Un pèlerinage, quelle aventure !
Nous n'allons qu'à Lisieux,
mais c'est loin
puisqu'il va falloir "passai l'iau"
(et en Pays de Caux, cela signifie passer
sur l'autre rive de la Seine, la rive gauche).


L'expression viendrait-elle de ce que, jadis,
la Seine marquait la frontière
entre la Gaule et la Belgique romaine ?


Bernard Alexandre
"Le Horsain"

Sommaire

L'autre côté de l'eau

Table des matières
Remerciements
Introduction

1 Champ d'étude
2 Hypothèse de travail
3 Eléments historiques et géographiques sur la Seine en tant que frontière


4 L'enquête ethnographique sur l'autre côté de l'eau



5 Analyse des résultats tirés de l'enquête ethnographique












6 Synthèse des enquêtes historiques, ethnographiques et statistiques.


Conclusion: Pour une identité des boucles de la Seine.


Bibliographie
Table des tableaux
Table des illustrations
Annexes.





Remerciements

Tous mes remerciements vont à ceux qui ont su me conseiller et me guider dans le choix du sujet en particulier Isac Chiva et Didier Bouillon ainsi qu'aux personnes qui m'ont si aimablement reçu pour de longs entretiens.

Je tiens à citer Jean-Pierre Derouard qui n'a cessé de me faire part et de me communiquer ses recherches sur Jumièges.

Ma reconnaissance va aussi à ceux qui ont rendu matériellement possible ce travail, et en particulier au président Henry de Belloy et aux deux directeurs successifs du Parc naturel régional de Brotonne, Jean-François Authuis et Jean-Luc Sadorge, à mes collègues du Parc qui ont accepté de prendre une part de mon travail durant ce temps ainsi qu'à la Mission du Patrimoine ethnologique où Élisabeth Fleury et Claude Rouot m'ont largement encouragé. Je réserve une mention toute spéciale à Michèle Lesage qui a mis en pages ce mémoire et m'a toujours aidé dans ce travail.

Introduction

Les obstacles géographiques comme les montagnes, les fleuves, les forêts ont une double influence sur les communications des hommes entre eux. Ils rendent d'abord matériellement plus difficiles les relations des uns avec les autres, mais ils dressent souvent des barrières mentales qui séparent de façon bien plus forte que l'obstacle physique lui-même. Ce sont des phénomènes de cet ordre que nous avons étudié à Heurteauville, dans la basse vallée de la Seine, entre Rouen et Le Havre.

La Seine, comme tout fleuve, amène une discontinuité de l'espace et favorise donc la persistance de différences entre les deux rives.

L'établissement de ponts, dans la partie maritime de la Seine, entre Rouen et la mer, a été longtemps retardé par deux handicaps à surmonter:

—  la largeur du lit de la rivière jusqu'à son endiguement à partir de 1846.
— et surtout la nécessité de prendre en compte le trafic maritime, au tirant d'air élevé remontant jusqu'à Rouen.


Ce n'est que dans la seconde moitié du XXe siècle, à partir de 1959, que, la technologie aidant, la première liaison fixe au-dessus de la Seine maritime a pu être créée avec le pont de Tancarville, relayé à partir de 1977 par le pont de Brotonne, pratiquement à mi-chemin entre Rouen et Le Havre.

Jusqu'à ces dates, et encore maintenant, la Basse-Seine a vécu au rythme des passages d'eau. C'est ce qui permettait à Armand Frémont (Frémont, 1977, p. 65) de déclarer: "Aucun pont, à l'exception du pont de Tancarville, construit en 1958, ne franchit le fleuve entre Le Havre et Rouen, en débit des nombreux bacs, la Seine constitue une franche coupure régionale".

La difficulté de traverser le fleuve semble avoir été accentuée, pour les riverains, par un obstacle administratif : sur une bonne partie de son cours, entre Rouen et la mer, la Seine sert de limite entre les départements de la Seine-Maritime et de l'Eure, puis entre le Calvados et la Seine-Maritime. De là à penser que la Seine ait pu jouer le rôle d'une ancienne frontière, il n'y a qu'un pas, et ce sentiment est accentué par une locution: "L'autre côté de l'eau" qui a encore cours de nos jours chez les riverains et qui semble désigner un monde qu'on ne connaît pas, bien au-delà de la seine, une frontière mentale en quelque sorte.

1. Champ d'étude


Les amples méandres que la Seine décrit dans sa  vallée délimitent des "presqu'îles" parfois aussi appelée "boucles". Dans la presqu'île de Brotonne, la limite départementale entre la Seine-Maritime et l'Eure ne suit pas le fleuve mais la forêt, créant sur la rive gauche de la Seine une enclave de cinq communes rattachées au département de la Seine-Maritime, mais isolées du reste du département par la rivière.

A l'intérieur de cette enclave de la rive gauche, Heurteauville, la commune dans laquelle nous avons effectué notre terrain didactique, présente un caractère particulier. Le 9 octobre 1868, par arrêté préfectoral, elle fut détachée de la commune de Jumièges, située sur la rive droite de la Seine, dont elle était un hameau, pour accéder au rang de commune. La situation de la commune de Jumièges était d'ailleurs tout à fait exceptionnelle. D'après Gouhier P., Vallez A. et Vallez J.M.,
(Gouhier, 1967), Jumièges et Rouen étaient les deux seules communautés d'habitants de Normandie entre 1636 et 1789 a avoir eu une partie de leur territoire des deux côtés de la Seine. (1)
Par ailleurs, ce n'est que récemment, le 1er août 1971, soit un siècle après son érection en commune, qu'Heurteauville fut détachée du canton de Duclair pour être rattachée au canton de Caudebec-en-Caux, rejoignant ainsi les quatre autres communes de la presqu'île de Brotonne.


(1) Certaines paroisses toutefois étaient desservies par le clergé d'une paroisse de l'autre rive. Ce fut le cas de la chapelle Sainte-Anne de la Fontaine (rive droite), qui était desservie par le curé d'Ambourville (rive gauche) et de la chapelle du Val-des-Leux qui dépendait pour le spirituel de Saint-Pierre-de-Manneville.


2. Hypothèse de travail

La situation exceptionnelle d'Heurteauville, du fait de son détachement de la commune de Jumièges en 1868, et du canton de Duclair en 1971, a dû créer des liens particuliers entre les habitants des deux rives de la Seine. L'objectif de ce terrain didactique a donc été de trouver la trace de ces éventuels liens, et d'étudier comment est vécu, par des habitants de la rive gauche, le rapport à la Seine et à la rive droite, en particulier au travers de la notion "d'autre côté de l'eau". Quelques entretiens ont également été effectués auprès d'habitants de la rive droite de la Seine, à titre de comparaison. Il faut toutefois noter que, si la Normandie est une région assez bien étudiée sur le plan historique, il n'en est pas de même sur le plan des mentalités, ce qui nous a conduit assez vite à reformuler notre sujet de DEA qui, à l'origine, faisait l'hypothèse que la Seine était une frontière physique ancienne

3. Eléments historiques et géographiques sur la Seine en tant que frontière

"Une géographie des frontières est toujours intéressante en elle-même et il y a toute une gamme de situations entre des pays qui ne sont ni franchement ceci, ni franchement cela parce qu'ils ont autant de rapports avec les uns et avec les autres et des pays où la frontière garde sa valeur de vraie barrière psychologique", déclarait Miroglio qui préconisait une géographie des frontières de la Normandie (Miroglio, 1960, p. 58).

Une recherche bibliographique a été menée, parallèlement à l'enquête ethnographique. Les principaux résultats sont consignés ci-dessous. Ils permettent d'affirmer qu'historiquement, rien ne sépare les deux rives de la Seine à Heurteauville.

3.1 - La Seine, une frontière historique ?

Si de rares auteurs prétendent que la Seine fut une frontière entre deux provinces romaines, la Belgique au nord et la Lyonnaise au sud, la plupart admettent qu'il n'en est rien et que la frontière est à placer plus au nord, sur les rives de la Bresle.

Parmi les auteurs qui défendent l'idée de la Seine-frontière, citons Paul Mansire
(Mansire, 1952) : "encore qu'il ne faille point négliger le fait que la Seine fut, avant la conquête romaine, une ligne de démarcation, ou mieux: une région de contacts entre les Celtae et les Belgae, ces derniers étant souvent représentés comme des Germains celtisés."

En revanche, un archéologue comme Raymond Chevallier
(Chevallier, 1981, pp. 2 à 4), lors d'un colloque sur les frontières en Gaule, essayant de dresser les limites entre peuplades d'après les indications tirée de la Guerre des Gaules de J. César, cite plusieurs fleuves français qui ont fait office de frontière: le Rhin, le Rhône, la Loire, la Garonne et l'Aisne. La Seine n'est pas au nombre de ceux-ci. Lors du même colloque, Schmitt (Schmitt, 1981, pp. 5 à 16), s'appuyant sur la géographie de Ptolemée, fait passer la limite de la Lyonnaise et de la Belgique le long de la vallée de la Bresle, puis de la vallée de l'Epte.

Mademoiselle B. Beaujard
(Beaujard, 1981, pp. 94 à 107), intervenant également dans ce colloque sur les Calètes et les Véliocasses à l'époque gallo-romaine, est moins formelle. Elle note que la cité des Calètes, dont le chef-lieu était Juliobona, l'actuelle Lillebonne, s'étendait sur la rive droite de la Seine, de la vallée de la Rançon jusqu'à la mer, sa limite sud étant la Seine, et sa limite nord la vallée de la Bresle où elle était en contact avec la Belgique.

En revanche, elle se montre plus réservée en ce qui concerne l'extension sur la rive sud de la Seine, du pagus Rothomagensis (devenant plus tard le Roumois), et qui, avec le pagus Vilcassinus, à l'est, (qui, lui, deviendra le Vexin), formait la cité des Véliocasses dont la capitale était Rouen.

Cette extension lui parait plus incertaine, même si plusieurs arguments militent en ce sens, les plus anciennes mentions de rattachement du sud de la Seine au pagus Rothomagensis ne remontant qu'à l'époque carolingienne.

Selon Michel Nortier
(Nortier, 1955, p.379), le 6 mai 1391, une rente domaniale était perçue sur la Vicomté de Pont-Audemer en raison du manoir et de la chapelle de Saint-Philibert-du-Torp. Ceci prouve que la forêt de Brotonne et Guerbaville (La Mailleraye), dépendaient de la Vicomté de Pont-Audemer à cette époque.
En 1696, cette partie du territoire fut, selon Jacques Dupaquier
(Dupaquier, 1977), détachée de la Vicomté de Pont-Audemer pour être rattachée à l'élection de Caudebec.

L'historien Fernand Braudel
(Braudel, 1986, p. 255), note dans son ouvrage L'identité de la France que "si la Seine et la Loire unissent leurs rives... il y a par contre des fleuves-barrières, le Rhin, le Rhône et même la Saône."

Il s'ensuit une longue dissertation sur le rôle du Rhône en tant que barrière entre la rive droite – ou rive du Royaume de France  – et la rive gauche – ou rive de l'Empire –. Fernand Braudel conclut en notant que dans l'Europe médiévale, le Rhône a joué le rôle d'une frontière, au sens de ligne qui sépare deux adversaires, front contre front.

Assurément, la Seine, dans sa partie maritime, ne semble pas avoir eu dans l'histoire, même ancienne, ce rôle séparateur que l'on a pu attribuer au Rhône. La place de l'abbaye de Jumièges dans l'évangélisation et la mise en valeur de la contrée apparait au contraire avoir été déterminante pour l'union des deux rives.







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