Alain Joubert


4. L'enquête ethnographique sur l'autre côté de l'eau

4.1 - La méthode

4.1.1 - Quinze enquêtes par interview enregistrées d'environ un heure et demie ont été conduite pendant la période du 28 mars au 8 avril 1988 dans les communes d'Heurteauville (11), Jumièges (2), et la Mailleraye (2). 24 personnes ont participé à ces enquêtes.

Le choix des personnes enquêtées a été déterminé

- par le réseau d'habitants que je connaissais, huit personnes dans ces trois communes. Ces  personnes m'ont dirigé vers d'autres familles et, parfois même, introduit chez ces habitants.

- par le souci d'effectuer la majorité des enquêtes sur le territoire d'Heurteauville mais de réaliser aussi quelques enquêtes à Jumièges pour avoir une image des habitants d'Heurteauville vue par ceux de l'autre rive.

- par le souci d'avoir un échantillon équilibré quant à l'âge, au sexe et à l'activité professionnelle. Il est certain qu'une partie importante des enquêtes a été effectuées auprès de personnes âgées ou de jeune retraités à cause de leur disponibilité et qu'il importait de corriger quelque peu les résultats par des interviews de personnes actives, mais toutefois, cela reflète assez fidèlement la physionomie générale de ce village au bord de la Seine qui accueille de nombreux retraités. 71 habitants ont plus de 60 ans sur une population totale de 270 habitants, soit 26,30% alors que les moyennes départementale et nationale d'habitants de plus de 60 ans sont respectivement de 16,5% et 18,5%. Heurteauville est un village de retraités.

4.1.2 - Des conversations moins formelles avec de nombreuses personnes sur certains points précis du sujet ont également permis de recueillir des témoignages intéressants.

4.1.3. - La mise au point d'un questionnaire / aide-mémoire :
Quatre types de questions étaient posées lors des interviews.

- Une série de questions concernant l'espace vécu, c'est à dire les habitudes de fréquentation pour le travail, l'approvisionnement, les foires et marchés et les loisirs, les passages utilisés et leur fréquence.

- Une série de questions sur les marqueurs emblématiques et les marqueurs divers susceptibles de montrer des différences de comportements d'une rive à l'autre.
Dans cette série étaient posées des questions sur les sobriquets et dictons, sur la notion "d'autre côté de l'eau" et d'autre côté de la forêt ainsi que sur celle de "horsain" (étranger au pays).

D'autres questions portaient sur la parenté, le régime successoral, la coutume, les maladies dues à la consanguinité, la qualité des fruits et du climat ainsi que la clientèle.

- puis on essayait d'appréhender la représentation de l'espace des enquêtés à travers trois tests:
le dessin d'une carte mentale libre de la Basse-Seine entre Rouen et Le Havre.
l'identification de lieux sur une carte déjà dressée.
la reconnaissance de sites à partir de photographies.

- quelques questions portaient enfin sur les légendes et les anecdotes relatives à la Seine.


5. Analyses des résultats tirés de l'enquête ethnographique.

5.1 - L'espace vécu

5.1.1. - Une commune à trois pôles matérialisés par les trois passages d'eau.

L'une des première constatations que l'on peut faire sur la commune est relative à son étendue (6km) le long d'un axe routier qui la traverse dans sa plus grand longueur.

Les habitations sont toutes agglomérées le long de cet axe routier à de rares exceptions près. Cette topographie s'explique par le fait que, le long du fleuve, s'est formé un bourrelet alluvial ("les parties hautes") d'une centaine de mètres de largeur, non inondable, où sont rassemblées les habitations.

Derrière ce bourrelet sont situées les parties basses inondables ("les bassiers") qui reçoivent les eaux, à la fois du rebord de la forêt de Brotonne, mais aussi des parties hautes qui ne se déversent pas directement dans la Seine. Ce sont les parties hautes émergées qui ont pu constituer autrefois l'île d'Heurteauville.
Une seconde constatation, c'est que la commune est divisée en trois pôles qui se fréquentent peu et se connaissent mal: le Port-Jumièges, le village ou la Grange et le passage du Trait ou "Barque du Trait".

"Il y a deux parties dans Heurteauville qui ne se connaissent pas."

"Ah! oui, c'est à l'autre bout ! J'connais pas l'autre bout. Là-bas, à l'autre bout."

"Ah! oui, on est mieux par ce bout là que par l'autre bout du Trait."

"Monsieur J., y connaît mieux parce que c'est son coin. On connaît plus le Port-Jumièges qu'on connaît l'autre côté du bac..." Ah! ben oui, il y a quand même 6 km de long."

L'explication de cet état de fait est bien sûr à rechercher dans l'étendue de ce village-rue, mais peut-être aussi bien dans l'histoire qui a sans doute séparé à un moment le Port-Jumièges de l'île d'Heurteauville. On pourrait faire nôtres les constations de L. Bernot et R. Blanchard quand ils étudient le village de Nouville, dans la vallée de la Bresle (Bernot et Blanchard, 1953, p. 350). "Il n'y a pas en fait d'espace communal. Cette zone n'existe que théoriquement sur les en-êtes des papiers administratifs."


La grange dîmière d'Heurteauville et son manoir au début du XXe siècle et actuellement. C'est cette grange, possession de l'abbaye de Jumièges jusqu'à la Révolution, qui a donné son nom à une partie du village d'Heurteauville. (Cliché Huon et secrétariat régional à l'inventaire de Haute-Normandie).

5. 1.2 - Une communauté qui se considère comme faisant partie de la presqu'île de Brotonne au point d'en avoir presque oublié son ancien rattachement à Jumièges et au canton de Duclair.

"On est une presqu'île". "On est les cinq maires qui s'entendent bien tous les cinq"."

"Remarquez qu'ils (les habitants de Vatteville) se mariaient peut-être surtout de la presqu'île, enfants de la presqu'île".

"Les gens se mariaient entre... petites communes de la presqu'île".

D'un magasin à grande surface de Bourg-Achard: "plus ça va, plus il voit les gens de la presqu'île."

"(Jumièges, Heurteauville), on ne se fréquente pas".

"Jumièges, jamais, c'est pas un endroit où je vais."
"à Jumièges ont connaît pas et puis j'connais personne non plus".


Monsieur A., questionné, avoue ne pas connaître le nom des adjoints et conseillers municipaux de Jumièges alors qu'il habite (à vol d'oiseau) à 1,5 km de la mairie de Jumièges à Port-Jumièges.
Toutefois, cette attitude n'est peut-être pas ancrée dans un passé ancien parce que Mme S. témoigne par ailleurs que son père allait greffer chez les gens de la maison L. à Jumièges et que c'est ce Monsieur L. qui a fait leur déménagement du Trait à Heurteauville.

Elle confie aussi:
"Dans le temps, j'allais à l'épicier à Jumièges, j'avais une laveuse qui venait laver mon linge, elle habitait chez P. (à Jumièges)."
"La fête d'Heurteauville, c'était quelque chose, même les gens du Trait, tout le monde venait, et puis Jumièges, ils venaient par le passage."
Elle attesta aussi avoir entretenu des liens d'amitié avec Madame C., épouse du gardien de l'abbaye.

Panneau routier montrant l'appartenance revendiquée à la presqu'île de Brotonne (Photo : Alain Joubert).







Source: L'autre côté de l'eau, Alain Joubert.

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