D'après Louis Brindeau

21 décembre 1870.
Après les avoir autorisés à monter à Rouen, les Prussiens sabordèrent et coulèrent en Seine sept navires anglais pour barrer le fleuve. Le scandale faillit se muer en un conflit entre la Prusse et l'Angleterre. Yainville et La Fontaine furent le décor de cette tension internationale...

Après l'occupation de Rouen par l'armée de Manteuffel, c'est-à-dire à partir du 5 décembre 1870, le Préfet maritime de Cherbourg avait tout d'abord décrété le blocus de la Seine. Mais, dans la seconde quinzaine du même mois, cette mesure avait été rapportée afin de permettre aux populations riveraines du fleuve de se ravitailler. Toutefois, en fait, nous n'étions maîtres de la Seine que jusqu'au Trait, au-dessus de Caudebec, des batteries de gros calibre ayant été établies en amont par les Prussiens pour empêcher nos canonnières de monter plus haut.

Réchauffer les Rouennais...


Le général de Bentheim, commandant supérieur à Rouen, n'avait point, cependant, une confiance absolue dans cet obstacle et il avait demandé, à l'arsenal de Wilhemshaven, des torpilles et des mouilleurs de mines. Mais cet envoi se faisait attendre, et le général avait été avisé, par ses espions, d'un projet de mouvement simultané de nos troupes de terre et de nos navires. Or, précisément au même moment, le conseiller d'Etat Kramer, « Préfet royal prussien de la Seine-Inférieure », s'inquiétait du manque de charbon à Rouen. La population souffrait cruellement du froid ; les établissements industriels, privés de combustible, avaient fermé leurs portes et une effervescence inquiétante se manifestait parmi les ouvriers. Le Préfet Kramer demanda donc au général de Bentheim d'autoriser la montée des charbons par navires neutres. Tout aussitôt, un trait de génie — de génie allemand — traversa la cervelle du général et c'est avec joie qu'il accueillit cette proposition.

Escale à Yainville


Quelques jours après, sept goélettes ou brick-goélettes anglais jetaient l'ancre au mouillage de Yainville, près de Jumièges et y recevaient des saufs-conduits du « préfet de police prussien » de Hydebrand de Lassa pour monter jusqu'à Rouen. C'étaient l'Alice, le Mac-Larren, la Jane-Tindell, le Sunderland ; le Sally-Gole, de Newcastle ; la Jessamine, de Rochester ; l'Ann, de Shields et le Sylph, de Withby.
Tout alla pour le mieux tant que dura le déchargement des charbons si impatiemment attendus ; mais les choses changèrent subitement de face lorsque les bâtiments anglais voulurent redescendre le fleuve, bien qu'ils fussent munis de laissez-passer en règle délivrés par le général et contresignés par M. Herring, vice-consul d'Angleterre à Rouen.

Nouvelle escale à La Fontaine



A cette époque, les navires descendant lèges , ce qui était le cas — étaient obligés de faire escale à la Fontaine, près Duclair, pour prendre, comme lest, des chargements de craie. Arrivés à cet endroit cinq des goélettes furent accostées par des bateaux-porteurs à vapeur du port de Rouen, armés en guerre par les Prussiens ; puis malgré leurs protestations et leur résistance, officiers et matelots furent contraints, à coups de crosse, de quitter leur bord et mis brutalement à terre. Le second de la Jane-Tindell et une partie de son équipage, particulièrement récalcitrants, essuyèrent même le feu d'une section d'infanterie postée sur la rive, puis furent parqués pendant 17 heures, sans nourriture, à bord d'un remorqueur. Aussitôt évacués, les navires étaient tout d'abord pillés, puis sabordés ou percés à coups de hache et au moyen de baïonnettes formant dents de scie.

L'idée d'un barrage


Ces actes de piraterie, dignes des fameux « frères de la côte », avaient duré plus dune journée et le consul anglais, prévenu, s'était hâté d'accourir. Mais son intervention fut vaine et, sous ses yeux, la Jane-Tindell, percée de toutes parts, s'abîma dans le fleuve.
L'idée géniale du général de Bentheim consistait à établir à cet endroit, particulièrement resserré, un barrage avec les coques des navires anglais ! Cependant deux d'entre eux, l'Ann et le Sylph, étaient encore dans le port de Rouen. La marée descendant, les Prussiens trouvèrent plus expéditif de les saborder sur place, le jusant devant leur faire rejoindre, entre deux eaux, les carcasses des autres.

Des échauffourées


Le scandale dépassa toutes proportions à bord du 
Sylph. Le capitaine Ramdale ayant fait hisser son drapeau, puis crié fièrement aux exécuteurs : « Mon navire est anglais, vous ne l'aurez pas », un lieutenant prussien lui répondit avec insolence : « Moi pas inquiéter s'il est français, anglais, allemand ou norvégien, moi avoir besoin de lui pour le couler dans la rivière ! »
Quelques minutes après les soldats sommaient le capitaine d'enlever son pavillon et, comme il s'y refusait , ils l'amenèrent eux-mêmes, puis le foulèrent aux pieds, accompagnant des propos les plus grossiers cette suprême injure.

Tension internationale


Ces actes de baraterie soulevèrent la plus vive indignation en Angleterre. Mais les journaux allemands — notamment la Gazette d'Aix-la-Chapelle — ripostèrent sur un ton ironique. Il n'y avait pas à se gêner, disait-elle, « avec les boutiquiers de la Cité » ; on verrait à s'arranger, moyennant indemnité. Mais le « Préfet royal prussien de la Seine-Inférieure » ne l'entendait pas de cette oreille et sa réponse au Consul anglais surpassa en fourberie tout ce qu'on peut imaginer : « Aucune indemnité du côté prussien ne vous est due. Cette mesure étant précisément pour empêcher les navires de guerre français d'avancer, il est manifeste que la France est seule responsable des dommages, vis-à-vis des propriétaires ». Il n'était pas possible d'être plus... allemand !

Cependant le gouvernement anglais ne se contenta point de cette réponse. Il envoya une canonnière à Rouen, et Bismarck, après une série de faux fuyants, se décida à déclarer à lord Granville « qu'il regrettait que ses troupes, pour éviter un danger immédiat, aient été obligées de saisir des navires appartenant à des sujets anglais et qu'il admettait, le principe d'indemnités  équitables ». C'était proclamer en principe la légitimité, moyennant finances, d'un acte fondé sur la fameuse maxime : « La fin justifie les moyens ».

Le droit international et les principes de la neutralité demeuraient ainsi outrageusement et impunément violés à notre détriment. Mais, quelques journaux anglais continuèrent seuls à dénoncer le danger d'un pareil précédent, et nos protestations restèrent, sans écho au milieu d'une Europe inattentive et imprévoyante.

Louis BRINDEAU.
Sénateur de la Seine-Inférieure

Trois autres navires constituent  également ce barrage. Ceux-là son français. Il s'agit :
1) du brick
Mascary, appartenant à M. Lequesnier, de Quevilly, courtier Roux. Déclaration au gouvernement français par exploit de Gonfray, huissier, indiquant une valeur de 45.000 F au nom de M. Alfred Etienne, consignataire et créancier.
2) Le brick goélette Les trois Marguerite, à M. Badille, de Bordeaux, courtier Rapp. Déclaration au maire de Rouen d'une valeur de 16.500F.  
3) Enfin du chaland
Oscar, à M. Gaudet, de Rouen, courtier Denis. Un officier prussien a donné, en réquisition, un bon estimant sa valeur à 5.000F.

Le dispositif est complété par une batterie à la Fontaine et un barrage de torpilles au niveau de Guerbaville.

Plan représentant les neuf navires coulés dans la largeur de la Seine. Seule apparaît une passe ayant 50 m de large en ouverture et qui, le 4 février 1871 avait une profondeur de 11,70 au dessous du niveau de la pleine mer.



L’affaire des six navires anglais coulés dans la Seine, devant Duclair, continue à faire du bruit. Ou se demande en vertu de quel droit, ou de quelle convention, un pareil acte a pu être accompli ; et cette question est aujourd’hui soumise à l’examen de la presse et du public.

Le fait est exact, mais les circonstances qui l’ont précédé et préparé restent encore enveloppés de quelque obscurité. D’après le Courrier du Hâvvre deux versions circulent :

Selon la première, les six navires anglais, dont cinq descendaient de Rouen sur l’est et le sixième y remontait chargé de charbon, auraient été, sans avis ni injonction préalable, canonnés par les batteries prussiennes établies en toute hâte sur la rive du fleuve. Le second d’un de ces navires aurait manqué d’étre tué, ce qui indiquerait la précipitation avec laquelle on aurait procédé.

Selon une autre version, moins, accréditée, mais qui ne manque pas d’une certaine vraisemblance, le coulement des navires anglais aurait été précédé d’une négociation entre les autorités prussiennes et les capitaines de navires, négociation à la suite de laquelle ces navires auraient été vendus aux Allemands, et payés à l’aide d’un do ces bons billets à la Châtre dont les chefs de l’Allemagne ont leurs poches pleines.

En examinant ces deux hypothèses, le Courrier fait admirablement ressortir les conséquences de chacune d’elles au point de vue du droit international :

« Si les navires anglais ont été coulés par les canons prussiens sans l’autorisation des capitaines de ces navires, il y a, dans ce fait, violation flagrante et insultante du droit des neutres. Car les autorités prussiennes qui occupent momentanément Rouen, auraient dû, avant tout acte d’hostilité, notifier aux étrangers le blocus de la Seine en amont de Duclair. Cette notification , aux termes du droit international, aurait dû être non seulement publiée, mais signifiée individuellement à chacun des navires étrangers présents dans ls port de Rouen et inscrite sur les papiers du bord. En outre, un certain délai va être accordé aux navires étrangers pour quitter le port bloqué. 

« Rien de cela n’a été fait : nul blocus de la Seine n’a été notifié par les autorités allemandes, et la navigrtion de ce fleuve est, en droit, aussi libre que celle de la Tamise ou de la Mersey. Si donc les six navires anglais coulés devant Duclair l’ont été sans le consentement formel de
leurs capitaines et du consul d’Angleterre à Rouen, le pavillon anglais a reçu une insulte telle que nous ne croyons pas qu’il y en ait jamais subi une pareille depuis Cromwell.

«  C’est l’énormité de l’outrage qu’aurait subi le pavillon anglais, si les choses s’étaient passées comme nous venons de l’exposer, qui a donné créance à la seconde version qui expliquerait le fait de Duclair par une collusion, une entente hostile contre la France, entre les autorités militaires prussiennes et les capitaines anglais.

» Si les capitaines anglais, après avoir vendu leur charbon aux Français, ont vendu leurs navires aux Prussiens et les ont livrés au point précis où ils devaient être coulés pour rendre impossible pour longtemps, ou pour toujours peut-être, la navigation de la Seine, ils ont pu croire faire un acte de commerce et de propriété ; dès lors, ils n’ont rien à réclamer des Prussiens que le paiement de leur odieux marché. Mais alors surgit une autre question. Un navire peut-il, sans perdre le bénéfice de sa neutralité, coopérer directement a un acte d’hostilité, alors surtout que cet acte d’hostilité, est dirigé contre celui des belligérants qui lui donnait l’hospitalité.

» Le fait de Duclair se trouve donc placé dans l’une de ces alternatives : où il est un outrage fait par le canon prussien au pavillon de la reine d'Angleterre ; où il est un acte d’hostilité commis par des sujets britanniques contre la France, sur le territoire français mëme.

» Nous ne croyons pas que l’on puisse sortir de ce dilemme et quelle que soit la solution, elle nous paraît de la plus haute gravité. »

Rouen est libérée le 22 juillet. Il faudra soigneusement étudier le renflouement des navires coulés par onze mètres de fond à Duclair.


8 septembre 1871. On écrit de Duclair au Journal de Rouen :

« Deux accidents maritimes sont arrivés samedi en Seine, à la hauteur du barrage fait par les Prussiens au-dessous de la Chaire-de-Gargantua, au moyen de navires coulés.

« Le premier s'est réduit à un abordage entre un vapeur anglais montant au flot et une goélette qui a eu quelques hauts-mâts brisés.

« Le second, survenu une petite heure après, a eu pour conséquence la mort d'un homme. Un grand vapeur français, descendant contre la marée, a donné par le travers d'un toueur ancré en amont du barrage.

« Le choc a été amorti en partie par suite de la précaution que le vapeur avait prise de jeter l'ancre, mais le mouvement imprimé au toueur par l'abordage a fait tomber à l'eau un matelot qui n'a pu être repêché, malgré les nombreuses embarcations arrivées des navires a l'ancre des deux rives. La femme de ce malheureux s'était jetée à la Seine après son mari en poussant des cris déchirants. Elle a été sauvée.

« Le toueur, qui est percé sur son flanc, a dû se mettre à la côte, afin de ne pas sombrer. »




SOURCE
La Dépêche de Brest, 6 février 1915.
Recherches de Jean-Yves Marchand aux Archives départementales.