Ils sont restés sept siècles au garde-à-vous. Avant de se lancer dans un parcours nettement plus sportif. Voici les tribulations des douze apôtres de Jumièges...

Après la désastreuse guerre de Cent ans, la prospérité revint peu à peu à l'abbaye de Jumièges. Si bien que dans les années 1330, on confia à un atelier parisien l'exécution de douze apôtres dans un calcaire au grain le plus fin. Nos statues s'adossèrent dans la grande église Saint-Pierre. Là, de leur socle, ceints de leur robe et drapés dans leur manteau, les compagnons de Jésus allaient être les témoins silencieux de sept siècles d'histoire...

Et survint la Révolution. Le 15 mai 1791 le curé de Duclair, appuyé par le maire, s'adresse au district de Caudebec. Son église est bien triste. Alors, il demande quelques ornements de l'abbaye de Jumièges. De partout, ne vient-on pas à pleines charrettes se servir dans le moutier désaffecté. Une autre tradition veut que ce soit le citoyen Lefort, propriétaire des ruines de 1802 à 1824, qui ait fait don de ces sculptures au Concordat.


Toujours est-il que le collège apostolique de Jumièges prit le chemin de Duclair. Curieusement, seul Saint Jacques-le-Majeur, un original celui-là, fit bande à part et alla se réfugier à Saint-Marguerite-sur-Duclair.

Reléguées, enterrées...


A Duclair, nos statues furent disposées sur des consoles, dans les bas-côtés de l'église. De doctes archéologues virent les saluer en couchant quelques notes ébahies sur le papier.

Et puis l'église de Duclair fut restaurée en 1860. Et on voulut la décorer d'un chemin de croix en plâtre polychrome. Du coup, on trouva soudain nos apôtres bien encombrants. Ils furent rassemblés un temps dans le bas de l'église. Puis relégués dans un bâtiment voisin servant aux pompes funèbres. Mais plusieurs amateurs en proposaient de l'argent. Beaucoup d'argent. Et ça, le curé ne voulait pas en entendre parler. Pour en finir, il ordonna de les faire enterrer dans l'ancien cimetière. Ce qui fut fait à la va-vite, sans autre cérémonie. On empila nos apôtres et quelques autres saints les uns sur les autres, là, devant le portail occidental de l'église. Quatre sculptures échappèrent cependant à leur inhumation. On les réinstalla dans la nef. Parmi elles : saint Pierre et saint Paul qui gagnèrent bientôt le bas-côté sud. La promenade continuait...



Les années passèrent. Mais on gardait toujours en mémoire les bons saints de pierre ensevelis sous terre. Jusqu'au jour où la commission départementale des Antiquités prit l'affaire en main.


21 juin 1922. "M. le commandant Quenedey signale que des statues seraient enterrées au parvis de l'église de Duclair, depuis une soixantaine d'années. Est-ce par superstition ancienne ou par suite de leur mauvais état ?
M. le chanoine Jouen répond qu'il y a nombre d'exemples de ces enterrements, qui sont réguliers, quand il s'agit d'objets bruts. Il cite l'église du Trait on a vu une statue de la Viergecemment exhumée du cimetière. Le curé-doyen de Duclair est favorable à cette recherche, et M. James offre de se charger de l'enquête et de s'informer, soit près de la municipalité, soit aux Ponts et Chaussées.


19 décembre 1922 : "M. James annonce que M. le curé de Duclair se dit en mesure de retrouver les statues enterrées dont on a parlé précédemment."

23 avril 1923 : "M. James annonce la prochaine ouverture d'une campagne de fouilles à Duclair qui doivent permettre de retrouver les statues enfouies devant l'église. Que fera- ton de ces effigies ? Après échanges, il est proposé de les remettre à l'église si toutefois elles sont retrouvées dans un état convenable de conse vation."

15 juin 1923. M. Allinne rend enfin un rapport. Extraits...

"Je me suis rendu à Duclair, le 26 mai dernier, pour examiner les statues de pierre qui venaient d'être extraites du sol, devant le portail occidental de l'église paroissiale, par les soins de MM. Denise et James, conseillers généraux. Je les ai trouvées plus ou moins mutilées. Toutes sont décapitées ; toutefois, trois d'entre elles se présentent dans un état de conservation assez bon ; deux autres, au contraire, sont tellement dégradées, qu'elles m'ont paru, pour ainsi dire, inutilisables. 


"Deux têtes séparées ont également été extraites de la fouille ; elles sont d'un beau caractère, d'une exécution soignée et proviennent certainement de ces statues qui avaient, étant complètes, une hauteur de 1 m. 75 environ. Toutes les statues enterrées n'ont pas été exhumées ; il en resterait encore six à découvrir. Leur emplacement a été reconnu, et j'ai vu l'une d'elles qui affleurait le bord de la fouille. Elles sont recouvertes d'une couche de terre ayant à peu près cinquante centimètres d'épaisseur...

"D'après les dires d'un ancien habitant de Duclair, que j'ai questionné, ces statues proviendraient de l'abbaye de Jumièges et auraient été apportées en l'église paroissiale au cours du siècle dernier."

On se rappelle d'ailleurs les dilapidations commises alors en cette malheureuse abbaye. Et le fait n'est pas unique...

"Quoi qu'il en soit, ces statues présentent un véritable intérêt archéologique. Elles ont été,  malheureusement, comme toujours, recouvertes d'un badigeon mais leur séjour en terre, en désagrégeant cette peinture superficielle, a permis de retrouver leur polychrome primitive, très curieuse, la dorure dominait.

"Malgré les mutilations, que j'ai déjà signalées, il conviendrait de conserver ces oeuvres d'art et aussi d'extraire du sol les statues qui y sont encore enterrées .

"Reste le choix de l'asile à leur donner. En attendant qu'une décision soit prise à ce sujet, il suffirait de les mettre à l'abri des intempéries et des actes de malveillance. Les têtes sculptées ont été déposées dans un timent voisin de l'église, celui dans lequel les statues avaient été placées jadis, abri qui  me paraît par conséquent peu sûr."

James ayant achevé son rapport, on le félicite chaleureusement. Chirol rappelle alors la tradition selon laquelle Lécuyer avait fait don de ces statues. Allinne s'interroge encore : que faire de ces statues. Car James le fait observer : "ni le maire, ni le curé ne semblent disposés à les conserver." Ruel insiste pour que  l'impossible soit fait afin qu'elles soient remisées à Duclair.
Le Commandant Quenedey est septique :"En pareil cas, elles risqueraient à nouveau d'être supprimées dans quelques années, surtout si leur état ne permet pas de leur rendre un culte.

Trève de discussion ! Un vœu est adopté à l'unanimité : « La Commission Départementale des Antiquités émet le voeu que les statues de Duclair, au cas « leur conservation ne pourrait être assurée dans la commune, soient déposées au Musée Départemental des Antiquités.»


16 octobre 1923. MM. James, Allinne et Jouen insistent pour la reprise des fouilles de Duclair.


L'une fort endommagée, les autres décapitées, nos statues élurent donc domicile à Rouen où on recommença à les oublier. Comme l'étaient les quatre autres restées dans l'église de Duclair où un triste badigeon grisâtre voilait leur beauté.Quant à l'exilé de Sainte-Marguerite nul ne songea à le réunir à ses frères.

Nouveau texte de Allinne :

Les habitants de Duclair racontaient parfois aux touristes que certaines vieilles statues avaient été jadis enterrées dans le cimetière qui entourait l'église paroissiale; cette singulière inhumation ne remontait d'ailleurs qu'à une cinquantaine d'années. Les statues ornaient alors dans l'église les murs des bas-côtés; l'érection d'un chemin de croix les avait fait disparaître. Déposées tout d'abord dans la nef, elles gênaient, disait-on, la circulation; vieilles et dégradées, elles semblaient ne plus convenir; alors, suivant une habitude à peu près constante en pareille circonstance, le curé-doyen, ne voulant pas s'en débarrasser par vente, avait décidé qu'une fosse serait creusée dans le sol du cimetière voisin, et qu'elles y seraient déposées; l'opération fut clandestine, mais les vieillards en avaient conservé le souvenir; ils connaissaient l'endroit qui avait été choisi; c'était le parvis de l'église.

A la suite d'une excursion organisée en 1922 par la Société des Amis des Monuments rouennais, et après une communication faite dans le même temps à la Commission des Antiquités de la Seine-Inférieure, MM. Denise et James, conseillers généraux, songèrent à faire quelques fouilles sur l'emplacement qui leur était désigné.

Les recherches, faites à deux reprises, l'année suivante, en mai et novembre, confirmèrent l'exactitude des dires. On mit à jour huit statues représentant des personnages de grandeur nature, mais toutes décapitées. Trois têtes furent recueillies; une seule pouvait s'adapter sur le bloc mutilé; cela permit de reconstituer une statue, d'une manière aussi satisfaisante que possible.

Ces statues sont, pour la plupart, des œuvres du XIVe siècle (cinq apôtres, un évêque); une d'elles fut sculptée au siècle suivant; la dernière, enfin, qui n'est guère antérieure au XVIIe siècle, représente un diacre.

Une tradition, difficile à contrôler, les fait venir de la grande abbaye voisine de Jumièges; cette allégation paraît vraisemblable, l'abbaye ayant été, comme on le sait saccagée puis vendue comme bien national à la suite de la Révolution. Quoi qu'il en soit, et bien qu'elles fussent gravement mutilées, ces statues sont d'une qualité indéniable et l'on doit se réjouir de la curieuse découverte de MM. Denise et James.

Les statues avaient été, tout d'abord, richement décorées de peintures vives rehaussées d'or; plus tard, quand on eut perdu le goût de cette polychromie éclatante que le moyen âge affectionnait, elles furent enduites d'un badigeon au lait de chaux. C'est dans cet état qu'elles furent trouvées; cette couverte factice ayant disparu, elles se montrent maintenant colorées d'une patine dont les tons chauds sont d'un effet agréable.

Les plus anciennes peuvent avoir été sculptées vers le milieu du XIVe siècle; elles présentent, en effet, ces draperies maniérées que les « imagiers » de l'époque compliquaient à plaisir, se complaisant dans l'arrangement habilement calculé, de ces plis tuyautés, multiples et terminés en volutes sinueuses. Deux des têtes recueillies se rattachent à cette première série; l'une d'elles, d'une expression sereine et attendrie, est tout à fait remarquable.

La seule statue que l'on ait pu reconstituer est bien différente ; traitée en ronde-basse, avec un réel souci du volume, elle a dû faire partie d'un groupe disposé pour être vu d'assez près, vraisemblablement une mise au tombeau. L'attitude du personnage semble confirmer cette hypothèse; son regard abaissé vers quelque chose qui fait défaut aujourd'hui, évoque la figure couchée du Christ mort.

C'est un homme âgé, trapu, enveloppé dans les abondants plis diagonaux d'une lourde étoffe; le visage barbu, maigre, asymétrique, exprime une émotion contenue mais profonde. Une femme, sculptée dans les proportions réduites des priants, se tient hum- blement agenouillée à ses pieds. Les bras de la statue ont été brisés; néanmoins, avec un peu d'attention, il est facile de rétablir par la pensée l'action du personnage; il devait, dans la Mise au tombeau dont nous le supposons provenir, tenir l'extrémité du suaire.

Cette œuvre, empreinte du réalisme puissant et pathétique propre au XVe siècle, serait, croyons-nous, le lamentable souvenir d'une des plus anciennes Mises au tombeau, connues en Normandie, où, heureusement, il s'en trouve encore aujourd'hui beaucoup et de fort belles.

Les statues ainsi exhumées ont été, avec l'assentiment du Conseil municipal de Duclair, déposées au Musée des Antiquités de la Seine-Inférieure; elles ne seront pas une des moindres curiosités de ce Musée, qui contient déjà tant d'ouvrages précieux de la statuaire normande.

Réhabilitées !

1954 ! On célèbre avec faste le XIIIe centenaire de la fondation de l'abbaye. Congrès scientifique à Jumièges. Exposition à Rouen. Là, Robert Flavign et Elisabeth Chirol ont réuni foule de documents sur l'ancien monastère. Mais l'une de leurs meilleurs idées, c'est de rassembler dix Apôtres. A Jumièges, Cécile Goldscheider, assistante du musée Rodin, les fait revivre par la parole en leur consacrant une conférence.


L'exposition ferme. Saint Jacques-le-Majeur retrouve son socle à Sainte- Marguerite. Duclair réclame ses neuf compagnons. On les installe sur le dallage du bas-côté nord de l'église. Isolés du sol par un support de bois. Voici donc nos rescapés. Leur taille va de 1,68m à 1,75m. Leur socle, peu épais, est vaguement circulaires. Le plus souvent à trois pans sur le devant, voire à deux seulement. Toutes aussi, sauf une, sont plus ou moins évidées dans le dos. Car elles furent arrachées à leur support. Que reste-t-il de la riche polychromie rehaussée d'or qui subsistait encore en 1923 ? Quelques traces d'outremer, de vermillon. Rien de plus. Mais les chefs ont été consolidés ou rajustés sur les corps dont ils avaient presque tous été séparés. 


Au XIIIe centenaire on demanda le retour des apôtres au musée de Jumièges.



Laurent QUEVILLY.



Additif

Le sort s’acharnerait-il sur les sépulcres de Jumièges ? Si celui de l’église paroissiale représentant initialement un Christ en croix a été scié au niveau des bras pour les placer le long du corps, le sépulcre de l’abbaye a été retrouvé quant à lui à l’église de Caudebec-en-Caux, pareillement abîmé.

Ce sépulcre des XVIe et XVIIe siècles a été offert à la fabrique de Caudebec-en-Caux en 1796 par le propriétaire de l’abbaye, le citoyen Lécuyer.

Il consiste en un ensemble de six statues géantes en pied et un Christ gisant. Ces statues sont aujourd’hui disposées le long des murs d’une chapelle, de même que le gisant dont elles sont ainsi éloignées. Or, initialement, les personnages du groupe devaient entourer le Christ au tombeau, tenant dans leurs mains les extrémités du suaire. Il en résulte d’étranges objets de pierre aux mains des statues, objets qui ne sont autres que des morceaux du suaire. L’ensemble reste néanmoins fort joli, d’autant qu’il a fait l’objet de divers travaux de mise en valeur.

Ainsi en va-t-il de diverses œuvres d’art, parfois volées, vendues et disséminées. Le collège apostolique du XIVe, appartenant à l’abbaye de Jumièges a longtemps conservé plusieurs de ces statues à l’intérieur de l’église de Duclair. Depuis, ce sépulcre regagna Jumièges, d’où l’on peut l’admirer au logis abbatial.

Paris-Normandie, 26 août 2015


SOURCES

Bulletin de la commission des Antiquités (1922, 1923, 1960)
Congrès du XIIIe centenaire (1953)
Bulletin de la Société libre d'émulation (1923).

QUIZZ

D'autres fouilles furent-elles entreprises ?
Où se trouvent actuellement chacune de ces statues ?