C'est l'une des raisons du soulèvement de 1789. Jadis, les contribuables devaient au roi des journées de corvée pour entretenir les grands chemins. Parfois très loin de leur village. A défaut, on les taxait pour faire exécuter le travail à leur place...

Alors, beaucoup contestaient cette contrainte. Ce fut le cas à Jumièges, d'autant que la paroisse étaient en proie aux inondations, la misère, la disette... Les moines de l'abbaye soutinrent avec ardeur les suppliques de nos ancêtres. Le curé aussi. Ils obtinrent gain de cause en 1772. Mais l'année suivante, ce fut une autre paire de manche...



Lettre à "Monseigneur l’intendant en la généralité de Rouen". (Marie-Louis Thiroux de Crosne.)

 
Supplient humblement, les habitants en général de la paroisse de Jumièges, composée de trois hameaux et remontrent à votre grandeur qu’ils ont eu l’honneur de vous présenter leur requête l’année dernière expositive des moyens qui les empêchaient non seulement d’aller à la corvée des chemins mais même de payer la contribution à laquelle votre grandeur les avait fixés en sorte que votre grandeur y ayant égard et reconnu la vérité des faits, son équité ordinaire à dispensé les suppliants de ce qui leur était ordonné ainsi qu’il est fait mention en tête de la dite requête en date du 26 mars 1772.
 
"Un pays si pauvre..."

Les mêmes moyens qui ont déterminé votre grandeur à cette décharge générale subsistent encore aujourd’hui et sont même plus puissants que l’année dernière en ce que les tempêtes arrivées depuis peu ont si fort grossi les eaux de la rivière de Seine dont ils sont bornés de toute part d’un côté et d’un grand marais de l’autres, qu’elles en ont rompu toutes les digues et rempli le pays d’une inondation totale qui les a presque chassés pour un temps de leur demeure.

Aujourd’hui, les suppliants sont attachés à réparer ces mêmes digues des ouvertures aux fossés pour aider à l’écoulement de ces mêmes eaux, faute de quoi ils seraient dans le risque de perdre leur récolte, de ne pas ramasser un seul grain de leur semence et de ne pouvoir profiter des foins qui sont le principal objet du pays en ce que les prairies se trouvent couvertes par les inondations. Les foins ne peuvent ni pousser ni être récoltés. Le troisième hameau qui est le Sablon est un pays si pauvre et si dénué que tous les habitants réunis ne pourraient faire ensemble une voiture suffisante et capable de supporter le moindre objet de votre ordonnance.
 
Les suppliants espèrent donc de votre grandeur sa justice et sa clémence, se rendra a des exposés si clairs aussi évidents que sont ceux ci-dessus, les suppliants se soumettent même à l’examen de tout ce qu’ils ont l’honneur de vous exposer par tel commissaire qu’il plaira à votre grandeur de nommer.
 
C’est dans ces circonstances que les suppliants implorent l’honneur de votre protection dans une calamité aussi générale qu’est leur paroisse.
 
Ce qu’il vous plaise, Monseigneur, vu l’énoncé en la présente et votre ordonnance en décharge de l’année dernière ci-jointe décharger les suppliants de la corvée des chemins de Caudebec à Yvetot ainsi que de la somme de 1496 livres à laquelle ils ont taxés par votre ordonnance du trois février dernier. Les suppliants continueront leurs vœux et prient pour la santé et la prospérité de votre grandeur.
 
Jacques Fercoq, Pierre Desjardins, Jean-Baptiste Hau… Nicolas Joseph Ouin, Guy Patou, EDQ, Duchenes, André Patou, Pierre Leroux, Michel Neveu, Jean Levillain, Valentin Cabut, Estienne Duparc, P. Danger, … Poisson, P Vaste, Le François, Cabut, Hamelin, Jean Amant, AHP, Foutrel organiste, Hue, Richard Vasté, Valentin Tropinel, Pierre de Conihout, Pierre Duquesne, Nicolas Ponty, Thomas de Conihout, Nicolas Boutard, Jacques Nobert, François Boutard, Joseph Duquesne, Valentin Porgueroult, ROC, Philippe, Pierre Oüin, Jean Deconihout, Nicolas Poiesson.
 
Je soussigné certifie que la présente requête a été faite à la sortie de la grand messe en ma présence les même jour et an que dessus en foi de quoi j’ai signé Grenier curé de Jumièges.
 
Nota en marge du document : Par surabondance de droit, les suppliants représentent à votre grandeur qu’étant éloignés de Caudebec de plus de trois lieues, ils doivent être exemptés de travailler à la corvée dont il s’agit aux termes de vos propres règlements.
 
Le prieur monte au créneau

Lettre du Révérend père Jean-Baptiste Huard, frère prieur de l’abbaye de Jumièges en date du 5 avril 1773.
 
Monsieur,

Une absence de quelques jours m’a empêché de répondre aussitôt que je devais naturellement le faire à la la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Si je n’ai point eu celui d’aller avec notre procureur vous faire ma cour, c’est qu’il est très difficile que nous nous absentions en même temps, mais quand bien même j’aurais été libre de l’accompagner, nous n’aurions pas été maîtres de vous faire de nouvelles promesses au nom de la communauté qui n’avait pas été consultée. Vous savez, Monsieur, que nous devons encore à la caisse de vos ateliers de charité la moitié de la somme qui nous vous avions promises, et je puis vous attester dans la vérité la plus rigoureuse que si nous n’avons pas rempli nos engagements, c’est que nous avons été jusqu’à présent dans une impossibilité réelle de la faire.

J’ai donné plus d’une fois commission à nos officiers de nous acquitter, ils comptaient toucher des fonds à Rouen et ils sont toujours revenus les mains vides. Aujourd’hui, nous avons beaucoup plus à payer qu’à recevoir. Les réparations extraordinaires que nous ont occasionnées les deux ouragans de la Saint-Pierre et des jours gras, celles que nous occasionnent les ravages de la rivières dans nos talus et nos levées, l’augmentation des pauvres dans nos trois paroisses, quarante ouvriers à payer pour une entreprise de bâtiments nécessaires, sont je crois des raisons plus que suffisantes pour nous dispenser de contracter de nouvelles charges, je vous prie même de les admettre pour ne pas vous plaindre du délai que nous avons apporté à l’exécution de notre précédente contribution, je tacherai d’y faire honneur en bref et de vous épargner la peine d’y penser davantage.

"Femmes et enfants sans pain..."
 
Nos pauvres habitants de Jumièges, généralement ruinés par les débordements de la Seine qui ont été excessifs cette année, réclament votre compassion et votre justice. Un coup d’œil sur les lieux vous convaincrait, Monsieur, qui bien loin d’être en état de se déplacer pour s’occuper des travaux publics, ils auraient besoin d’un secours considérable pour mettre leurs maisons et leurs terres à l’abri des fureurs de la rivière.

La misère est parvenue au point que je vois ces malheureux décidés à laisser leurs femmes et leurs enfants sans pain, leurs terres sans labours, pour aller travailler à trois ou quatre lieues de Jumièges plutôt que de voir à leur porte le sergent ou la garnison auxquels les exposeront un surcroît de taxe.




Ils n’ont d’ailleurs ni chevaux ni équipages capables de soutenir seulement la route de chez eux à leur ouvrage. La plupart sont au milieu d’un marais et au-delà de la rivière et si vous pouviez connaître comme je connais leur position, je ne doute point que vous n’eussiez cette année la même bonté pour eux qu’ils sont éprouvée l’année dernière, vu que les motifs de leur supplique sont encore plus puissants qu’ils n’étaient.
J’ai l’honneur d’être avec la plus respectueuse considération, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur.

C'est non !

  Le 13 avril, l’Intendant répond au prieur
 
On m’a renvoyé ici, mon Révérend père, la lettre que vous m’avez écrite à Rouen le 5 de ce mois pour me faire connaître l’impossibilité où vous êtes de donner de nouvelles marques de votre bienfaisance pour les ateliers de charité. Je comptais cependant beaucoup sur votre communauté. Je suis mortifié qu’elle ne puisse nous donner de nouveaux secours.
Je vous pris de vouloir bien faire remettre ce plutôt qu’il vous sera possible à M. Brulley, trésorier des ponts et chaussées le reste de la somme que vous m’avez promise.

"Qu'ils payent !"
 
Je ne peux dispenser la paroisse de Jumièges de satisfaire à l’ordre de corvée qui lui a été adressé, elle est absolument nécessaire pour l’avancement des ouvrages de la route pour laquelle est commandée. La tâche que je lui ai fixée est proportionnée au principal de la taille et à distance de l’atelier. Comme les habitants ont la liberté de s’en acquitter personnellement  ou de la faire faire par adjudication, c’est à eux à prendre le parti qui leur convient le mieux et qui leur paraîtra le moins onéreux…
 
L’intendant s’apprête à signer quand il rajoute cette phrase en marge : … Mais il n’y a pas moyen que je leur accorder la dispense que vous me demandez pour eux. Si les motifs sur lesquels vous appuyez votre demande étaient suffisants pour procurer à la paroisse de Jumièges la dispense de corvée sur la grande route, il faudrait que j’exemptasse de corvée un assez grand nombre de paroisses qui ont, comme elle, éprouvé des dommages par les vents et par les inondations. Vous saurez aisément que ces exemptions qui retarderaient considérablement la confection des routes ne peuvent avoir lieu.
 
Je vous prie d’être persuadé de tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, mon RP votre…

Le piqueur s'impatiente

 Lettre au syndic de Jumièges
 

Il est surprenant, Monsieur, que vous n’ayez pas satisfait aux ordres de Monsieur l’intendant en vous rendant y cy le vingt six du présent mois ainsi que le portoit le mandement pour y prendre votre tache à la route de Caudebec à Yvetot. Ayez la bonté d’y satisfaire au reçu de la présente, faute de quoi, Monsieur, le subdélégué saura vous y contraindre à vos frais.

J’ai l’honneur d’être très parfaitement votre humble serviteur.
 
Delanaux piqueur à l’atelier de Caubec (sic)
Le Sindic de Jumièges
 
A Monsieur le curé de Jumièges pour remettre si luy plaît au sindic de sa paroisse en diligence à Jumièges.


Le prieur insiste

Lettre de Jean-Baptiste Huard, Révérend père prieur, 29 avril 1773
 
Monsieur,

Les syndics de notre paroisse me réclament pour servir encore une fois d’interprète aux misérables et vous exposer de nouveau l’impossibilité dans laquelle sont tous nos habitants de se conformer en même temps à vos ordres et à ceux du bureau des finances qui les occupent présentement à réparer leurs digues et les chemins que les débordements de la rivière ont rendu impraticables. La portion des terres ensemencées la plus intéressante est la plus exposée aux inondations et l’on ne peur différer de les prévenir dans courir le danger presque certain de perdre une récolte qui offre la plus belle espérance. Je sais que plusieurs fermiers travaillent sérieusement depuis plusieurs jours et que les syndics ont des ordres de contraindre les négligents.

"Le mal qui leur arrive..."

Le piqueur de l’atelier que vous avez établi à Caudebec leur a envoyé aujourd’hui des menaces qui les obligent de recourir à votre justice pour être dispensés d’une corvée qui, dans sa nature, est presque impraticable puisque le lieu destiné pour notre paroisse sera au moins à quatre lieues de Jumièges. Il n’est pas moins difficile à ces pauvres gens de s’acquitter en payant la somme de quinze cents livres. Je sais que les dix neuf vingtièmes de nos habitants manquent du nécessaire et l’état des rôles de la taille pourrait vous en convaincre. Je ne puis donc refuser de m’interroger sérieusement à leur soulagement et la place que j’occupe exige que je sois très sensible au bien comme au mal qui leur arrive.

Je me promets d’avoir l’honneur de vous saluer dans le cours de la semaine prochaine et vous renouveler les sentiments les plus respectueux dans lesquels je suis.
Monsieur

Jumièges 29 avril 1773.  Votre très humble et très obéissant serviteur.
frère JB Huard prieur.
20 mai 1773

Toujours non ! 


Lettre au Père prieur de Jumièges, le 1er may 1773
 
J’ai reçu, mon Révérend père, en l’absence de M. l’Intendant, la lettre que vous lui avez écrite le 29 de ce mois en faveur des habitants de Jumièges. Je connais assez sa façon de penser pour pouvoir vous marquer que je ne crois pas que les ordres que les habitants ont reçu de la part du bureau des finances pour réparer leur chemin le déterminent à les dispenser à satisfaire à l’ordre de corvée qu’il leur a fait passer pour la grande route. 

Si l’assujettissement  aux réparations des chemins particuliers procurait la dispense de corvée sur les grandes routes, il se trouverait bien peu de paroisses dans le cas d’êtres commandées pour travailler aux grandes, la plupart ayant des chemins à entretenir mais comme les chemins particuliers sont à la charge des riverains et particulièrement à celle des propriétaires, les paroisses qui ont l’ordre de réparer leurs chemins n’en sont pas moins commandées pour les grandes routes. La corvée est une prestation personnelle à laquelle sont sujets les habitants des lieux taillables. M. le contrôleur général a fait connaître que l’on ne devait point distraire des travaux des grandes les paroisses pour les appliquer aux réparations de leurs chemins.

Si M. L’intendant était ici, il vous ferait vraisemblablement une réponse conforme à celle que je vous fais. En son absence, elle est fondée sur les principes relatifs à l’administration des corvées. Au surplus, je vais lui envoyer votre lettre à Paris ou il est encore pour quelque temps.
 
J’ai l’honneur….


Des menaces

 
Monsieur,
 
 Les habitants de la paroisse de Jumièges n’ayant paru pour faire leur tache de corvée aux jours qui leur ont été indiqués et n’ayant même fait aucune déclaration et aucune réponse aux lettres du piqueur,

 "Je leur ai écrit avec menaces aux syndics de leur envoyer la maréchaussée."

Le Père prieur de l’abbaye du dit lieu me mande comme, répondant pour ces syndics, qu’une réponse que vous lui avez prudemment faite lui donne encore lieu d’attendre, a vu quelqu’espérance une décision de M. l’intendant en faveur des habitants de la dite paroisse qui se trouvent chargés d’un nouveau fardeau par l’incendie du presbytère et les ravages continuels de la rivière. Je joins ici sa lettre en vous observant que d’un autre côté M. Le Bourgeois et le piqueur de l’atelier presse vivement je vous prie Monsieur de porter M. l’intendant à donner une prompte décision sur les suppliques des habitants de Jumièges afin qu’on sache sur quoi compter.

J’ai l’honneur d’être avec respect
Votre très humble et très obéissant serviteur
Lemarchand


A M. Le Bourgois

Pour vouloir bien prendre communication  des nouvelles représentations des habitants de Jumièges contenues en la requête ci jointe et nous procurer sans perte de temps les éclaircissements nécessaires pour nous mettre en état de donner une décision définitive.

A Rouen le 22 may 1773.
Delorme

Pas d'excuses ! 


Après avoir pris communication de la présente, il résulte que la paroisse de Jumièges n’est pas fondée à demander exemption de corvée, premièrement parce que l’exemption de corvée dernière ne doit pas faire loi pour celle-ci, ce que c’est par grâce qu’il serait nécessaire d’en faire autant aux paroissiens de Saint-Maurice, Petit-Ville, Norville qui sont a peu près dans le même cas que Jumièges, lesquelles cependant contribuent au marc la livre de leur taille aux corvées de la route de Caudebec à Yvetot sans en marquer le moindre mécontentement. Il est donc juste d’obliger cette paroisse à faire la tache de corvée qui lui a été fixée, ayant été plus qu’indemnisée par son exemption de l’année dernière.
LB


Caudebec: la route d'Yvetot, 150 ans après ces événements...


"Qu'ils ne perdent pas de temps..."

A Dom Huard, prieur de Jumièges
 
Le 7 juin 1773
 
Vous m’avez écrit, mon Révérend Père, pour me recommander les représentations que les habitants de la paroisse de Jumièges m’ont adressés à l’effet d’être dispensés de corvée sur la route de Caudebec à Yvetot. Je vous ai déjà fait connaître qu’il n’y avait pas moyen de procurer à ces habitants la dispense qu’ils désirent. Je ne peux que vous le répéter. Les nouvelles représentations qu’ils m’ont adressées ne peuvent me déterminer à changer la décision que j’ai rendue sur leur demande. Si les motifs sur lesquels ils l’ont appuyée étaient suffisants pour leur en procurer l’effet, il faudrait dispenser des travaux des grandes routes toutes les paroisses qui se trouvent dans les mêmes circonstances que la paroisse de Jumièges : le nombre en est si considérable qu’on serait obligé d’abandonner entièrement les travaux des grandes routes si on voulait les en distraire.


Les facilités que j’ai procurées aux paroisses pour s’acquitter de leur corvée ont rendu cette charge moins onéreuse qu’elle ne l’était récemment. Ces paroisses qui se croient trop éloignées des ateliers qui leur sont indiqués ont la liberté de faire faire leur tâche à prix d’argent. Les habitants de Jumièges peuvent profiter de cette liberté si ils trouvent qu’il leur soit trop onéreux de faire leur corvée personnellement.

Je vous prix, mon Révérend père de leur faire connaître que je ne peux absolument les dispenser d’acquitter cette tache qui leur a été fixée et qu'il est nécessaire qu’ils s’occupent sans perte de temps des moyens de la remplir.

J’ai l’honneur…
 


16 novembre 1779. M. de Crosne au duc d'Harcourt: "La grande route de Caudebec à Yvetot est dans le meilleur état".

NOTES


Dom Jean-Baptiste Huard, matricule 1749, né à Harcourt (arr. de Bernay, canton de Brionne, Eure), profès de Saint-Martin de Sées le 17 janvier 1749, à l'âge de 18 ans. Au chapitre général de 1757, il est désigné comme zélateur au premier noviciat établi à Jumièges. Licencié en droit civil et canonique, il enseigne la théologie de 1760 à 1762 (à Fécamp); en 1763, la philosophie et en 1765 et 1766 de nouveau la théologie. Prieur de Jumièges en 1769, au chapitre général tenu à Marmoutier. Début de son priorat le 24 juin 1769 .

Marie-Louis Thiroux de Crosne, né à Paris en 1736, intendant de Rouen en 1768, lieutenant général de police de Paris (il inaugura les Catacombes), il y mourra guillotiné en 1794 après son retour d'émigration. Il était né... un 14 juillet !


     SOURCES

Archives départementales de la Seine-Maritime, cotes C897 et C899, documents numérisés par Jean-Yves et Josiane Marchand.                                                                                         

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