On lit dans le Journal de Rouen du 10 août 1838:

Nous avons été hier témoins d’une expérience nautique du plus haut intérêt. Le bateau à vapeur en fer à haute pression, le Corsaire-Rouge, de la force de soixante chevaux, construit, coque et machine, par M. Pauwels, à Paris, était depuis quelque temps attendu à Rouen. Il est arrivé mardi à sept heures du soir, après être parti du Pecq à huit heures du matin, et avoir éprouvé en route plus d’une demi-heure d’arrêt, ce qui fait moins de dix heures et demie pour le parcours des quarante-sept lieues du Pecq a Rouen. Cette vitesse est déjà fort belle, attendu l'état actuel de la rivière, qui, étant très basse, oblige les bateaux à suivre toutes les sinuosités du chenal, et laisse sur plusieurs points à peine assez d'eau pour permettre la navigation, en ce moment les Dorades, dont la vitesse était jusque là dite sans égale, partent du Pecq à huit heures du malin, et arrivent souvent à Rouen à neuf heures passées. Mardi, notamment, par suite des difficultés que nous venons de signaler, le bateau de cette compagnie est arrivé à plus de neuf heures et demie.

Mercredi, le Corsaire-Rouge a fait une course d’essai sur La Bouille, et quoiqu'il eût, au départ, à lutter contre toute la force du flot, il n’a mis que cinquante-huit minutes en route, et a dépassé, au Val-de-la-Haye, le bateau l'Union, parti près d’une demi-heure avant lui. Au retour, la traversée n'a été que de cinquante-deux à cinquante-trois minutes, mais il restait au Corsaire, pour établir définitivement sa réputation, à s'essayer contre les deux bateaux de la basse Seine, dont la vitesse n’avait pas encore été égalée, la Normandie et la Seine, construits par M. Normand, du Havre, et munis de puissantes machines de 120 et 80 chevaux, du célèbre M. Barne, de Londres.

La joute a eu lieu hier. A l’intérêt qui s’attachait à l’expérience en elle-même se joignait une question d’amour propre national. Il s’agissait, en effet, de savoir si des machines françaises pouvaient lutter avec succès contre des machines sorties d’un des premiers ateliers d'Angleterre. On peut donc regarder comme certain que, de part et d'autre, rien n’a été négligé pour assurer le succès. Les deux navires sont partis ensemble à six heures vingt-trois minutes. La Normandie a d’abord pris une avance de deux ou trois longueurs de bateau, mais elle était dépassée entre Croisset et Sainte-Barbe, et distancée à La Bouille, où le Corsaire est arrivé en quarante-huit minutes, malgré un brouillard très épais qui, pendant près d’un quart d’heure, ne permettait pas de voir à cinquante pas devant soi et forçait par conséquent de ralentir la marche ; le Corsaire a gardé son avantage jusqu’à La Mailleraye, où il a viré de bord à neuf heures trois minutes, ayant ainsi franchi un intervalle de dix huit lieues en deux heures quarante minutes, ce qui fait une lieue en huit minutes huit neuvièmes, ou près de sept lieues de l'heure.

Dans ce même parcours, le Corsaire a gagné de vingt-trois à vingt cinq minutes sur la Normandie. Au retour, le Corsaire-Rouge, après avoir mouillé à Jumièges, où il a attendu le flot, s’est remis en route un peu avant l'arrivée de la Seine ; il s’est laissé dépasser de cinq à six longueurs au moins par ce navire aux Moulins-de-la-Roche, à une heure quarante minutes, et l’avait à son tour dépassé à deux heures deux minutes , entre le château dit la Cheminée-Tournante et Duclair. La distance de plus de dix lieues, de Duclair à Rouen a etc parcourue de deux heures huit minutes à trois heures trente-sept minutes, c’est-à-dire en une heure vingt-neuf minutes.

Le Corsaire a passé devant La Bouille à deux heures cinquante-trois minutes ; ainsi, il n’a mis que quarante-quatre minutes pour franchir cet intervalle. La Seine est arrivée à Rouen onze minutes après le Corsaire-Rouge. La vitesse à la remonte avec le flot a donc encore été plus grande qu’à la descente, et a dépassé sept lieues à l'heure. Nous doutons que, jusqu’à présent, de plus beaux résultats aient été obtenus. Partout sur la route, et à Rouen sur le port, les populations et les marins ont applaudi au triomphe du Corsaire-Rouge. C’est , en effet, un succès trop honorable pour l’industrie française, pour que nous ne nous empressions pas de nous associer à l'enthousiasme qu’il a excité.



SOURCE
Journal de Rouen