S'il est une légende de Jumièges méconnue, c'est bien celle d'Hermentrude. Elle nous dit que Rollon s'était entiché des reliques d'une sainte qu'il transporta jusqu'à chez nous. Post-mortem, Hermentrude devint en quelque sorte la fiancée du pirate. Mais surtout la sainte patronne de Normandie.



Il y avait bien des lustres que les pirates venus du Nord dévastaient nos contrées. Après l'Angleterre, Rollond s'attaquait à la Frise. Face à lui, les Frisons passaient pour des géants et de redoutables guerriers. Mais, au fil des ans, ils étaient devenus de paisibles paysans bien incapables de résister aux Vikings qui pillèrent sans vergogne leurs églises richement dotées par Charlemagne. Rien ne fut épargné aux sujets de Régnier-au-long-col. Pas même l'humble chapelle dédiée à Sainte Hermentrude, une jeune vierge de noble famille qui s'était tant vouée à Dieu qu'elle avait été béatifiée sitôt sa mort. De son sanctuaire, les hommes du Nord arrachèrent la châsse d'argent contenant les restes de la sainte. Curieusement, quand on lui présenta ce trophée, Rollon éprouva immédiatement un sentiment de paix intérieure.

Certains textes anciens représentent Hermentrude, non pas sous forme de relique mais d'une captive. (Luminais)

C'est donc avec le corps d'Hermentrude qu'il reprit la mer pour mettre le cap sur la Neustrie. Un jour de décembre, la flotte viking pénétra dans l'estuaire de la Seine, voie royale des razzias vikings. Le flux de l'océan porta la flotte jusqu'à Jumièges où Rollon aperçut les restes d'un bâtiment imposant. Il décida d'y faire escale, le temps de réparer ses navires, ravitailler ses troupes mais aussi mettre en lieu sûr ses butins. Mais l'abbaye n'offrait plus que de tristes moignons. Quelques années plus tôt, le sanguinaire Hasting avait fait table rase de ce riche monastère. Ses moines avaient alors fui, emportant ce qu'ils pouvaient de leurs trésors et enterrant le reste à la hâte. Ils avaient depuis trouvé refuge à Haspres, dans le Cambrésis. 

En quittant les ruines de Jumièges, Rollon rechercha quelque église aux murs suffisamment épais. Il la trouva sur l'autre rive où se dressait la chapelle Saint-Vaast. On déposa la châsse d'Hermentrude sur l'autel. Et là encore, Rollon ressentit cette étrange impression de quiétude. Comme si la sainte lui délivrait de douces paroles. Il lui vint même confusément le désir de mettre un terme à sa vie aventureuse et de gouverner les territoires conquis ici par les Scandinaves

Rollon se décida à reprendre la route vers Rouen pour achever son dessein. Mais quand on voulut soulever la châsse d'Hermentrude, le coffre resta rivé à la pierre de l'autel comme s'il pesait des tonnes. Le Danois jura par Thor, Odin et tous les dieux nordiques. Soudain une lueur aveuglante fusa du reliquaire. A genoux, le pirate jura alors de se convertir. Moins par conviction sans doute que pour mieux asservir la Neustrie.

Avertis entre temps de l'arrivée des Vikings à Jumièges, les marchands rouennais, apeurés, pressèrent leur archevêque de négocier avec Rollon. On dépêcha vers lui des émissaires et l'entrevue eut lieu à l'abbaye où seule l'ossature de l'église Saint-Pierre restait debout. Sous des pans de murs rongés par le lierre et peuplés de choucas se scella le destin de la Normandie. Rollon exprima ce jour-là le désir de conduire la destinée du pays occupé par les siens. L'archevêque Witton accepta de bonne grâce, à la condition toutefois que le païen se convertisse et épargne la ville de Rouen. Il serait fait en contrepartie comte de Basse-Séquane... 

L'affaire conclue, Rollon songea donner à Hermentrude un meilleur sanctuaire. Mais d'ici là, les gardiens du temple furent chargés de déposer chaque jour, au pied de sa châsse, un bouquet de fleurs forestière. Et tous les ans Rollon ne manqua pas de revenir s'incliner sur les restes d'Hermentrude. Il lui devait tant. 

Quand il fut enfin baptisé par Witton, Rollon évoqua Jumièges en souhaitant relever ces ruines où son destin avait basculé. Devenu le maître du futur de la Normandie, il voulut aussi qu'Hermentrude le rejoigne dans sa capitale. Quatre solides Danois transportèrent les reliques de la Sainte qui se fit plus légère qu'une plume. Mais quand on fut arrivé sur la rive gauche, face à la ville de Rouen, Hermentrude pesa encore de tout son poids surnaturel pour ne point traverser la Seine. Elle resta donc déposée là où elle le souhaitait et le faubourg alentour allait longtemps s'appeler Emendreville. Puis, avec le temps, on le rebaptisa du nom de Saint-Sever. Les Rouennais oublièrent ainsi Hermentrude. Mais pas les Jumiégois qui, chaque 30 août, vénérèrent son nom. 

Commentaire

Voilà donc pour la légende, compilée à partir de plusieurs sources avec leur lot d'irrationnel et de contradictions. Un siècle après ces événements, le premier qui écrivit sur le sujet fut Dudon, le chroniqueur des Ducs de Normandie. Les textes anciens se contredisent quant au origines d'Hermentrude. On la dit de Frise, du Hénault mais aussi d'Angleterre. Les versions diffèrent encore s'agissant du lieu où furent déposées ses reliques. On nous parle de la chapelle Saint-Vaast mais aussi de deux églises qui auraient alors existé près de Jumièges : Sainte-Gertrude et Emendreville. L'abbé Cochet situe quant à lui la légende du côté de Saint-Wandrille. Enfin l'existence même de cette sainte Hermentrude est fortement contestée. L'historien normand Jules Lair a retrouvé une sainte Ameltrude, autre nom d'Hermentrude, honorée dans les environs de Marbod, près de Condé-en-Hainaut. Alors qu'en dit le clergé rouennais ? La Semaine religieuse du 29 août 1868 lui consacre un article en rappelant que la sainte Ameltrude était fêtée le 13e dimanche après la Pentecôte à Jumièges en souvenir de cette vierge "dont le corps fut apporté d'Angleterre par de pieux chrétiens afin de le mettre à l'abri des profanations et du pillage que Rollon et les Danois faisaient subir aux tombeaux des saints."  Bref, on est bien loin de notre légende enjolivée par des emprunts à d'autres fables. Cette châsse impossible à soulever est un thème récurrent dans nombre de récits mystiques. Comme celui de la translation des reliques de Saint-Sever à Rouen où elles se mettent justement à peser dans le faubourg d'Emendreville. Reste la vérité historique. Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à penser qu'une rencontre eut bien lieu à Port-Jumièges entre Rollon et des émissaires de l'archevêque, non loin de la chapelle Saint-Vaast. Le pacte de Jumièges fut un accord de non-agression. Il concédait la vallée de la Seine à Rollon qui s'engageait à laisser Rouen dans la mouvance du roi de France. Quelques faits d'armes plus tard, il fondait la dynastie des Ducs de Normandie.

L'analyse de Dom du Plessis

Dans sa description de la Haute-Normandie, écrit en 1740, Dom du Plessis donne son sentiment sur cette légende.

Là est le hameau ou le village de Heurteauville que l'on a érigé en succursale de Jumièges en 1727 en y annexant la chapelle voisine de Saint-Filibert-du-Torp dans la forêt de Brotonne, laquelle avait été donnée à l'abbaye en 1183 par Robert, Comte de Meulant, à condition d'y entretenir deux religieux.

Là était encore une ancienne chapelle sous le nom de Saint-Vât où l'on a débité que le duc Rollon déposa dans une de ses courses le corps d'une prétendue sainte Hermantrude & près de cette chapelle un quai, dit d'abord le quai de Saint-Vât, ensuite le quai d'Enfer, parce que l'impétuosité de la marée, qui a enfin jeté par terre & le quai & la chapelle, avait creusé en cet endroit-là des gouffres & des abîmes qui ont fait périr bien des navires. Il n'y reste plus d'autre vestige du culte de ce saint Evêque qu'une fontaine qui en a retenu le nom. 

Puisque j'ai eu occasion de revenir à la fable de Sainte Hermantrude, je tâcherai de la développer ici un peu plus que je ne l'ai fait ailleurs. J'ai observé que le nom de cette sainte imaginaire ne se trouve ni dans les martyrologes, ni dans les calendriers. J'ai dit aussi que le faubourg d'Emendreville, à Rouen, n'a point tiré son nom de celui de cette sainte puisqu'en supposant même son existence, ce serait à Jumièges & non à Rouen qu'il faudrait placer la scène de la translation de son corps ; mais vraisemblablement de celui de quelque dame qualifiée de ce canton-là. 

Comment les historiens de qui nous tenons ce récit fabuleux ont-ils donc pu confondre entre Jumièges & Rouen, puisque c'est à  Rouen & non à  Jumièges, qu'il y a en effet un quartier du nom d'Emendreville ? Le voici : si je ne me trompe, c'est qu'il y avait aussi dans le voisinage de l'abbaye de Jumièges une église nommée Emendreville, que l'on prononçait Emindreville. Guillaume-le Conquérant en confirma la possession aux religieux de ce monastère par un titre non daté où elle est appelée Esmintrevilla. Cet acte prouve qu'elle était encore sur pied au onzième siècle & comme il n'en est point fait mention dans le pouillé d'Eudes Rigaud, il faut croire qu'elle ne subsistait plus dans le treizième ou que du moins le titre paroissial en était alors éteint. Le nom de cette ancienne paroisse a quelque rapport avec celui de l'église de Mireville, qui dépend aussi de la même abbaye, mais Mireville est à plus de sept ou huit lieues de Jumièges & du bord de la rivière sur lequel devait être situé Emendreville. D'ailleurs, son véritable nom est Mileville, non Mirevelle. Ce fut un seigneur nommé Fouques de Milonis villa qui en fit dont à l'abbaye de Jumièges en 1079. 

Heurteauville et Yainville sont sur la même rivière et à deux pas de Jumièges, mais leurs noms ne ressemblent point à celui d'Emendreville, on les appelait au douzième siècle l'un Herlvilla, ou Heurtelvilla, l'autre Endonisvilla, de plus, celui-ci est sur la rive droite de la Seine, situation qui ne peut convenir à l'église d'Emendreville. Reste donc la chapelle de S. Vât dont nous venons de parler. En effet, on ne paraît supposer que ce fut dans cette chapelle que Rollon déposa le corps de sainte Hermantrude, que parce que le village où etait la chapelle s'appelait Emendreville & que l'on voulait remonter jusqu'à l'origine du nom. Or, il peut bien venir, comme celui du faubourg de Rouen, de quelque dame dont le nom fut Hermantrude, ou quelque autre approchant de celui-là & non pas d'une sainte Hermantrude qui n'a jamais existé.