La fontaine de Caillouville était jadis un lieu de pélerinage très couru par nos anciens. On lui accordait des guérisons miraculeuses au prix de quelques morts. Il fallut attendre la Restauration pour que cette pratique soit décriée. Sans grand succès...
Ouf ! hurlait un normand, reconnaissable à son accent nasillard,
on est ici tassés comme les saints de Caillouville !


Victor Hugo.

La fontaine vue par Langlois en 1825

Près de l'abbaye de Fontenelle ou S.-Wandrille, s'élevait autrefois la célèbre église de Notre-Dame de Caillouville, fondée dès les premiers temps de l'abbaye et aujourd'hui en ruines. A dix pas de la chapelle, se trouve la fontaine miraculeuse, dont la renommée n'a, depuis plusieurs siècles, rien perdu de son crédit. 


L'abri où sont réunis quatre saints protecteurs se voyait encore en 1890...

Autrefois le retour du vendredi saint appelait à Notre-Dame de Caillouville un concours prodigieux de peuple qui venait pour y entendre un sermon et y faire ses dévotions ; on n'y prêche plus aujourd'hui, mais tous les premiers vendredis de mai, on voit la même affluence accourir sur ce sol dévasté. Là, dans ce même jour, plus de 2.000 évangiles sont récités par le curé de Saint-Wandrille et les ecclésiastiques des environs qui l'assistent dans cette circonstance. 

Jusqu'à l'arrivée de l'arrière-saison, les baigneurs abondent à Caillouville; d'autres y viennent simplement soit pour y prier, soit pour s'y acquitter d'un vœu. Pendant ce temps, on ne laisse plus emporter de l'eau de la fontaine, devenue la propriété d'un particulier, à moins de 5 ou 6 sous la pinte.
Cette fontaine, entourée de haies, est située à la source du ruisseau dont l'abbaye naissante emprunta son premier nom ; elle est de figure carrée, et l'on descend jusqu'au fond par des degrés de maçonnerie occupant son pourtour, au-dessous de la surface de l'eau. Le fond de la fontaine est revêtu de dalles de pierre sur l'une desquelles est gravée en creux une figure que l'on dit être celle de la sainte reine Radegonde. 
Un crime en 1714

Le jour de Saint-Michel 1714, dans un cabaret, près de l'église de Saint-Wandrille, Robert Le Gendre, un marchand de Chaux de Caudebecquet, se dispute avec trois individus, dont le dénommé Boudin à qui il doit de l'argent. Les trois hommes sortent. Et attendent Le Gendre près du moulin de Caillouville. Il est onze heures du soir. Attaqué Legendre tire un couteau de sa poche et en porte un coup à Boudin qui meurt sur place.
Après huit ans de prison, Robert Le Gendre, 39 ans, a le bonheur d'être tiré au sort lors du privilège de saint Romain de 1722.

Cette image que, malgré toutes mes tentatives, je n'ai pu distinguer à cause de l'épais limon dont elle est couverte, devient apparente lorsque l'on cure la fontaine, ce qui se pratique ordinairement aux premiers jours de mai. Enfin, contre la clôture de cette source révérée, s'élève à l'intérieur un petit hangar couvert en chaume ; il abrite deux statuettes hideuses, censées représenter, l'une encore sainte Radegonde, l'autre saint Clair ; elles sont aux deux côtés d'une figure assise beaucoup plus grande et revêtue d'une robe verte. Cette dernière, qui, par son horrible difformité, ressemble à certaines idoles des pagodes indiennes, n'a point d'enfant dans les bras; mais un écriteau, cloué à contre-sens, présente en gros caractères les mois renversés : Noire-Dame Nièce, orthographe barbare malgré laquelle il faut lire, Notre-Dame-des-Neiges. 

La fontaine en mai 1831.

(Correspondance paticulière.) Il existe dans la commune de Saint-Wandrille une fontaine, dite de Caillouville, qu'une chapelle du même nom avoisinait autrefois. Cette fontaine jouit d'une grande célébrité : elle est l'objet, pendant le  mois de mai , de nombreux pélerinages.
Le peuple croit que tous les saints (1) de l'ancienne chapelle intercèdent auprès de Dieu pour les
malades qui vienent se faire dire un évangile à aint-Wandrille et se plonger trois fois de suite dans Ia fontaine de Caillouville. L'évangile, beaucoup de dévotion et trois bains, sont généralement regardés comnme indispensables à la réussite du pélerinage.
Les bains des vendredis du mois de mai passent pour les plus efficaces. Aussi voit-on, ces jours-là les pélerins arriver par centaines, des différents points du pays de Caux : fébricitants, goutteux, rhumatisants, paralytiques, teigneux, dartreux, etc., tous espèrent trouver la guérison dans cette fontaine sacrée an fond de laquelle, assure-t-on gravement, on voit toujours un saint. En effet, afin de mieux en imposer aux âmes crédules, on y a placé l'image de je ne sais trop quel Saint.
C'est surtout contre les affections cutanées, particulièremnent cbez les enfants, qu'on vante la vertu des bains de Caillouville. II n'est pas de bonne femme dans le pays, qui ne cite avec enthousiasme de miraculeuses guérisons. En vain chercheriez-vous à  prouver, d'un côté, que l'impression d'une eau glaciale, telle que celle de la fontaine de Caillouville, peut, sans miracle et tout naturellement, faire disparaitre quelques maladies, et spécialement certains exanthèmes; mais, d'un autre cóté , que La répercussion de ces maladies produit souvent des pleurésies, des fluxions de poitrines, des phtisies pulmonaires et autres affections aiguës ou chroniques. Vous ne seriez point entendu : le raisonnement est impuissant contre le fanatisme religieux.
Je citerais, au besoin, nombre d'individus qui sont morts de s'être imprudemment baignés dans
cette fontaine glaciale, et de malheureux enfants qui, victimes de la superstition de leurs parents, on expiré peu après l'immersion.
De tels accidents ne corrigent point le peuple fanatique : il les attribue à la fatalité, c'est toujours
le sic fata ferebant.
Il se console, d'ailleurs, par l'idée que les bons saints prient pour ceux qui meurrent après s'être trois fois plongés dans la fontaine  sacrée de Caillouville.

(1) Le nombre et la disposition des statues que contenait la chapelle de Caillouville étaient tels que en est résulté, pour les habitants du pays de Caus, le proverbre : Etre les uns sur les autres comme les saints de Caillouville.

Témoignage du Dr Lestorey, juin 1836

M. Lestorey, médecin à Caudebec, nous a communiqué, sur une pélérinage qui se fait chaque année à Saint-Wandrille et à la fontaine Caillouville, des faits et des observaatins que nous croyons devoir reproduire, désireux que nous sommes de renverser et de détuire tous les préjugés religieux qui sont en opposition avec le degré de civilisation auquel nous sommes parvenus depuis un demi-siècle. Voici comment s'exprime notre correspondant : 

Le Journal de Rouen a déjà signalé, il y a quelques années, une pratique aussi absurde que dangereuse qui, depuis un temps immémorial, existe dans nos contrées. Nous voulons parler des pélerinages à Saint-Wandrille et à la fontaine de Caillouville : nous croyons qu'il faut signaler de nouveau cette pratique supersitieuse, car ce n'est qu'à force de persévérance qu'on peut parvenir à détruire des préjugés aussi profondément enracinés.

Ces pèlerinages ont lieu les vendredis de chaque mois, mais spécialement pendant lu mois de mai ; et l'on ne saurait se figurer le nombre de pèlerins qui sont venus, ce mois ci encore, malgré la température presque constamment froide, se baigner à la fontaine de Caillouville, consacrée, suivant les traditions populaires, aux bons saints que contenait autrefois l'ancienne chapelle du même nom.

Se faire dire avec dévotion un évangile à Saint-Wandrille, se plonger avec une foi parfaite ou être plongé trois fois de suite dans la fontaine dédiée au grand saint, de telle manière que la surface du corps soit entièrement couverte d'eau, voilà les conditions indispensables à la réussite du pèlerinage. Un homme préposé à la garde de la fontaine, parait pénétré de la nécessité des trois immersions consécutives : aussi le voit-on saisir d'un bras énergique et saintement dévoué tous les enfans qu'on apporte des différents points du pays de Caux, et les enfoncer trois fois de suite jusque par-dessus la tête dans la fontaine, plus glaciale encore qu'elle n'est sacrée. 

A la grande admiration des croyants, les fonctions de l'exécuteur de cette Œuvre de charité qui devraient être pour lui très fatigantes, puisqu'elles se continuent pendant plusieurs heures, ne paraissent porter aucune atteinte à la vigueur de son bras: c'est assurément, disent les fidèles, un effet de la sainteté de son ministère. Nous allions omettre de dire qu'après la troisième immersion de rigueur, beaucoup de pèlerins se gardent bien d'essuyer leur corps, et remettent leur chemise, tout mouillés qu'ils sont, pour se trouver plus longtemps en contact avec l'eau sacrée de Caillouville.

Vendredi dernier, des personnes que la curiosité avait amenées en ce lieu, ont vu le surveillant de la fontaine prendre une jeune fille de dix à douze ans, d'après l'injonction de ses parents eux-mêmes qui étaient présents, et la plonger trois fois de suite au fond de l'eau. La malheureuse enfant faisait compassion quand on l'en retira, des mouvements spasmodiques agitaient ses membres, son visage était bleuâtre, vultueux, elle paraissait menacée de convulsions et même de suffocation. Vint ensuite le tour d'un enfant de six semaines environ, il fut également plongé trois fois dans l'onde.

Les bains à la fontaine Caillouville, si l'on en croit le peuple, conviennent dans toutes les maladies en général, bien que l'analyse chimique n'y trouve aucune substance médicamenteuse; mais c'est particulièrement contre les maladies de la peau que leur efficacité est proclamée. Les pèlerins vous dieront avec enthousiasme des guérisons subites et comme miraculeuses. Eh! sans doute, il n'est pas rare de voir des applications réfrigérantes déterminer, par répercussion, la disparition instantanée des, efflorescences et des exanthèmes ( pustules, boutons, taches à la surface de la peau et des membranes muqueuses), mais il est moins rare encore de voir des affections plus sérieuses, souvent même mortelles, remplacer les exanthèmes répercutés. En effet, les immersions imprudentes dans une eau glaciale telle que la fontaine de Caillouville, et surtout par une température aussi froide que celle qui a régné pendant le mois de mai, crispent et resserrent les vaisseaux exhalants de la peau, s'opposent ainsi , dans les exanthèmes, aux effets salutaires de la nature, qui pousse, eu quelque sorte, un principe nuisible de l'intérieur à la périphérie du corps. Les médecins en général s'accordent à considérer la plupart des aliénions cutanées, Surtout chez les enfant, connue des dépurations que la nature établit au dehors.

Enfin, nous le répétons, les bains de Caillouville ont souvent occasioné dcr. pleurésies, des fluxions de poitrine, des phthlsiea pulmonaires et des maladies ai^nës chroniques qui ne se terminent que trop souvent par la mort. 

En présence d'aussi terribles résultats, il nous semble que tous les hommes éclairés devraient réunir leur efforts pour détruire la pratique supersitieuse contre laquelle nous nous élevons; mais pour cela, il faudrait un concours franc et entier du curé de Saint-Wandrille. Il suffirait peut-être qu'il refusât de dire l'évangile regardée par les pélerins comme indispensable au cuss-s du pélerinage. Le casuel du jeune prêtre en éprouverait, à la vérité, une forte atteinte, car un ancien curé de Saint-Wandrille me disait plaisamment que ses petits saints lui gagnaient douze cents francs pendant le mois de mai, mais, en revanche, le jeune abbé trouverait un puissant motif de consolation dans l'idée d'avoir également servi l'humanité et la vraie religion, il ne saurait oublier les paroles du divin maître : Regnum meum non est hujus mundi.

Amélie Bosquet, 1845

Dans la quatrième année de l'abbatiat de saint Wandrille, le zélé fondateur alla, avec plusieurs de ses religieux, travailler au défrichement du terrain qui entourait la fontaine de Caillouville. Là, se trouva, par rencontre, un nommé Becto, verdier des forêts du roi. Cet homme était rempli d'envie et de colère, parce que le bois de Jumiéges avait été soustrait à sa surveillance, lors de la donation que le roi en avait faite à l'abbaye de Fontenelle. La vue de saint Wandrille irritant la fureur de Becto , il s'avança, la lance levée, sur le vénérable prêtre. Mais le criminel fut arrêté dans son odieux dessein, car le bras droit, dont il se préparait à frapper, perdit subitement toute sa force ; sa main impuissante laissa échapper l'arme meurtrière, et lui-même tomba à la renverse aux pieds de saint Wandrille, où il demeura paralysé par l'influence du démon qui s'était emparé de lui. Le charitable abbé ne voulut point abandonner ce malheureux dans une situation aussi douloureuse ; il le veilla tout le jour et la nuit suivante. Cependant, son état ne parut pas s'améliorer. Alors saint Wandrille résolut de fléchir la miséricorde divine, et telle fut l'efficacité de cette intercession, que, à peine eut-il achevé une courte prière, Becto recouvra une santé parfaite.

L'église de Caillouville fut la pieuse offrande adressée au Seigneur par saint Wandrille, en mémoire de la protection spéciale dont il avait été favorisé en cette circonstance.

L'abbé Cochet, 1852

A l'orient du monastère et à un kilomètre du village de Saint-Wandrille fut élevée par les premiers abbés de Fontenelle la chapelle de Notre-Dame-de-Caillouville. Renversée en 862 et rebâtie au Xe siècle, elle tomba d'elle-même au commencement du XIVe. En 1331 elle fut reconstruite avec une certaine magnificence par le sacristain du monastère, qui percevait les oblations des fidèles, et qui fut aidé par les pèlerins. La voûte du chœur s'étant ébranlée en 1631, l'année même de la chûte du clocher de l'abbaye, on lui substitua un plafond en menuiserie. Déja la nef avait été couverte par un semblable procédé .

La chapelle de Caillouville portait le titre de chapelle royale, parce qu'elle avait été dotée par deux rois de France, Jean le-Bon, en 1351, et Louis XI, en 1474. Le premier approuva sans frais l'acquisition d'une acre de terre, le second lui accorda le poids de la ville de Caudebec, lorsqu'il vint à Caillouville faire un pèlerinage à Notre-Dame. Tous deux fondèrent une messe annuelle pour la prospérité de la maison royale de France.

Le clos, la fontaine et la ferme de Caillouville, vendus le 6 thermidor an IV, par l'administration centrale, furent achetés 25,000 francs par le nommé Lhérondel qui ne tarda pas à démolir la chapelle malgré l'extrême dévotion des fidèles. M. Langlois, qui l'a jugée d'après ses fondations, dit qu'elle ne paraissait pas avoir jamais eu la forme d'une croix. Ce qui n'empêchait point que ses proportions fussent considérables. Le Bénédictin Duplessis, chargé par nos archevêques d'une histoire du diocèse de Rouen 4, dit qu'en 1740 sa longueur  de 104 pieds en dedans, dont 50 pour le chœur et 54 pour la nef. Le chœur, qui était beau, était éclairé par dix vitraux, larges chacun de 7 pieds, et hauts de 15. Une corniche de pierre qui régnait en dedans, tout le long de l'édifice, portait une quantité de groupes représentant toute l'histoire de Jésus Christ. On y voyait, entre autres, une naïve image de la Crèche où la Sainte-Vierge couchée étendait un bras hors du lit et tenait l'Enfant Jésus sous l'haleine du bœuf et de l'âne, pour le réchauffer. 

On avait réuni dans cette église un si grand nombre d'images ou de statues, sans compter les peintures dont le lambris de la nef était orné, que l'on disait communément parmi le peuple que tous les saints du paradis s'y trouvaient On répète encore proverbialement en Normandie : «Tassés comme les saints de Caillouville.» On peut évaluer, dit M. Langlois, d'après l'extrême rapprochement des groupes et les dimensions de l'édifice, le nombre des figures sculptées à 5 ou 600.

En 1825, lorsque M. Langlois visita Caillouville, la chapelle était détruite, Jadis une foule de débris jonchaient encore le sol sacré. «Ces restes d'images, nous dit-il lui-même, m'ont paru de proportions fort différentes et d'un mérite d'exécution assez inégal. Elles devaient être pour la plupart de demi-bosse et appliquées contre le mur, comme une espèce de parement. Jadis une statue, haute au moins de 12 pieds, s'offrait aux regards du spectateur, à gauche et la première en entrant dans la nef, c'était celle de saint Christophe, le puissant préservateur de la mort subite, au moyen-âge.
Plusieurs autres figures, moins élevées de moitié que ce colosse, se trouvaient disposées, ça et là; mais tout le reste, d'une dimension moindre encore, ceignait, entassé par groupes, tout l'intérieur de ce précieux panagion. Ces groupes représentaient un grand nombre de sujets des deux Testaments, et cette curieuse décoration n'était pas à coup sûr d'un médiocre intérêt aux yeux de nos pères, qui se complaisaient à retrouver dans les embellissements des temples, ce qu'ils couraient avec empressement admirer dans les représentations scéniques des Mystères.

Pour nous qui avons visité Gaillouville le 29 octobre 1852, nous n'y avons plus trouvé la moindre trace de saints ni de chapelle. Tout a disparu : une grange s'est élevée sur les murs mêmes de l'ancien édifice, et la croix elle-même, plantée pour en conserver le souvenir, chancelle sur sa base. Une vingtaine d'images ont trouvé refuge dans l'église paroissiale; les autres sont cachées sous l'herbe de la prairie, ou bien elles auront servi, avec les pierres du sanctuaire, à former les murs des usines qui tourmentent le pauvre ruisseau de Fontenelle et qui enfument sa fraîche vallée. Telle est la destinée de ce monde et l'éternelle transformation des choses d'ici-bas. Au VIIe et au VIIIe siècle de notre ère, les pierres profanes des châteaux romains de Juliobona et de Lotum furent apportées ici pour construire des églises et des abbayes; au XIXe siècle les pierres sacrées de nos églises et de nos abbayes servent à élever des fabriques et des manufactures, le dernier mot de la civilisation moderne.

A l'ombre de la chapelle de Notre-Dame et à deux pas des sources de la Fontenelle, cet humble ruisseau qui a donné son nom à notre puissante abbaye, sortait de terre la fontaine sacrée de Caillouville, célèbre dans tous les pays d'alentour et visitée chaque année par une foule de pèlerins. Cette source mystérieuse est entourée de murs, moins par respect pour elle que par la spéculation des propriétaires et des fermiers. Une fois dans l'enceinte on voit une mare enfermée dans un carré de maçonnerie et séparée en deux portions au moyen d'une cloison en planche. Deux escaliers en pierre permettent de descendre jusqu'à l'eau. Un de ces escaliers est pour les hommes et l'autre pour les femmes. A côté de celui des femmes est une espèce de tente en bois ménagée pour la toilette des baigneuses.

Le fond de la fontaine est revêtu de dalles, sur une desquelles est gravée en cieux la figure de sainte Radégonde, mais on ne peut voir cette grossière image qu'une fois par an, lorsque l'on cure la fontaine, c'est chose curieuse de trouver ainsi deux reines mérovingiennes présidant à des fontaines, sainte Radégonde à Caillouville et sainte Clotilde aux Andelys. Aux deux endroits leurs images sont l'objet d'un culte et d'un pèlerinage. Il n'est pas impossible que sainte Radégonde ait été la bienfaitrice de ces contrées ; mais pourquoi a-t-on oublié sainte Bathilde, que l'histoire nous assure avoir été la protectrice du naissant monastère ?

Comme le disent très-bien du Plessis et les auteurs du Gallia Christiana, ce sont les enfants surtout que l'on vient baigner à Caillouville, et cela pour la lèpre, disent les gardiens, ce qui signifie tout simplement les maladies de la peau. Les grandes personnes s'y rendent également tous les vendredis de mai et surtout le premier. Ce jour-là les prêtres disent jusqu'à 2.000 évangiles : on y vient de fort loin , et cela depuis longtemps. Autrefois on faisait la choule le jour du Vendredi-Saint. La choule, encore bien connue dans l'arrondissement de Dieppe, consistait en un sermon et une cérémonie qui ressemblait à un mystère, puis elle finissait par une assemblée sur la place publique. En 1413, le curé de Caudebec, jaloux de l'affluence qu'attirait le Saint-Sépulcre de Caillouville, aux dépens de celui de sa paroisse, fit interdire le sermon par les vicaires généraux de Rouen; mais dans l'année même, à la réclamation des religieux, l'archevêque Louis de Harcourt rétablit solennellement l'assemblée, qui n'a plus été troublée jusqu'à la Révolution, cette fin de toute chose.

Maintenant s'il nous faut dire toute notre pensée sur cette fontaine, sur l'origine de la dévotion populaire et des immersions des pèlerins, nous confesserons, ainsi que nous l'avons déjà fait dans ce livre, à propos de la fontaine de Sainl-Mellon à Héricourt, que nous regardons cette source comme l'ancien baptistère non-seulement de Fontenelle, mais de toute la contrée environnante, et spécialement des quatre paroisses de Saint-Michel, de Rençon, de Sainte-Gertrude et de Caudebec, si justement appelée les filles de Saint-Wandrille. Ces églises, en effet, n'étaient pas seulement les filles de l'abbaye, mais encore du saint fondateur lui-même, qui les avait enfantées à Jésus-Christ par ses travaux et sa parole. Saint Wandrille, saint Ansbert, saint Condé, saint Lambert, saint Milon, saint Wulfran, ont été tout à la fois les apôtres du nord de la Gaule et du pays de Caux, dont ils ont parcouru les vallées, évangélisant les peuples et laissant partout les traces de leur passage.

Au VIIe siècle, quand ces anges de Dieu descendirent dans notre patrie si prospère aujourd'hui par leurs soins, ils trouvèrent le pays tout courbé sous les invasions des barbares. A l'ombre de la hache du Franc notre terre gallo-romaine, arrosée du sang de sainte Honorine, avait vu se relever 1es statues et les images des faux-dieux. Les paysans surtout les honoraient d'un culte profane .

A cette vue, toute la légion de solitaires, établie aux rives de la Seine, quitta ses grottes et ses ermitages, où elle était occupée à prier Dieu : la croix à la main elle parcourut le pays culbutant les chênes sacrés, comblant les fontaines et les mares miraculeuses, éteignant les feux et les bûchers, recouvrant de terre les amphithéâtres et les pierres vénérées, fermant partout les grottes des fées, les trous fumeux, les puits à la monnaie, les cavernes prophétiques et les soupiraux mystérieux. Puis après avoir enseveli dans les ruines des villas les statues de Bacchus et de Silène, de Latone et de Jupiter, les vases et les images dédiés à Mercure, les mosaïques à l'effigie d'Apollon et de Cérès, ils se retiraient pour prier et pour mortifier leurs corps dans les cavernes, dans des cellules et dans des chapelles que l'on montre encore de nos jours.

Tous ceux qu'ils convertissaient par leurs prédications de feu, ils les baptisaient dans cette fontaine de Caillouville; et ce ne furent pas seulement les Francs qui y furent plongés, mais encore les Normands devenus chrétiens. Le baptême par immersion a duré parmi nous jusqu'au XIVe siècle, et je ne serais nullement surpris quand la fontaine de Caillouville aurait servi à nos ancêtres jusqu'au Xe. Comment s'en étonner quand on entend Guillaume de Jumièges nous raconter qu'en 912, Rollon, le premier duc des Normands, fut baptisé par Francon, à la source bénite de la Trinité, placée au parvis de la cathédrale de Rouen ?

Pour nous donc ces bains des enfants, ces immersions des hommes, sont un souvenir du baptême antique, administré par les moines-apôtres de ces contrées. La pensée que ces eaux salutaires guérissaient la lèpre du corps, n'est venue ces peuples que de la foi qui leur enseignait qu'elles effaçaient le péché, la lèpre de l'âme. Aussi voyez quel temps est choisi pour ces immersions populaires, le Vendredi-Saint et le mois de mai ; c'est-a-dire Pâques et la Pentecôte, les deux fêtes baptismales de l'Église, dès le temps de Tertullien.

Ajoutons qu'un baptistère du même genre et encore plus curieux se voit a l'abbaye de Saint-Valery sur la Somme, à ce monastère de Leuconaus, fondé par l'apôtre de l'Océan britannique, par ce pauvre moine qui a évangélisé nos côtes, depuis la Somme jusqu'à la Seine; mais à Saint-Valery les sources sacrées ont ceci de particulier qu'il y a la fontaine des hommes et la fontaine des dames, double appellation qui tient à la nature même des choses, et qui doit dater des premiers temps chrétiens.

« J'ai trouvé Fontenelle renversée sous ses ruines, dit M. Langlois, quand le pouvoir des temps et des révolutions de l'esprit humain n'ont pu détruire ni altérer seulement des croyances plus antiques que ces religieux débris. Puissent ces mêmes croyances, préservatrices des angoisses du doute, compagnes innocentes et naïves de la plus solennelle des espérances, toujours contribuer, transmises d'âge en âge, au bonheur des habitants de ces paisibles vallons! »

Toujours en 1873...

A Saint-Vandrille, sainte Radegonde est honorée d'un culte tout particulier. Toute l'année, un pèlerinage se fait à l'église de Saint-Wandrille en l'honneur de cette Sainte couronnée. Mais c'est surtout les vendredis du mois de mai que les pèlerins abondent ; ils se font dire à l'église un évangile à sainte Radegonde et à tous les Saints, puis ils vont se baigner à la fontaine de Caillouville, où se retrouve encore l'image de la Sainte au milieu de plusieurs autres. 

L'abbé Tougard, en 1876...

A Caillouville, les premiers religieux avaient élevé une chapelle, renversée par les Normands, relevée au xe et au XIVe siècle et définitivement démolie en 1796. Louis XI y fit un pèlerinage en 1474 et y fonda une messe tous les samedis, à perpétuité, pour la famille royale. Les statues des saints y étaient fort nombreuses, comme l'atteste ce dicton local : « Tassés comme les saints de Caillouville.» La plupart de ces images ornent aujourd'hui l'église paroissiale de Saint-Wandrille; celle de saint Christophe avait 12 pieds de haut.
La fontaine de Caillouville, qui subsiste encore, est toujours un objet de pèlerinage; elle est partagée en deux parties : la piscine des hommes et celle des femmes. Il est possible que cette source ait été révérée des païens, mais il est probable qu'à l'époque franque elle servit de baptistère pour les Cauchois infidèles que les premiers moines de Fontenelle régénérèrent dans ses eaux, après les avoir convertis par leurs prédications. Les pèlerins s'y baignent encore aujourd'hui. On prétend que l'image de sainte Radegonde est gravée sur la pierre du fond du bassin. » (M. l'abbé Cochet.)

La légende de la chapelle de Caillouville

L'architecte ou maître maçon de cette chapelle, s'étant aperçu trop tard qu'il s'était chargé de la bâtir à des conditions dont l'exécution devait le réduire à la mendicité, s'avise, pour sortir d'embarras, de recourir au pouvoir surnaturel du démon. 

Evoqué par de coupables incantations, celui-ci parait et se charge du prompt et complet achèvement de l'entreprise. Mais quel salaire exige-t-il, bon Dieu! La cession que lui fait le maître maçon de ses deux enfants, livrables à la fin du travail. 

De cet instant fatal, et sans que Satan paraisse en rien dans l'affaire, la besogne languissante ou suspendue avance avec une effrayante rapidité. Bientôt il va falloir payer le terrible compte ; mais déjà le malheureux maçon a reconnu sa faute : déchiré de remords, il invoque à son aide (ce qu'il eût dû faire d'abord ) tous les habitants du céleste séjour. Hélas! il a beau leur adresser prière sur prière, aucun d'eux ne lui répond, aucun d'eux ne le rassure ; et, dans son aveugle désespoir, il veut se donner la mort, lorsqu'enfin saint Regnobert, touché de ses larmes, lui apparaît et lui recommande surtout de ne pas agréer le travail qu'il ne soit parfait en tous points.

Il était temps, grand temps que ce secours arrivât, car c'est dans l'horreur de la nuit prochaine que doit avoir lieu l'épouvantable et finale entrevue. Bientôt, enveloppés des voiles du mystère, les deux contractante se retrouvent tète-à-tète. A la lueur infernale qui jaillit des prunelles enflammées de l'ange réprouvé, le chétif mortel, le cœur palpitant d'effroi, promène en silence un œil effaré sur toutes les parties de l'édifice....
Misérable! rien n'est omis rien qui ne soit admirablement terminé....
Pauvre homme! quelles transes sont les siennes! Il va s'évanouir de douleur... quand tout à coup il s'aperçoit, ô fortunée remarque! que la statue de saint Regnobert est absente de sa place. Le charitable bienheureux l'en avait enlevée lui-même et transportée bien loin de là. 

Le maître maçon sent renaître ses espérances, se retranche hardiment dans les clauses du marché. Le débat se prolonge ; le jour commence à poindre, et le prince des ténèbres disparaît, en se soumettant, par une espèce de délicatesse fort singulière chez lui, à réparer la chose dès le lendemain même. Le lendemain arrive ; le diable avait, en maugréant, replacé la figure ; mais Regnobert lui avait joué le même tour que la veille et ce bon saint persista à le lui jouer tant de fois que Satan se vit contraint à renoncer à son affreux salaire. 

Honteux et fatigué, il laissa jouir en paix du fruit de ses travaux et de sa défaite le maçon réconcilié avec le Ciel, et dont le divin protecteur ne jugea pas à propos de replacer sa statue sur son assiette. 

ANNEXE

Le procès des moulins de Caillouville...

Par arrêté du directoire du déparlement de la Seine-Inférieure, du 8 juin 1793, Delabrière père fut autorisé à construire un moulin sur la rivière de Caillouville, traversant une propriété provenant de l'abbaye de Saint-Wandrille, qu'il avait acquise nationalement par adjudication du 2S mars 1793 ; on remarque dans cet arrêté que Delabrière demeurera garant, aux termes de l'art. 16, tit. 2, de la loi du 6 oct. 1791, des dommages que les eaux pourraient causer au chemin oo aux propriétés voisines par la trop grande élévation du déversoir ou autrement. 

— Lenoir et les époux Lebreton, propriétaires d'une prairie et d'un moulin situés sur la même rivière, mais dans la partie supérieure à Delabrière, portèrent d'abord différentes plaintes contre lui devant l'administration, pour avoir élevé les eaux au-dessus du niveau qui lui avait été fixé ; ce qui leur causait un grand préjudice; ils le citèrent ensuite devant le tribunal civil d'Yvetot, pour qu'il eût à rétablir l'eau de la rivière dans son ancien état, à détruire les travaux qui faisaient refluer les eaux sur leurs propriétés, et enfin pour se voir condamner à 5,000 fr. de dommrges-intéréts, en réparation du préjudice que leur occasionnait tel état de choses, soit en inondant leurs propriétés, soit en les forçant à curer trop souvent le canal de décharge de leur moulin qui se remplissait de graviers et de vases extrêmement vite, à cause du peu de pente que laissaient aux eaux les travaux de Delabrière. 

— Ce dernier soutient que la contestation devait être renvoyée devant l'autorité administrative, parce qu'il s'agissait d'interpréter des actes de cette autorité.

— Le 26 déc. 1828, jugement qui rejette le déclinatoire.

Sur l'appel, arrêt de la cour de Rouen, du 14 juill. 1839, qui confirme en ces termes: « Attendu que l'objet définitif et principal de l'action du sieur Lenoir et joints est une demande en condamnation de 3,000 fr. de dommages-intérêts, pour réparation du dommage éprouvé par le fait du sieur Delabrière, qui les aurait privés d'une chute d'eau qui existait sur leur propriété, et parce que, d'une autre part, les eaux s'écoulant moins rapidement, déposeraient une plus grande quantité de vase sur leur fonds, et leur occasionneraient des frais de curage plus considérables; que cette demande ne peut être portée devant les corps administratifs qui sont incompétents pour pouvoir connaître du prétendu préjudice éprouvé; qu'il ne s'agit point d'anéantir ou même d'interpréter, mais d'exécuter un arrêté administratif qui, conformément à l'art. 16, tit. 3, de la loi du 6 oct. 1791, a réservé les droits des parties intéressées, en déclarant que le sieur Delabrière demeurait garant des dommages que les eaux pourraient causer aux propriétés; 

— Par ces motifs, la cour rejette l'exception. »

Pourvoi de Delabrière pour violation des règles de compétence et des lois qui défendent aux tribunaux d'empiéter sur les attributions des corps administratifs ; l'établissement du moulin du sieur Delabrière ayant été autorisé, et la hauteur des eaux ayant été fixée par un arrêté Je l'autorité administrative, conformément aux lois des 30 août 1790 et 6 oct. 1791, les tribunaux sout tont à fait incompétents pour connaître des difficultés qui peuvent résulter de cet acte. 

— Les sieurs Lenoir et consorts l'ont bien compris, lorsqu'ils adressaient à l'autorité administrative, mais infructueusement, leurs nombreuses plaintes ; aussi ce n'est qu'en désespoir de cause qu'ils ont traduit Delabrière devant les tribunaux; il est bien certain, dès lors, que l'arrêt attaqué est nul pour avoir jugé le fond de la contestation, au lieu de se déclarer incompétent. Vainement a-t-on dit qu'il ne s'agissait, dans la cause, que d'une demande en dommages intérêts; car il est facile de voir, par les conclusions, que les adversaires avaient demandé le rétablissement du lit de la rivière dans son ancien état, eu l'abaissement des eaux au-dessous du niveau fixé par l'autorité, et c'était bien là une demande du ressort de l'autorité administrative; au surplus, quand les dommages intérêts auraient été l'unique objet de l'action, !a question n'en aurait pas moins été administrative, car elle prenait naissance à l'occasion de la hauteur des eaux; elle consistait, en effet, dans le point de savoir si cette hauteur était ou noo préjudiciable aux propriétés des adversaires; si, en un mot, celle hauteur devait ou non être maintenue, •« qui rendait la cause purement administrative. La cour de Rouen devait donc, dans tous les cas, se déclarer incompétente. — L'exposé qu'on vient de lire et l'arrêt suivant dispensent de développer la réponse du défendeur. — Arrêt.

La cour; — Considérant qu'aux termes de la loi du 6 oct. 1791, les propriétaires d'usines établies sur les rivières sont garants de tous dommages que les eaux pourraient causer aux propriétés voisines par la trop grande élévation des déversoirs ou autrement ; 

— Que, par l'arrêté de l'administration centrale qui, en 1792, a autorisé Delabrière à construire un moulin sur la rivière de Caillouville, la disposition de la loi ci-dessus a été rappelée, et Delabrière déclaré responsable des dommages que les travaux sur la rivière pourraient causer à autrui ;

— Que la demande formée contre lai par Lenoir et les époux Lebreton avait pour cause le préjudice qu'il leur avait causé en faisant refluer les eaux sur leurs propriétés, et tendait, entre autres chefs, à ce qu'il fût tenu de leur payer 3,000 fr. de dommages-intérêts ; 

— Que c'est uniquement cette demande en dommages intérêts que la cour royale a retenue, et sur laquelle elle s'est, avec raison, déclarée compétente, puisque celte action, intéressant la propriété, était du nombre de celles dont les tribunaux seuls peuvent connaître; 

— Qu'il importe peu que Delabrière se soit conformé, ainsi qu'il le prétend, à ce qui lui était prescrit par les actes administratifs,relatifsàla construction de son moulin, puisque, d'après la loi ci-dessus citée et d'après l'arrêté qui le concerne, il est garant du dommage qu'il a pu causer, par cela seul qu'il en a causé, et quelle que soit la teneur des actes administratifs dont il excipe ; 

— Rejette.

SOURCES

Le Journal de Rouen.
Mémoire historique et descriptif sur l'abbaye de Saint- Wandrille., par M. L. H. Langlois
Les églises de l'arrondissement d'Yvetot Par Jean Benoît Désiré Cochet
La Normandie Romanesque, Amélie Bosquet.





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