Jean Pierre Derouard

Le passage d’eau de Vieux-Port sur la Seine maritime

Les travaux d’endiguement de la Seine se terminent en 1853 dans la région de Vieux-Port. « L’un des résultats [de ces travaux] a été de rapprocher les deux rives, de les fixer et de faire disparaître les bancs et écueils qui rendaient autrefois impossible de la franchir. L’abordage est devenu facile sur une rive qui variait sans cesse par la corrosion des eaux et devant laquelle se formaient des bancs qui en rendaient l’accès impossible. [Ces travaux] ont rendu possibles des relations fréquentes entre deux contrées que séparait autrefois un obstacle infranchissable1. »

L’ingénieur Partiot fait donc en 1856 un pari sur l’avenir : le passage d’eau de Vieux-Port deviendra un grand passage.

Le passage reliant la Seine-Inférieure, Petiville, en rive droite, à l’Eure, Vieux-Port, en rive gauche, est interdépartemental2 : ses frais et ses éventuels bénéfices sont normalement partagés équitablement entre les 2 départements.

Le site

           La rive droite correspond à une rive convexe de méandre, plate et alluviale sur une grande largeur ; le passage donne sur une prairie, il n’y a aucune habitation près de la rive.

La rive gauche, rive concave du méandre, est un coteau assez abrupt ; le village de Vieux port s’est installé au pied de ce coteau, au contact avec une étroite bande alluviale.

Conditions naturelles

Après endiguement, la Seine est large de 420 mètres, c’est avec Quillebeuf le passage d’eau où elle est la plus large.

« Dans les gros temps, les vagues atteignent plus de 1,50 mètres » : ce semble être le seul inconvénient du passage qui est dit en 1856 « le plus sûr de ceux qui sont et pourront être établis dans les environs ».

La situation

           Souhaitant le renouveau du passage après les endiguements, l’ingénieur Partiot est peut-être optimiste en en faisant la « voie la plus courte entre le Haute et la Basse Normandie » et en prévoyant des flux depuis Pont-Audemer, Bernay, Brionne, Honfleur et Lisieux. Vieux-Port n’est qu’au bout d’un chemin de grande communication – le n°45 d’Appeville à Vieux-Port par Bourneville et Trouville-la-Haule - et non d’une route départementale. En rive droite, c’est vers Lillebonne et Caudebec que se dirigeraient voyageurs et marchandises.

Les usagers

          Le passage profite surtout à la rive gauche, le département de l’Eure, d’où les réticences de la Seine-Inférieure à financer certains équipements.

             On estime à une vingtaine le nombre de piétons traversant par jour en 1911.

           Le passage est d’abord utilisé par les herbagers de la rive gauche qui disposent de pâturages dans les marais de Petiville, Saint-Maurice d’Etelan et Norville. De nombreuses cartes postales montrent les entraîneurs embarquant veaux et moutons.

             Les foins et fourrages passent surtout de la rive droite à la rive gauche. C’est ce trafic qui motivait le maintien d’un bac. Mais en 1913, il « a disparu tant au passage de Vieux-Port qu’à l’annexe d’Aizier ».

          Enclavé, le Roumois voit son avenir dans les relations avec la rive droite : « La région du Roumois dépourvu de chemins de fer et même d’autobus voit la possibilité de développer son activité dans tout le pays d’en face » (1933).

            On mise aussi sur le tourisme dans cet « endroit «charmant et pittoresque », mais il faudrait un bac qui accepte les automobiles.


Le tarif

         Le tarif de 1850 tient encore compte des difficultés du passage pour demander 20 centimes pour une personne chargée de moins de 50 kilogrammes, 50 centimes pour un cheval et son cavalier et 2 francs pour une voiture à un cheval.

            Les endiguements terminés, le tarif est ramené à celui des autres passages : 10 centimes par piéton, 20 centimes par cheval et 1 franc par voiture attelée. Il est stipulé que le passeur n’a pas à assurer une traversée qui ne lui rapporterait pas 50 centimes.

       La gratuité pour les piétons est décrétée le 1er juillet 1911 aux passages interdépartementaux de Caumont et Vieux-Port – le cas de Quillebeuf étant remis à plus tard, un peu plus d’un an après les passages dépendant de la Seine-Inférieure.


Baux et subventions

            Les baux sont adjugés pour 5 ans, du 1er janvier au 31 décembre.

            Le prix du bail est en 1860 de 200 francs par an, un prix moyen proche de celui des autres passages pour piétons.

            Le passage ne trouvant pas preneur en 1861, on accorde en 1863 à Caron une subvention de 275 francs pour qu’il se charge du passage jusqu’au 31 décembre 1867. Le passage se trouvant de nouveau sans preneur, on accorde une subvention de 1200 francs à Levillain.

            Au moment du passage à la gratuité, le passeur demande une subvention de 3000 francs.

            La subvention est de 7500 francs en 1936 pour le passeur Guesdon.

            Le passeur étant mobilisé en 1939, on trouve un nouveau preneur pour un salaire mensuel de 1300 francs.


Les embarcations

         Appartenant au fermier du passage au début de notre période, les embarcations sont ensuite la propriété des départements.

           Le bateau mesure en 1850 8,60 mètres sur 3,5 avec un creux de 1,65, embarcation ultérieurement qualifiée de petite.

             L’ingénieur Partiot propose en 1856 un très grand bac capable de prendre les « grosses charrettes » : 15,5 mètres de long sur 5 de large au maître bau. Le coût en serait de 6000 francs.

            Ce grand bac refusé, on équipe le passage d’un petit bac, de 5,5 sur 3 mètres capable de prendre les voitures à 2 roues, le cheval dételé étant embarqué avant la voiture. Ses avantages sont d’être « très manœuvrable et de bien tenir au mouillage en cas de mauvais temps ».

           Toutes ces embarcations sont dites bacs à voitures. Elles disposent d’un tablier abaissable à l’arrière, ce qui demande d’en présenter la poupe à la cale, sont gréées d’un mât et d’une voile, et ont bien sûr un fond plat permettant l’échouage.

              Le bac à rames présentant un grand état de vétusté, on le remplace en 1913 par une pirogue, embarcation de 5 mètres sur 1,80, avec un creux de 0,70, capable de transporter 15 personnes et coûtant 790 francs.

              Plusieurs demandes pour un nouveau bac à voitures seront faites par les riverains et le Conseil général de l’Eure. La Seine-Inférieure n’acceptant de payer qu’un tiers des dépenses, le projet ne verra jamais le jour. Les tentatives pour une motogodille ou propulseur hors-bord, jugé « insuffisant dans les marées de vive eau », ou un bac remorqué échoueront de même. La demande de la Seine-Inférieure d’un « passage de piétons à grand rendement » avec une vedette – 10 000 francs, en 1929, semble être acceptée : la même année sont construits les appontements.


Les cales

               La cale de la rive gauche se trouve près de l’église. On demande on 1856 une seconde cale à 1600 mètres en amont, c’est-à-dire à Aizier où sera bientôt ouverte une annexe du passage.

                La cale de la rive droite se trouve face à celle de la rive gauche. Une autre se trouve 700 mètres en aval, utilisée « selon la direction des courants d’ebe et de flot et la direction ou l’intensité des vents ». En 1875, la chaussée qui relie les 2 cales est interceptée par une érosion de la rive et les usagers doivent contourner la crique dans la prairie.

               Ces cales en pente douce pour permettre un échouage partiel sont faites de bittes smillées mêlées de cailloux. Elles nécessitent de « grosses réparations » en 1876 et en 1902.

               En 1929, un appontement en bois avec escalier est construit sur chaque rive. Ces appontements reçoivent un éclairage.


L’annexe d’Aizier

                La départementale 19 de Lisieux à Aizier aboutissant à Aizier, les Conseils d’arrondissement de Bernay et de Pont-Audemer demandent dès 1851 que le passage y soit transféré. « Mais un bac existe depuis longtemps à Vieux-Port » et « il paraît difficile d’enlever le passage à la commune du Vieux-Port ». Presque en même temps, une deuxième cale est demandée rive gauche à 1600 mètres en amont de la cale du bourg, c’est-à-dire à Aizier. On décide donc d’établir à Aizier une annexe, c’est-à-dire une dépendance, du passage de Vieux-Port fonctionnant d’abord de juin à août, service étendu à septembre en 1891. Il est probable que la clientèle de l’annexe s’apparente à celle du passage lui-même, elle avait cependant son utilité.


Les bateaux à vapeur

                Les passagères, ces bateaux à vapeur effectuant en été le trajet Rouen-le Havre, ne font que ralentir aux escales. Leurs cahiers de charges obligent les passeurs à aller embarquer ou débarquer les voyageurs des passagères : « le fermier sera tenu de conduire ou d’aller chercher les voyageurs des bateaux à vapeur ». La barque du passeur se porte à couple, comme le montre une carte postale.

            Ce service apparaît déjà aux tarifs de 1862. Mais le Félix Faure, de 1898 à 1939, est la plus célèbre des passagères.

                 Le tarif est en 1920 de 50 centimes par voyageur, 25 centimes par colis, de 50 centimes pour une bicyclette et de 25 centimes pour un chien.

                 Il y a le plus souvent à Vieux-Port 3 ou 4 personnes mais parfois « 12 personnes avec des colis ». Un voyageur témoigne le 7 août 1924 : « Nous étions 5 plus Odile, 4 bicyclettes, 1 voiture d’enfant et des colis ».

Interruptions du service et fin du passage

                 Le passage ne trouve pas de fermier aux adjudications de 1861 et 1863 : le mauvais état des chemins de la rive droite et des accès aux cales détourne la clientèle.

               En 1879-1880, le passage subit la concurrence du bac à vapeur de Quillebeuf et ne trouve pas non plus de fermier. Les riverains se disent obligés de traverser à Villequier.

                 La bachelotte, comme on l’appelait, termine son service en 1953 : faute d’usagers. Le dernier passeur s’appelait Quintric.


Liste non exhaustive de passeurs et dates auxquelles on les a rencontrés

               Poulain (1842), Jacques Edouard Thaumin (1846-1848), Pierre Eugène Bloomare (1850), Joseph François Duval (1851-1854),Florentin Bocquet (1854), Caron (1863-1868), Cabut (1875), Levillain (1880-1882), Théodore Denis Guérin (1895-1897), Pierre Albert Hersent (1903-1908), Alexandre Lefieux (1910-1916), Roussel (années 1920), Auguste (années 1920), Ferey dit cœur doux (1920), Haron ou Haron (1921-1923), Auguste Guédon (1936, 1939), Quintric (1953)


Bibliographie

Annuaire du département de l’Eure, 1842, 1851, 1867.

Bulletin des lois, 1850, 1868.

Derouard, Jean-Pierre, Bacs et passages d’eau de la Seine en aval de Rouen, 2003.

Dumans, Monique, « Contribution à l’étude de la navigation en Basse-Seine », Etudes Normandes, 1957.

Guillemard, Julien, « Vieux-Port », La Normandie Illustrée, janvier 1927.

Jotte, Madeleine, « La traversée de la Seine », Bulletin d’Aizier, n°32, décembre 2015.

Levesque, Claude, « Vieux-Port en Normandie », Revue du Touring Club de France, n°353, avril 1939.

Landron, Marie, « Naviguer sur la Seine entre Rouen et Le Havre » in Travailler sur la Seine, 2013.

Manneville, Philippe, « Julien Guillemard et Vieux-Port », L’Echo des Gribanes, n°9, octobre 1989.

Manneville, Philippe, Armand Salacrou et Vieux-Port (article inédit).

Prouveur, Mathilde, L’aménagement des passages d’eau de l’estuaire de la Seine, mémoire de master, 2017.

Travaux et délibérations du département de l’Eure, nombreuses années.

Travaux et délibérations du département de la Seine-Inférieure, nombreuses années.


Archives

Archives Départementales de l’Eure, 29 S 13.

Archives Départementales de la Seine-Maritime, 3S342.

Archives du port de Rouen, dossier 636.


1 Exagération sans doute : un passage existe là depuis déjà fort longtemps. Il dépendit d’abord de l’abbaye de Jumièges puis du seigneur d’Etelan avant la Révolution où il est remis, comme les autres passages, au département.

2 Les passages d’eau de Caumont et de Quillebeuf sont également interdépartementaux.

LE PASSSAGE D’EAU DE VIEUX-PORT




LA SEINE


Une large Seine encombrée de bancs, aux rives incertaines.
Embouchure de la Seine jusqu’à Caudebec par le Roy



Une Seine calibrée, aux rives bien fixées.
Carte Institut Géographique National, 1963


UN BAC À VOILES

Bac à voiles de 1850, de 8,6 m sur 3,50. Le gouvernail peut être enlevé pour faire place à un tablier

LE BÉTAIL PROCURE LE PLUS GROS DU TRAFIC

Collection Muséoseine, fonds Penna.


Collection L.Thuillier

Collection L.Thuillier

L’ABRI ET L’APPONTEMENT RIVE GAUCHE

Collection L.Thuillier

L’ABRI POUR PIÉTONS DU CÔTÉ DE PETIVILLE


Des abris pour piétons de ce type, furent construits à tous les passages dans les années 1930. Il en subsiste actuellement trois : à Petiville, à Saint-Pierre-de-Manneville au passage de Caumont, en rive droite du bac de la Bouille.

La cloche d’appel est en haut d’un mât pour éviter son vol.

L’EMBARQUEMENT À BORD DU FÉLIX FAURE

Collection J.Chaïb




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