Par Maurice Leblanc



L'auteur d'Arsène Lupin avait des attaches jumiégeoises. Mais aussi yainvillaises. Son père hérita un moment de terres situées sur le territoire de la grande ferme de l'église. Faut-il s'étonner s'il donne Yainville pour cadre à sa nouvelle, Le Haï, publiée dans le journal Gil Blas. Bonne lecture...


Pour manger ses petits revenus, François Herledent choisit la commune de Yainville, parce qu’elle est « peu conséquente ». À son désir d’« être enfin quelque chose », il offrait ainsi une chance de réalisation.
 
Toute sa vie, François Herdelent avait subi l’amère souffrance de passer inaperçu. Entre lui et le bonheur, cet obstacle s’élevait, infranchissable.
 
À l’école, ses camarades le délaissaient. Il restait en dehors de leurs jeux, de leurs complots, de leurs rires. En classe, ses maîtres ne s’occupaient pas de lui. À la maison, ses parents l’oubliaient.
 
Au sortir de pension, on l’envoya comme apprenti chez un quincaillier. Il n’y fit rien. Le patron ne s’apercevait pas de sa présence.
 
Son père et sa mère moururent. On négligea de le mander à leur lit de mort. Il comptait si peu !
 
À l’aide de quelques sous hérités, il acquit un fonds de quincaillerie. Mais son commis accapara toute l’autorité. Les clients ne s’adressaient qu’au subalterne. Le maître s’effaçait.
 
Il se maria, fut trompé, ce qui – chose triste – n’accrut pas son importance. Sa femme n’eut point pour lui plus d’égards, et les amants, loin de le cajoler, s’installaient, commandaient, buvaient son vin, caressaient son épouse, sans même songer qu’ils lui devaient au moins quelque gratitude.
 
Et femmes, rivaux, clients, parents, professeurs et camarades n’agissaient nullement de parti pris, en vertu d’une répulsion ou d’un plan méchamment combiné. Non. Le motif de l’immuable conduite, observée vis-à-vis de François, résidait en François lui-même. Il imposait l’indifférence.
 
Il possédait un visage quelconque, sans la bizarrerie d’un nez trop fort, ni le charme d’un nez bien fait. Ses gestes manquaient de vivacité, et de lenteur également. Il n’était point spirituel, mais point trop bête non plus. Il n’attirait l’attention ni par un excès de grosseur ni par un excès de maigreur. En un mot, l’ensemble de sa personnalité morale et physique exigeait qu’on l’ignorât, comme un objet inutile et sans valeur. Il n’était rien. Et, torture inimaginable, il le savait.
 
Souvent, des révoltes intérieures le secouaient. Il voulait « se montrer ». Il tentait d’« être quelque chose », bon, mauvais, insolent, charitable, courroucé. On le regardait, puis on tournait la tête d’un air distrait. Et il retombait dans son silence, dans son néant.
 
Sa femme trépassa. L’enterrement le mit en vedette. Des gens le plaignirent. Il exagéra son chagrin pour augmenter la compassion. Au cimetière, il feignit l’évanouissement. On l’entoura. Il eut là quelques douces minutes.
 
De cet incident naquit un espoir. La déveine – il appelait ainsi la cause de son obscurité – renonçait peut-être à le poursuivre. C’est alors qu’il vendit son fonds et qu’il vint s’établir à Yainville. Dans ce cadre modeste, indubitablement il resplendirait.
 
Tout de suite il affirma sa fortune. Des ustensiles de luxe, débris apportés de sa boutique, illustrèrent sa maison, notamment une boule de verre dans le jardin, une serrure de cuivre à la porte, un timbre sonore, une batterie de cuisine compliquée.
 
Puis il partit en campagne. Il honora de ses visites le maire, le curé, les notables. La tournée finie, il attendit. Des semaines passèrent. Personne ne lui rendit sa politesse.
 
Les élections municipales approchaient. Hardiment il se présenta, fit de nouvelles visites, offrit des cafés au cabaret, affecta des allures bon garçon avec les femmes, et condescendit à jouer avec les enfants.
 
Il n’obtint que quelques voix.
 
Il abandonna la lutte. Décidément il n’était rien et ne pouvait rien être. Quand il parlait, il devinait que son interlocuteur répondait machinalement et n’emporterait nul souvenir de leur conversation, nul souvenir même d’un arrêt dans sa promenade. Il n’intéressait pas, bien plus il n’ennuyait pas.
 
À cette époque il eut nettement conscience qu’il lui manquait quelque chose, ce mystère sans doute qui fait que l’on existe pour autrui. Tout homme représente aux yeux de ses semblables, outre une image distincte, une somme de facultés, d’attributs et d’habitudes, qui s’évoque instantanément lorsque l’on songe à lui. Herledent n’évoquait rien. Il n’éveillait aucune idée. Il n’était pour personne au monde. Le fait qu’il respirait ne constituait ni une aide au bonheur de quelqu’un ni un empêchement.
 
C’est une consolation, dans la solitude, de se dire : « Tel être pense à moi ! À cette minute, en dehors de mon existence propre, j’ai une autre existence, dix, vingt autres existences, car une, ou dix, ou vingt personnes pensent à moi ! »
 
Hélas ! il ne comptait que pour le caillou que foulaient ses pieds, pour l’oiseau qu’effarouchait sa présence. Il ne faisait de bien qu’à la terre qu’il cultivait, de mal qu’à la fleur qu’il brisait.
 
À la fin, cette indifférence universelle le pénétra. Il devint à ses yeux ce qu’il n’avait point cessé d’être aux yeux des autres, une sorte de fantôme, incolore, informe, presque invisible, puisque son aspect ne provoquait point d’impression. Il ne s’inquiéta plus de lui. Il ne souffrit plus, incapable d’émotions.
 
Les années coulèrent. Il en eut cinquante, il en eut soixante. Il mangeait et il buvait, mais ses aliments et son vin n’avaient nulle saveur. Il dormait, mais son sommeil n’avait point de rêves.
 
Or, un jour, Herledent aperçut dans son verger un gros coq, énorme, de plumage chatoyant, superbe de lenteur et de fatuité. À son approche, l’animal se sauva par un trou de la haie. Le lendemain il revint, le surlendemain de même, et durant toute une semaine.
 
Cette visite quotidienne prit l’importance d’une distraction. Elle déterminait chez Herledent comme une série de secousses répétées qui réveillaient son cerveau engourdi. Il le chérit, ce coq. Et dans le but de lui prouver son affection, il lui offrit une pâtée. L’autre s’enfuit.
 
Herledent fut vexé. De nouvelles tentatives restèrent infructueuses. Cela le courrouça.
 
Enfin un matin, s’étant caché parmi de hautes herbes, il le saisit et voulut, de force, lui enfoncer le bec dans la pâtée. La bête se rebiffa. Il y eut bataille. Et l’homme, aveugle de rage, étrangla son adversaire et le jeta par-dessus la haie.
 
Un procès s’ensuivit. Le propriétaire du coq, un nommé Coignard, grand gars d’humeur sombre et de méchante réputation, réclamait des dommages et intérêts. Herledent nia le meurtre.
 
Coignard perdit sa cause. Mais le soir des débats, il pénétra chez son rival, lui mit le poing sous le nez et lui dit :
 
– T’as tué mon coq, tu me l’paieras, canaille.
 
Et désormais, quand il le voyait, d’un jardin à l’autre, il l’injuriait avec des gestes de menace.
 
À dater de cette époque, la vie de François Herledent se transforma.
 
Jusqu’ici il faisait partie intégrante de la nature, il était dissous dans l’atmosphère qui le baignait, dans les objets qui l’entouraient. Il s’en dégagea. Insensiblement, heure par heure, se formait sa personnalité, ce quelque chose que le monde lui avait refusé et dont lui-même avait douté. Il naissait à l’existence, vérité incontestable, puisque, pour la première fois, un être se souciait de ses actions.
 
Maître enfin de son individualité, et ne la possédant que par l’acceptation d’un autre, il n’eut qu’un but : la développer en l’imposant davantage à cet autre.
 
Il ne quittait plus son verger. Il y entreprit d’innombrables travaux. Il gaula les pommes, il redressa les arbres. Coignard ne pouvait sortir sans l’aviser. Aussitôt le vieux François se dandinait en des poses insolentes. Un sourire narquois plissait ses lèvres. Il sifflotait.
 
Cela ne lui suffit pas. Il voulait plus que de rapides séjours dans l’esprit de son voisin, il voulait s’y installer d’une façon complète, décisive. En conséquence, il le harcela de tracasseries. Il s’acharna après lui comme un vautour après un cadavre. Il déchiqueta la tranquillité du malheureux avec une science raffinée.
 
Au moyen d’une fronde – et tout de suite, car il le fallait, il acquit une adresse prodigieuse – il tuait les poules, les dindons, les colombes, les oies de son voisin. Il cassait des carreaux. Il affolait les porcs et les chèvres. Un soir, il osa franchir la haie. En quelques minutes, il détruisit les carrés de légumes, abattit des branches, cueillit les fruits, déracina de vieux espaliers.
 
Et nul instinct pervers ne le guidait. Il ne cherchait point à chagriner Coignard. Il ne réclamait que sa continuelle attention. Voir les yeux farouches de son ennemi, ses attitudes bouleversées ; entendre, la nuit, son pas furtif rôder le long de la haie ; distinguer le bruit de la gâchette quand il armait son fusil ; savoir que, pendant des heures, il était là, couché, à l’affût, prêt à lui casser la tête – quels plaisirs formidables !
 
Il fut vraiment heureux, et d’un bonheur absolu, comme tout bonheur provenant d’une source unique, assez puissante pour emplir le vide d’une âme et n’y point laisser de place à l’infortune.
 
Enfin, il vivait ! Il vivait d’une vie débordante. Il était la pensée, l’obsession, le cauchemar d’un être ! On ne l’oubliait plus comme jadis. Il comptait ! Il servait à une œuvre quelconque, mauvaise, soit, mais réelle, mais indiscutable, puisqu’un homme souffrait par lui, pleurait et dépérissait par sa faute.
 
Un orgueil monstrueux le gonfla. Il se sentit créateur, il se sentit dieu ! Jusqu’alors il n’avait rien été. Il fut enfin ! Il fut l’exécré ! Il fut le Haï !
 
Ah ! cette haine qu’il sentait s’accumuler, comme il l’aimait ! Il la buvait, il s’en gorgeait, il s’en engraissait. Elle lui tenait chaud, comme une forte et solide amitié réchauffe les cœurs affectueux. Elle lui remplaçait toutes les tendresses et toutes les câlineries dont on l’avait sevré. Elle abolit toutes les tristesses de ses souvenirs. Elle lui prodigua tous les charmes de l’espérance.
 
Il ne répondit pas par de l’ingratitude à tant de bontés. Il la couva. Il la soigna comme on soigne une personne qui vous est chère. Il inventait de multiples stratagèmes destinés à la réconforter. Il eut le génie de la persécution.
 
Coignard se taisait. L’insuccès de sa première démarche l’empêchait de recourir à la justice. Il supportait tous les affronts, taciturne. Puis une fois, ils se rencontrèrent dans un chemin creux. Et le vieux François comprit, au regard du paysan, que l’heure de la revanche ne tarderait pas.
 
Il frissonna, non de peur, mais d’une joie profonde. Il savait le plan qui germait en l’âme de son ennemi. Il en put noter les progrès ininterrompus. Il vit l’idée grandir, se nourrir d’arguments, croître comme un épi vigoureux. Un geste, un coup d’œil lui indiquaient le degré de maturité. Et il l’aida, lui, l’idée vengeresse, cette fille de la haine qu’il avait engendrée, il l’aida par de nouvelles ruses, jusqu’à la changer en projet irrévocable.
 
Alors il attendit. Comme d’un spectacle passionnant, il fut témoin des angoisses où se débattait l’infortuné. Il savoura les luttes suprêmes, les remords anticipés, les défaillances, les insomnies, puis la victoire décisive de la haine.
 
L’heure sonna.
 
Une nuit, Herledent dormait. Un bruit le réveilla. La pluie peut-être qui cinglait les vitres ? Non, cela partait d’en bas, de la salle à manger située au-dessous de sa chambre. Il prêta l’oreille. C’était un petit grattement, puis de petits chocs sourds.
 
Une épouvante le renversa sur son lit. Son corps se couvrit de sueur. Il devinait. Coignard ébranlait la persienne d’une fenêtre. Il articula, la voix sifflante :
 
– C’est lui, c’est lui…
 
Ces mots dissipèrent sa terreur, battement passager de ses nerfs. Il se mit à ricaner. Ainsi le paysan se décidait. Comme il devait souffrir ! Il le vit, devant le volet, les mains tremblantes, les jambes molles. Il se martyrisait les doigts. Du sang coulait. Quelle torture ! Il venait pour tuer, pour tuer le Haï !
 
Ces trois syllabes, Herledent les prononçait avec une volupté farouche. Le Haï ! On l’abhorrait donc bien implacablement, que sa mort parût l’unique vengeance !
 
Il n’eut même pas la tentation de s’enfuir. S’enfuir ? Où ? Redevenir le néant qu’il était ? Vivre sans haine ?
 
Pour vingt ans, pour trente ans d’existence, pour l’éternité, il n’aurait vendu les minutes effroyables qui s’enchaînaient dans l’ombre de cette nuit.
 
En bas le tapotement cessa. Le volet fut entrebâillé. Pas un bruit n’échappait au vieillard. Son ouïe, tendue jusqu’à la douleur, atteignait à une acuité miraculeuse. Parmi le crépitement de la pluie et le fracas du vent, il distingua le cri de la vitre coupée, le glissement de la croisée, l’escalade de l’homme, le saut, sur le parquet, de deux pieds nus. Puis, plus rien. Coignard hésitait. Enfin des pas traversèrent la salle, un à un, à des secondes d’intervalle. La porte s’ouvrit. L’homme débouchait dans le vestibule, auprès de l’escalier. Il saisit la rampe, et l’ascension commença.
 
Elle fut interminable. Des marches craquaient. Herledent les connaissait. Haletant, il suivit l’approche lente. Il se tenait assis, hors du lit presque, les yeux fixes fouillant l’espace noir. Une joie inexprimable l’inondait, mêlée d’orgueil et d’anxiété. Comme il remplissait l’âme de cet individu ! Quelle puissance colossale il exerçait sur lui ! Il était son maître, son univers, la pensée de ses pensées. Comme il devait souffrir, le misérable, comme il devait souffrir !
 
Une marche craqua, la neuvième. « Encore huit », se dit Herledent.
 
Il les compta. Plus que sept, plus que six. Une impatience fiévreuse l’agitait, ses lèvres appelaient le meurtrier : « Mais viens, viens, puisque je t’entends venir. » Il souhaitait son étreinte comme une caresse, comme un baiser d’amour.
 
L’homme parvint au palier. Herledent s’abattit sur son lit. La serrure grinça, une lumière jaillit, oblique. Et il y eut un grand silence très long.
 
« Comme il doit souffrir ! comme il doit souffrir ! » se répétait le vieux, l’esprit hanté de cette seule phrase.
 
Le paysan avança, pas à pas, s’arrêtant parfois. Et soudain, un rire fou secoua Herledent. Certes son cœur battait à tout rompre, et sans aucun doute, l’assassin voyait les soubresauts du drap. Mais ce drap, ce qui le remuait davantage, c’était son rire, un rire convulsif, un rire intérieur qui ne dérangeait pas un muscle de son visage. Il riait, il riait vraiment à en perdre haleine, car il se souvenait… là, sur la table, parmi des paperasses en apparence inoffensives, il avait caché une feuille que la justice trouverait, avec ces mots écrits par lui :
 
« Je meurs de la main de Coignard. »
 
Oui, de la main, il le savait, de la main nue, sans armes. De même qu’il avait étranglé le gros coq, de même il mourrait étranglé. Ah ! cette main, comme il la désirait !
 
Il la sentit autour de son cou. Jouissance infernale ! Comme il était haï ! Les doigts serrèrent. Quelle volupté ! Il ouvrit les yeux. Leurs regards se joignirent. Ah ! Ah ! comme il souffrait, l’autre ; l’assassin ! Lui, le Haï, souriait. Dans un spasme, il étouffa.

 






SOURCES

Le Gil Blas, 7 novembre 1892.