Par Georges Dubosc

D'où viennent ces couleurs, et d'où vient l'étendard de notre province. Il est bien certain que la bannière des premiers Normands était rouge, d'un rouge de flammes rutilantes.
Cil porta gonfanon d'en drap vermeil d'Espagne
dit Robert Wace, dans le Roman de Rou, en décrivant l'étendard qui flotta sur les murs de Rouen, en 946. De même, au temps de la Conquête des Lieux Saints ou de la Sicile, l'étendard normand était rouge. Albert d'Aix, dans son Histoire de Jérusalem, dit que l'étendard de Bohémond était rouge, « rouge comme le sang ». Partout, en tous les endroits où l'arborèrent les Normands, l'étendard comme les boucliers suspendus aux flancs des drakkars ou au grand mât, était rouge, d'un rouge ardent, brillant, cramoisi, invariablement rouge.


Lion ou Léopard ? A première vue, il n'y a pas l'air d'exister une bien notable différence. Et cependant il en existe une pour les héraldistes, gens fort minutieux. Dans le blason, le lion est toujours représenté rampant, c'est-à-dire dressé sur ses pattes de derrière, la patte dextre de devant élevée et la patte senestre de derrière, posée en arrière. Il a de plus la tête de profil, la langue saillante, la queue levée – et retenez bien ce détail capital – la queue se recourbant vers le dos.
Le léopard, au contraire, est toujours figuré passant, c'est-à-dire avec la tête de face, marchant horizontalement, la queue levée mais se recourbant au dehors. Il est vrai qu'il y a, même avec le blason, des accommodements et qu'on vit des lions léopardisés ou encore des léopards lionnés. On inventa aussi au seizième siècle de figurer, au dire de Vulson de la Colombière et de Gilbert de Varennes, en azur la langue et les ongles des léopards normands.

Est-il besoin d'ajouter que lorsque la Normandie revint à la couronne de France, l'emblème des anciens ducs disparut pour faire place aux fleurs de lys de France ? Cependant, nombre de villes normandes, en souvenir du blason provincial, conservèrent le léopard d'or sur ce champ de gueules flamboyant qui fut toujours la véritable couleur normande.
Parmi les armoiries urbaines, le léopard de Normandie figure encore dans les armes de Bayeux, dans celles de Coutances, dans le grand sceau de la commune de Rouen jusqu'en 1260, dans les armoiries de Verneuil, dans celles des abbayes de Saint-Etienne et de la Trinité de Caen, de Bonport, de Beaubec, de Fécamp du Valasse, des prieurés de Bonnes-Nouvelles, de Saint-Lô de Rouen, de Saint-Vigor, près Bayeux. On les retrouve aussi sur une foule de sceaux de vicomtés, à Caen, à Bayeux, à Falaise ; à Caen, sur le sceau de la Faculté des Sciences ; on les retrouve même ailleurs que dans la province, parmi les quatre écussons placés au côté de la Vierge, sur le sceau de la Faculté des Arts de l'Université de Paris en 1513, où se trouvent les armes de la nation normande.

Ne les voit-on pas encore sculptées au fronton de la porte de l'ancien Hôtel de la Présidence, aujourd'hui l'Hôtel des Sociétés Savantes, rue Saint-Lô.
L'étendard de Normandie que nous venons de décrire n'est pas resté invariablement le même. A partir de Guillaume, il n'a plus le privilège exclusif sur l'étendard ducal.
D'après Willement, l'étendard représenté sur la figure équestre du grand sceau de Guillaume serait divisé en raies horizontales. Il serait fascé ou burelé en dix bandes, dépassant le nombre héraldique qui était de sept.
D'après une description, contenue dans la généalogie de la reine Elisabeth, conservée à Buckingham, les émaux seraient d'azur ou d'argent. Ces burelés que Canet n'admet point seraient le blason de Flubert de Falaise, grand-père maternel du duc Guillaume, avant la conquête.

Ele aurait été bordée d'or, avec une figure ronde au milieu et se serait terminée par trois banderoles bleues. Guillaume de Malmesbury, d'après Léchaudé d'Anisy, a dit qu'on l'avait plantée près du duc-roi de manière à être vue pendant le combat, mais le texte de Malmesbury semble plutôt se rapporter à la bannière d'Harold, qui représentait un guerrier combattant, brodé en or et relevé de pierrerie.
Dans ses observations sur la Tapisserie de Bayeux, Hudron Gurney affirme que la bannière normande est invariablement d'argent avec bordure bleue, sur une croix d'or. On la retrouverait d'après lui dans la guerre contre Conan, aussi bien qu'à Pevensey et à Hastings. L'abbé Delarue a combattu cette opinion et dit que les moines de l'abbaye Saint-Etienne de Caen, dans leurs manuscrits, l'ont représentée de gueules à la bande échiquetée d'argent et d'azur, sans banderoles.
Les interprétations de l'étendard sur la Tapisserie ne sont pas souvent identiques ; la bordure est généralement bleue et la croix d'or est sur champ d'argent. C'est un peu la même opinion que Gurney.

Reste encore une enseigne qui figura plusieurs fois dans l'armée normande, bien que d'origine germanique, c'est la bannière blanche ornée du corbeau noir d'Odin. C'était un second étendard comme le dragon.
Ici doivent se borner ces notes rapides sur les étendards normands remis en honneur par la commémoration glorieuse des temps de la Conquête et des Conquérants.
Georges DUBOSC.