucun sang, aucune blessure par balle. L’hypothèse d’un poison s’imposa bientôt. Sur la cheminée, une fiole presque vide, ayant contenu du laudanum, semblait accuser les deux verres à vin posés non loin, au fond desquels scintillaient de mystérieux cristaux. Leur nature restait à déterminer, mais une autre découverte attisa les soupçons : dans les cendres du foyer, une seconde fiole, à moitié pleine d’une substance noircie par les flammes, gisait parmi les restes de nombreux papiers réduits en cendres. Que cherchaient-ils à cacher ?
Venus de Normandie
Qui étaient ces deux inconnus ? D’où venaient-ils ? Quelques notes d’hôtel laissaient entrevoir un périple en Normandie. Honfleur, Granville… des escales dans la dernière quinzaine de décembre, mais rien de plus. Leur identité demeurait une énigme, soigneusement effacée. Le linge de corps, dépourvu de toute marque, les papiers brûlés : tout portait la trace d’une volonté farouche de disparaître sans laisser de trace.
Dans les rues de Saint-Brieuc, les murmures allaient bon train. Était-ce une tragédie d’amour interdit ? Une fuite désespérée devant un passé trop lourd ? Ou un pacte scellé dans le secret d’une nuit sans fin ? Pour l’heure, le mystère restait entier, enveloppé dans le silence des deux corps froids, gardiens d’une vérité qu’ils avaient emportée dans l’au-delà.
La presse locale, comme l'Armorique, reprise aussitôt par les quotidiens nationaux, s'empare de l'affaire. Et commence à avancer des informations un peu plus précises : " un fragment de lettre de commerce ferait supposer que l’homme aurait été le gérant associé d’un M. Baudouin, fabricant de produits chimiques, à Les Vieux (Duclair) Normandie. Les deux cadavres ont été transportés dans la soirée à l'hôpital."
Difficile identification
L'Opinion nationale va donner un nom : "II s’est trouvé de passage en cette ville un inspecteur d’une compagnie d'assurances contre l’incendie, qui a reconnu le monsieur pour l’avoir vu, en 1846, à la tête d'une fabrique de produits chimiques à Les Vieux (Duclair), arrondissement de Rouen. Il était alors coassocié d'un sieur B... Son nom serait Justin Ayat. On ne connait pas le nom de la femme qui l’accompagnait. "
Transportés à l’hospice, les corps sont photographiés sur ordre du maire. La pratique n'est pas encore courante. Mais elle s'impose dans ce type d'affaire quand les victimes sont inconnues. Mais la presse semble particulièrement bien renseignée sur l'apparence physique des deux cadavres :
" Les traits de la femme, qui avait pu être bien (sic !), exprimaient une certaine douceur; ceux de l’homme étaient gros et d’une grande vulgarité. Sa face était remarquable par la dépression extraordinaire du front, large et fuyant en arrière. L’ensemble de ses traits indiquait un homme aux appétits matériels, un viveur selon l’expression commune.
" On pense généralement que le monsieur, à la suite de mauvaises affaires, serait venu, loin de son pays, mettre fin à une existence qu'il ne pouvait plus continuer dans ces conditions, et que sa compagne, qui s'était annoncée comme sa servante, à l'hôtel, se voyant vieille et sans ressource, n’aurait pas voulu lui survivre et aurait consenti à partager son sort. Leurs corps ont été inhumés dans le cimetière de Saint-Brieuc. "
Le profil des victimes
Alors, qui sont les deux victimes ? Ma famille les a bien connus car les Quevilly faisaient florès dans leur quartier. L'homme s'appelle en Bernard Justin Anicet Aillet. Au recensement de 1851, il habite bien aux Vieux avec le titre de manufacturier. Il a pour domestique Victorine Mabire, native de Fleury-la-Forêt, dans l'Eure, où son père était menuisier. C'est elle que l'on retrouve à Saint-Brieuc aux côtés de son maître, les mauvaises langues diront son amant. Elle a 53 ans au moment de sa mort.
En 1853, un incendie avait éclaté dans un moulin à huile appartenant au Vieux à Auguste Baudouin. Mais c'était côté Varengeville. Ce moulin était exploité par M. Casanave, négociant à Rouen, pas par Aillet. Lui, en 1861, est cependant qualifié de l" blanchisseur de tissus ", il vit toujours avec sa bonne. Au moment de sa mort, âgé de 68 ans, on le dit " gérant de fabrique ". Les enquêteurs savent qu'il est né à Montauban d'Antoine Aillet et Françoise Tierdebart. Ainsi s'acheva le voyage sans retour de ces deux curieux paroissiens de Saint-Paër qui, selon leurs dernières volontés; remirent leur âme à Dieu et quelques aumônes aux pauvres.
Laurent QUEVILLY.
SOURCE
L'Armorique, repris par le Journal de la ville de Saint-Quentin et de l’arrondissement, 13 janvier 1865
L'Opinion nationale
Recensement de Saint-Paër
Etat civil de Saint-Brieuc.