Il
ne s’agit pas de comparer la vie dans les fermes avant et
maintenant mais de relater les conditions de vie il y a 80 ans. A
peine un siècle. Comme une photo instantanée ! Le
constat est
tranchant tant le progrès social et technique a
évolué. Henri
Mallet, 87 ans, qui a gardé toute sa mémoire
teintée d’une
certaine poésie, a toujours vécu dans cette ferme
au lieu-dit Le
Manoir Bressy, entre Seine et marais, juste avant Yville. Henri
raconte :
« La
vie dans la
vallée de la Seine au cours des années 40,
n’était pas facile,
comme on le disait, il manquait 19 sous pour faire 20 sous.
D’abord,
à cause du gel des arbres fruitiers, pas de
récolte, pas d’argent,
c’était notre cadeau du ciel qui
s’envolait.
|
|
Dans les marais, les
bêtes assoiffées, restaient enlisées
pour boire dans les fossés
ou dans les mares. Quand par chance, une personne s’en
apercevait,
elle appelait au secours en poussant des ouh ! ouh! Les gens
connaissaient la chanson et accouraient. Pour sortir la bête
de là,
ce n’était pas facile. Il fallait creuser la vase
et passer une
corde sous le poitrail de la bête et tout le monde tirait
pour la
sauver.
Sur chacun des trois
chemins traversant les marais, il y avait deux barrières,
une à
l’entrée, l’autre à la
sortie, qu’il fallait ouvrir et fermer
à chaque passage. Les barrières
étaient d’abord, en bois,
construites par monsieur Beauvallet, maréchal ferrant puis
en fer
faites par monsieur Lehaitre, serrurier, quincailler près de
la
boulangerie.
|
Ensuite,
le
débordement de la Seine, presque tous les ans, inondait
cours
plantées, champs et prairies. L’eau si vite venue,
ne repartait
que très lentement surtout dans les prairies
basses.
Dans
ces prairies, une
mouche pondait des œufs qui devenaient des strongles
avalés en même
temps que l’herbe. Ces
strongles se logeaient dans le foie.
|
Le cheval, la plus belle
conquête de l'homme. Il a
apporté très largement sa contribution pour
réussir les moissons avant
l'arrivée du tracteur... Pas de pollution, pas de
chômage... Une
ambiance festive autour des travaux agricoles. |
La bête avait la
diarrhée et
devenait saucisse 1
à cause de la bronchite
vermineuse
Il
fallait la vendre pour 4 sous et chose surprenante, passée
à l’étuve, la bête était
consommée.
Une autre maladie, la fièvre aphteuse, empêchait la vache de manger et de marcher..
|
Quant aux terres
sableuses, elles étaient de mauvaise qualité. La
récolte souffrait
du manque d’eau sans compter les lapins de garenne en
surnombre qui
mangeaient les récoltes et les doryphores qui infestaient
les
patates.
L’abreuvement des vaches au piquet était aussi une
corvée ! Quand un fossé passait près de la
prairie, on pouvait remplir le baquet avec un pucheux 2. Sinon,
il fallait atteler le cheval au fût à eau et le reculer en
bords de Seine et juché sur le châssis, avec un seau
à la force des bras, remplir le tonneau.
Et puis, les vaches attachées au piquet, il fallait les mener au
baquet et on s’apercevait qu’une vache buvait très
lentement : une gorgée toutes les 5 secondes.
Au repas des anciens, la cadence est bien meilleure !
Pour les vaches, il y avait la pose des « menottes », une
chaîne à deux branches qui partait du licol vers les deux
pattes avant pour les empêcher de manger les greffes et les
branches basses.
Les prairies basses étaient le paradis des bécassines qui
volaient en zigzag, des râles des genêts au vol et au cri
si particulier, et aussi des sarcelles, petits canards sauvages dont le
vol et le cri étaient si faciles à reconnaître !
Disparue aussi l’alouette, adorable petit oiseau des sablons qui
restait comme suspendue à 6 mètres du sol en battant des
ailes et en gazouillant comme pour souhaiter la bienvenue aux visiteurs.
|
Pendant
la pause, les moissonneurs se désaltèrent avec du
cidre appelé
aussi la « besson ». Elle
était servie dans des cruches
en terre par les servantes employées dans les fermes. Au
Manoir
Bressy des scènes identiques s’y produisaient
compte tenu de la
rudesse et l’ardeur au travail.
Petit
rappel historique : ce manoir a appartenu à Philipe
de Bressy
en 1509, à Pierre Quesne juste avant la
Révolution, à Nicolas
Quesne et Jean Darcel en 1826 et enfin à Monsieur de
Saint-Germain
en 1902 4
|
A la maison, chaque matin, il
fallait allumer le fourneau pour cuisiner et avoir un peu
d’eau chaude. Le bois restait dehors, brûlait mal
en versant des larmes. Certains disaient que le bois sec
brûlerait beaucoup trop vite et manquerait ! Et
puis, il fallait scier le bois. On pouvait voir une mère de
famille ou ses grands enfants avec la scie entre les jambes, pour
dépanner.
C’est
qu’il fallait aussi du bois pour chauffer l’eau
pour laver le linge dans la lessiveuse et aussi pour cuire les pommes
de terre et le seigle en grains pour les animaux.
La grande
cheminée était plus facile à alimenter
avec des grosses bûches, des souches et même des
perches que l’on repoussait. Et puis, la marmite
accrochée à la crémaillère
pouvait dépanner pour la cuisine. Pour avoir de
l’eau, pas de robinet, il fallait pomper à la
main !
Pour boire,
l’eau était délaissée. On
buvait de la boisson : du cidre mélangé
avec de l’eau qui avec le temps, devenait sûre et
aigre. La coutume était de fermer le fût bien plus
tard en posant la bonde quand le coucou chantait début mai.
Quand le
champ à biner était éloigné
de la ferme, on pouvait demander une bouteille de boisson aux voisins.
Ça ne marchait pas toujours. Le voisin prétextait
que la champleur 3 était gelée en
été !
Plus
tôt dans le temps, vers 1920, les prunes-cerises,
hâtives et les tardives appelées raies de mulet,
cueillies avant maturité, partaient pour
l’Angleterre. Le marché a
été perdu car les anglais
fâchés, ont trouvé des cailloux au
milieu des fruits.
Pendant la
guerre, il y avait les réquisitions allemandes : il
fallait livrer une bête ou des haricots secs ou des pommes de
terre.
Supportant
toutes ces misères, on se demande comment les gens pouvaient
fêter gaiement les baptêmes, les communions, les
mariages et les soirs de battage. Un de ces soirs, on pouvait entendre
Ferdinand chanter :
« Pierre
Jean-Pierre maria sa fille,
Grosse et grasse et bien gentille,
Il la maria à Pierrot
Ridinguette et ridingot
Quand arriva le minuit,
La bru fît pipi au lit,
Le brument plus honnête,
Fît caca par la fenêtre
Ça tombit sur le porteur d’eau
Ridinguette et ridingot,
Oui, qu’était là avec ses deux seaux.
Ça coulit dans ses sabots
Ridinguette et ridingot. »
Ferdinand
avait une autre qualité : planter les pommes de
terre avec son pied. Debout dans la raie de labour, il laissait tomber
un plant de pommes de terre. Son pied le rattrapait et
l’enterrait quelque peu dans la terre. Il lui fallait une
certaine adresse à Ferdinand, pour le faire bien, ni trop
peu ni trop profond ».
Méthode
empirique qui ne nécessite aucune machine à
planter mais un bon coup de talon…
Gilbert FROMAGER.
1 – vache
dont la viande est impropre à la consommation
2 – ustensile comme un seau à long manche pour
puiser l’eau
3 – cannelle ou robinet en bois de la barrique
4 – Fondation du Patrimoine, Rouen
|
|