Jean-Baptiste de Croisilles, 75e abbé de Jumièges, avait un lourd secret. D'autant plus méconnu ici qu'il ne mit jamais les pieds dans son abbaye. Jusqu'à ce que le scandale éclate...
Jean-Baptiste de Croisilles était né à Béziers d'un petit bourgeois d'origine italienne et d'une Gasconne. Formé chez les Jésuites d'Avignon, il monte très tôt à Paris où, accueilli par un parent, gouverneur des comtes de Guiche et de Louvigny, il se fait remarquer par la publication d'ouvrages qui se veulent d'esprit. Ce qui lui vaut d'entrer dans les meilleurs salons parisiens, dont celui de Mme de Rambouillet où la cousine de Croisilles, Angélique Paulet, est l'un des plus beaux ornements.
Surnommée la lionne rousse, la légende veut qu'Henry IV lui ait prodigué ses premières leçons d'amour, enseignement qu'elle ne manquera pas de transmettre à son tour au plus grand nombre et notamment l'évêque de Grasse ou encore l'austère marquis de Montauzier. En s'accompagnant au luth, l'irrésistible sirène avait le chant si beau qu'il faisait, paraît-il, mourir les rossignols de jalousie. C'est, dit-on, en se rendant chez elle, accompagné de son fils, que le Vert Galant rencontra le couteau de Ravaillac...
Une soutane bien dotée
En 1619, Croisilles devient le précepteur du comte de Moret, puis, de 1620 à 1623, celui du comte de Guiche. Il passe ensuite deux ans chez le duc d'Uzès quand le prieur de Vendôme lui offre le prieuré de Cheré. L'argent commence à affluer...
Après la mort de son protecteur en 1629, le séduisant hâbleur s'attache au Comte de Soissons qui lui attribue gîte, couvert, rente et surtout, en 1632, le bénéfice détenu par son défunt précepteur, Balthazar Poitevin : l'abbaye de la Couture, au diocèse du Mans. En 1635, on lui donne l'abbaye de Jumièges, dont Poitevin était aussi l'abbé. D'autres menses tombent encore dans son escarcelle : Saint-Ouen de Rouen, l'abbaye royale de Saint-Michel-en-l'Herm...
Croisilles vu de Jumièges
C'est Maître Jacques Courant qui, en 1635, vint prendre possession de l'abbaye de Jumièges au nom de Croisilles. Le chroniqueur de l'abbaye lui accorde "cette mention honorable qu'il n'eut jamais de difficultés avec ses religieux" C'est certain : il ne vint jamais ici, se contentant à distance d'empocher les bénéfices. Il ratifia, peu après sa prise de possession, un concordat qui définissait les droits respectifs entre les moines de Jumièges et leur abbé. Mais c'est le prieur, Dom Guillaume Girard, qui en réalité dirigeait la maison.
L'historien de l'abbaye reste très pudique lorsqu'il écrit qu'en 1638, soit trois ans après sa nomination, "M. de Croisilles remit l'abbaye de Jumièges au roi et que le roi la donna avec les abbaye de Saint-Ouen de Rouen, de Troismonts, de Saint-Michel-en-Herme, de la Couture et de Grandmont, à Guillaume de Montaigu, prêtre du diocèse de Toul, qui lui fut présenté par le comte de Soissons." Le scribe de Jumièges ne pouvait pourtant ignorer le scandale fracassant qui avait conduit à cette démission. Et le voici...
Une beauté de 14 ans
A Paris, l'abbé Croisilles avait fait la connaissance d'Espérance Levrault, veuve de Florian Pocques, un avocat au Parlement. Celle-ci avait une fille de quatorze ans, Marie. Et du bien. Plus que quadragénaire, le religieux fit croire à cette femme que s'il portait l'habits long, c'est qu'il était conseiller d'Etat avec de forts appointements. Il n'allait la voir qu'en carrosse, car il en disposait tant et tant du fait de ses relations. Eblouie, l'innocente veuve accepta de lui donner sa fille. Mais toutefois, il parvint à la convaincre de faire cette union secrètement, « parce que, affirmait-il, j'ai un neveu qui attend ma succession, et je ne veux pas qu'il me trouble en cette affaire. »
Le 17 mai 1633, on passe contrat chez maîtres Jacques de Saint-Vaast et Antoine de Montroussel. Croisilles se présente en cette étude du Châtelet, flanqué de son valet, nommé Elie Pilot, qu'il présente comme son neveu. Feignant d'avoir chaud, Croisilles a son mouchoir sur la tête et en mordille les coins entre ses dents. Une astuce pour dissimuler ses traits.
L'abbé déclare s'appeler « Hélie Pilot de Petitvaux, conseiller du Roy en ses Conseils d'Estât et Privé, seigneur des Granges, Valobin et Bourdigné ». Et Croisilles signe effectivement Hélie Pilot, le nom de son valet. Ce dernier, commis comme témoin, signe à son tour sous le nom de « Baptiste Pilot de Petitvaux, escuyer, sieur de la Becasserie, secrétaire ordinaire de la Chambre du Roy. »
La mère de la jeune Marie Pocques apporte une dot de 12 000 livres; le futur reconnaît à Marie Pocques un douaire de 6 000 livres tournois et lui fait une donation définitive et irrévocable de 15 000 livres.
Mariage à l'arrachéLe mariage est fixé à Linas, entre Paris et Etampes. Croisilles, son valet et les deux femmes partent à midi. Mais de peur d'être reconnu dans une hôtellerie, Croisilles donne quelque argent au jardinier du sieur de Puy, de Paris, qui a une maison dans ce bourg. On y passera la nuit.
Mais à peine arrivé à Linas, il présente au curé, Etienne Ménard, un certificat de publication d'un ban, avec la dispense des deux autres, signé de Mgr l'Archevêque de Paris, et la permission de mariage ; on expédie sans désemparer les fiançailles et, pressé d'en finir avec cette cérémonie au cours de laquelle il craint toujours d'être démasqué, Croisilles demande au curé de célébrer le mariage dès le lendemain matin, à quatre heures. Cependant, comme le « neveu » du fiancé, qui est, comme on le sait, son complice, a empêché le bedeau d'assister aux fiançailles, de peur de faire reconnaître son maître, le curé est pris de soupçon et s'avise qu'il pourrait bien s'agir d'une jeune fille enlevée. Il refuse donc de célébrer le mariage et interdit également à son vicaire de donner aux futurs la bénédiction nuptiale.
Le lendemain matin, dès quatre heures, Croisilles vient solliciter de nouveau le curé, qui refuse toujours de le marier; on s'emporte de part et d'autre, on échange des injures ; le curé rend à Croisilles sa permission de mariage en lui disant : « Allez vous marier où vous voudrez, je ne vous marieray point; j'ay deffendu à mon vicaire de vous marier et lui deffends encore derechef. » Croisilles se retourne alors vers le vicaire, lequel, fort gêné, se couvre de l'ordre de son curé et refuse de célébrer le mariage « parce que la permission estoit à tous prestres en gênerai et non au curé de Linas ou son vicaire en particulier ».
Croisilles rentre décontenancé chez M. de Puy ; cependant, son valet Pilot enfourche un cheval et part au galop vers Paris. Là, il va trouver Gournier, vicaire de Saint-Étienne du Mont, paroisse de la fiancée, et obtient une permission de marier, adressée nominalement, cette fois, au curé de Linas ou à son vicaire. Élie Pilot crève un second cheval pour rapporter le soir même la précieuse permission à Linas.
Et le lendemain matin, 19 mai 1633, moins de quarante-huit heures après la signature du contrat, le vicaire célèbre le mariage entre sept et huit heures du matin, en présence de quelques rares paroissiens ; il a cependant soin d'exiger du marié une promesse d'indemnité au cas où il serait recherché par les parents de la fille, que l'on soupçonne toujours d'avoir été enlevée.
L'église de Linas où eut lieu ce mariage qui, curieusement, ne figure pas dans les registres.
Une double vieLe
jour même, Croisilles revient avec sa femme à
Paris,
dépose sa jeune épouse
éberluée chez sa
mère et, après la nuit de noces —
légitime !
— il fait trouver bon à sa femme et à
sa
belle-mère, sous quelque prétexte futile, qu'il
se retire
chez lui. Croisilles devra désormais mener une double
existence,
prêtre dans le monde et conseiller d'État en
famille. En
réalité, il laisse sa femme à la garde
d'Élie Pilot et, prétextant ses occupations, ne
va la
visiter qu'à de rares intervalles, dans la
journée,
sans jamais passer la nuit sous le toit conjugal. C'est à
Pilot
qu'échoit cette charge et d'ailleurs, très
chastement, il
fait avec sa jeune, «tante » chambre à
part !
Démasqué par saint Vincent de Paul !
Mais
le malheur inévitable arrive. Le 3 décembre 1633,
Élie Pilot — le vrai — achète
un terrain
à un sièur L'Huilier, avec de l'argent
que lui
prêté Mme Pocques. Celle-ci assiste donc au
contrat et
quelle n'est pas sa surprise en voyant que le neveu de son gendre prend
le nom d'Élie Pilot ! La voilà donc en
présence de
deux Élie Pilot ; il ne lui est pas difficile de flairer une
supercherie. Quelle est alors l'attitude de Mme Pocques ? Pendant deux
ans, la belle-mère tolère d'avoir pour
gendre un
abbé qui usurpe un faux nom et s'affuble d'imaginaires
qualités. Enfin, au mois d'août 1636, elle porte
ses
plaintes chez Mme de Combalet, la nièce du cardinal de
Richelieu, dont la pruderie dévote ne peut admettre un tel
forfait de la part du galant abbé qu'elle connaît
bien et
que Mme Pocques s'obstine à lui désigner comme le
mari de
sa fille. Mme de Combalet tente d'éviter l'éclat
fâcheux de cette affaire, envoie le Père Vincent,
chef et
général de l'Ordre de la Mission, faire une
enquête
à Linas. Le Père interroge, puis
ramène à
Paris le curé Ménard, le bedeau et son fils qui
avaient
assisté au mariage. Le 30 août, il «plante
ces trois hommes en sentinelle à un coing de rue
d'où
l'on voyoit au visage tous ceux qui sortoient de l'hôtel de
Soissons» Lorsque Croisilles sort, le fils du
bedeau dit à son père : « Mon père,
voilà notre homme ! » La
barbe d'or de Croisilles l'avait trahi... Aussi son premier soin est-il
de la faire couper, afin qu'on ne puisse plus désormais le
reconnaître.
Croisilles sent
bien que son affaire tourne mal ; précisément, le
comte
de Soissons, son bienfaiteur, qui vient de tremper à nouveau
dans un complot contre Richelieu, se retire à Sedan et, ne
jugeant pas à propos de laisser le titulaire de tous ses
bénéfices
« au pouvoir du cardinal de Richelieu »,
il invite Croisilles à le suivre; malgré une
crise de
rhumatismes qui retarde son départ, celui-ci se rend
à
Sedan, croyant enfin trouver la paix dans cette principauté
souveraine du duc de Bouillon, et échapper ainsi
à sa
belle-mère qui menace de le poursuivre.
Malheureusement, le sort s'acharne contre notre abbé de
Jumièges ; un joueur de luth flamand, nommé Van
Broc,
homme d'intrigue, jadis au service du Grand Prieur de Vendôme
et
maintenant à celui du comte de Soissons, découvre
à son maître le forfait de Croisilles. Ce fourbe
va se
joindre à la belle-mère pour faire son
procès
à l'abbé, dans le but de recueillir les
bénéfices qu'il tient du comte de Soissons.
Celui-ci fait
arrêter Croisilles et le garde à vue. A cette
nouvelle,
Mlle Paulet intervient auprès du comte de Guiche, celui-ci
en
parle à l'Eminentissime qui, furieux contre le comte qui a
comploté avec Gaston d'Orléans contre, lui et qui
a
méprisé sa nièce, Mme de Combalet,
s'écrie
bien haut que le comte de Soissons a commis une injustice.
Pendant que Croisilles est arrêté à
Sedan, son
valet, Elie Pilot, prend la fuite et se retire à Dreux avec
Marie Pocques, tout éberluée de ce que sa
mère lui
a révélé.
A
Paris, les anciens amis de Croisilles ne sont pas encore convaincus de
son crime; Mlle Paulet, avec l'ardeur qu'elle met en toutes choses,
prétend que son cousin est victime d'une affreuse calomnie
et se
débat dans les salons pour convaincre ses amis et chercher
des
appuis capables de
faire libérer le. prisonnier. L'académiste
Chapelain, qui
connut et estima Croisilles chez Mme de Rambouillet, lui
écrit,
le 10 mars 1638, un lettre réconfortante. Puis, quelque mois
après, s'adresse à l'évêque
de Grasse pour
lui apprendre que Mlle Paulet a tant fait pour lutter contre les
calomnies de M. le comte qu'«
elle a presque prouvé qu'il estoit marié sous le
nom de son valet ». La pauvre fille, « qui se travaille
furieusement là dedans », est plus
ardente qu'habile dans la défense de cette cause
indéfendable! Trois jours après, l'auteur de La Pucelle,
s'adressant à Montausier, doit reconnaître que
Croisilles «
a désormais plus de la moitié des apparences
contre luy ».
Élie
Pilot, revenu de Dreux avec Marie Pocques et restant toujours
fidèle à son maître, a
intenté un
procès à Mme Pocques. Celle-ci avait
profité de
son absence pour lui dérober ses meubles et une somme de
huit
cents livres d'argent. Pilot et Marie Pocques, sous le nom
d'époux, réclament leur bien et intentent, le 28
juin
1638, devant le Lieutenant Criminel, une action « en
réparation d'honneur »,
car ils soutiennent publiquement qu'ils sont mariés et qu'il
n'y
eut jamais qu'un seul Élie Pilot, le jeune homme,
époux
de Marie Pocques, avec laquelle il vécut depuis le mariage
de
Linas. Ainsi, pour sauver son maître, le fidèle
valet
prend l'initiative du combat et déclare faussement qu'il est
l'époux de Marie Pocques. L'affaire suit son cours ; on
interroge les témoins et Chapelain, encore convaincu, bien
que
moins fermement, de l'innocence de l'abbé, écrit
à
l'évêque de Grasse : « Je croy vous pouvoir
pryer d'avoir ceste affaire pour recommandée en vos
prières. »
Cependant, au Châtelet de Paris, l'instruction continue, et
comme
Élie Pilot a produit le contrat de mariage à son
nom
(évidemment !) il a gain de cause. Une sentence du 26
janvier
1639 condamne Mme Pocques
« à leur rendre leurs meubles, huit cens livres
d'argent et deffences de leur mesfaire ny mesdire».
Immédiatement, la belle-mère s'inscrit en faux
contre le
contrat de mariage, fait appel à la sentence du 26 janvier
et
déclare que Croisilles s'est marié sous le nom de
son
valet. Un arrêt de la Chambre des Tournelles du 16 avril 1639
décide d'informer et désigne un rapporteur, M. le
Nain.
Sur un compulsoire obtenu par Pilot, on recherche l'acte de mariage
à Linas. Or — comme par hasard — les
registres
paroissiaux ne font pas mention dudit mariage et le curé « ne se souvient plus
de rien ».
Croisilles, qui a obtenu du roi séjournant à
Mézières sa mise en liberté,
après plus de
dix-huit mois de séquestration à Sedan, est venu
à
Paris, le 10 août, et dépose le 22 une
requête par
laquelle il demande à être renvoyé
comme
prêtre devant la juridiction ecclésiastique. Le
lendemain,
23 août, cependant, la Cour déclare les moyens de
faux
invoqués par Mme Pocques «pertinents et
admissibles», lui permet de « faire la preuve
d'iceux tant par lettres que par tesmoins » et
saisit le procureur général du roi.
L'instruction
de l'affaire continue activement ; des factums, toujours injurieux,
sont échangés au sujet des dépositions
des
témoins, qui sont accablantes pour Croisilles. Le bedeau et
son
fils, qui ont, trois ans auparavant, reconnu Croisilles à
l'hôtel de Soissons, affirment, comme le vicaire, que c'est
bien
lui qui fut marié à Linas le 19 mai 1633 ; quant
au
curé et au notaire qui n'ont pas revu Croisilles depuis
qu'il
s'est fait couper la barbe, ils ne peuvent le reconnaître
formellement, mais affirment que le marié de 1633 du nom
d'Êlie Pilot était un homme
âgé de quarante
à quarante-cinq ans et non un jeune homme de vingt-deux ans,
âge du valet de Croisilles. Les experts en
écritures
certifient, de leur côté, que la signature du
marié, H. Petivaux, est de la main de Croisilles et que
celle du
témoin, B. Petivaux, est de la main d'Élie Pilot.
Mlle
Paulet a beau «
remuer ciel et terre et se tuer », comme dit
Chapelain, elle ne peut pas empêcher ces
dépositions d'être accablantes pour son cousin.
Mme Pocques met en fait que notre singulier abbé ne disait jamais la messe, qu'il avait abandonné ses soeurs, ce que confirme Tallemant des Réaux, qu'il avait connu des femmes débauchées ; enfin, aidée par le comte de Soissons, qui accable maintenant son ancien protégé, elle retrouve dans ses papiers quelques pages de notes intitulées Le Célibat des Prêtres, dans lesquelles Croisilles prêchait en faveur du mariage des ecclésiastiques, leur appliquant la parole divine : Croissez et multipliez ! Elle s'empresse, naturellement, de publier ces notes hâtives dans un nouveau factum. En outre, deux anciennes servantes de Marie Pocques, Françoise Joly et Gabrielle Carré, déposent que Pilot et Marie Pocques faisaient chambre à part, que la jeune femme se faisait appeler Mlle des Granges (du nom d'une des terres imaginaires de Croisilles), qu'elle avouait Croisilles pour son mari et que celui-ci venait la voir assez fréquemment, faisant arrêter son carrosse assez loin, de peur d'être vu et reconnu ; d'ailleurs, Marie Pocques, pour détourner les soupçons, déménageait fréquemment, et n'habitait que les quartiers éloignés, le faubourg Saint-Germain, la Porte Saint-Denis ou le faubourg Saint-Honoré. De son côté, elle allait parfois visiter son époux à l'hôtel de Soissons. En un mot, le véritable Élie Pilot n'a jamais été qu'un domestique pour Marie Pocques, dont tout démontre que Croisilles est le mari.
Défense laborieuse
La
tâche de l'avocat de Croisilles, on le voit, n'est pas
aisée; aussi, dans ses factums, se contente-t-il d'ergoter
et de
relever de misérables contradictions dans les
dépositions. L'un a vu Croisilles « grisonnant
»,
l'autre « blanc », un troisième chauve
».
— Cela prouve en tout cas que le marié avait plus
de
vingt-deux ans, âge de Pilot.
La signature du marié ressemble à la sienne ?
C'est que.
son valet, à force de copier ses ouvrages, en est venu
instinctivement à imiter sa manière
d'écrire ! Les
experts en écritures ? Ils chantent selon la tablature ! Les
témoins ? S'il faut en croire Croisilles, ils sont tous
achetés et subornés. Le Célibat des
Prêtres
? Simples notes jetées au courant de la plume «
selon la
méthode des dogmatiques » et destinées
à
être réfutées. Les deux servantes qui
ont
assisté aux visites que Croisilles rendait à sa
femme ? «
Deux garces ! »
D'ailleurs, ajoute-t-il, avec une naïveté qui
déconcerte, où est la signature Croisilles au bas
du
contrat de mariage ? Puisque son nom ne figure sur aucun des actes
invoqués, de quel droit vient-on l'importuner ?
Et Croisilles se présente comme la victime d'une abominable «
persécution », montée par
la « cabale
» de l'hôtel de Soissons qui donne
à Mme Pocques un «
occulte appuy ».
Pauvre défense, on le voit, qui est bien celle d'un
coupable. Il
ne peut rien opposer que des arguties et des contradictions de
détail, auxquelles il donne une importance
démesurée, aux dépositions
concordantes de tous
les témoins du mariage.
Aussi la Cour de Paris, au mois de
décembre 1639, ordonne-t-elle que Croisilles, Pilot et Marie
Pocques «
seront pris au corps et amenés prisonniers es prisons de la
Conciergerie du Palais pour estre interrogés ».
Le
lendemain des fêtes de Noël, les trois
accusés
se constituent prisonniers, pour éviter la visite
des
archers du prévôt...
Le 2 janvier 1640, Chapelain apprend la triste nouvelle à
Montausier et ajoute : «
M. le comte de Guiche sollicite ouvertement pour luy et Mme d'Aiguillon
a veu son rapporteur. » La nièce de
Richelieu continue donc à soutenir, en compagnie de Mlle
Paulet, le malheureux abbé.
Mais le plus curieux de l'affaire, c'est qu'Élie Pilot et
Marie
Pocques, à force de répéter partout
qu'ils
étaient mariés, finissent par le croire ! Et
comme Mlle
Paulet, de peur qu'ils ne se dédisent, les avait
logés et
quasi séquestrés chez un de ses soupirants, M.
Bodeau,
marchand linger, rue Aubry-Boucher, avant leur
incarcération,
les deux jouvenceaux, qui depuis six ans vivaient chastement
côte
à côte, intercalent un acte de comédie
dans ce
sombre mélodrame et consomment enfin une union que les
parchemins avaient toujours attestée. Aussi, à la
Conciergerie, où elle est prisonnière, la
malheureuse
épousée, qui a deux maris, met au monde une
petite fille
qu'if est baptisée à Saint-Barthélemy
le 11
janvier 1640 et qui ne vit d'ailleurs que quelques jours.
Aussitôt Croisilles, trouvant dans cette naissance un
argument en
sa faveur, s'empresse de faire remarquer qu'il n'est revenu de Sedan
que depuis cinq mois et s'écrie que si Pilot avait
vécu
avec Marie Pocques comme nepveu », il l'avait aussi
engrossée comme nepveu et non comme mary » !
La première quinzaine de janvier se passe en interminables interrogatoires ; enfin, le 19 janvier, la Cour ordonne la confrontation des témoins avec les accusés, le transfèrement de Pilot au Grand Châtelet et le jugement du procès par la Grand-Chambre. Le 19 février, Chapelain écrit à M. de Balzac : « Pour récompense de vos nouvelles, je vous en diray une fascheuse pour le pauvre Croisilles, qui est en prison pour son affaire et qui a desja esté confronté à des curés et à des vicaires qui luy ont maintenu en face que c'estoit luy qu'ils avoient marié. »
Le 28 février, au
même : « Je ne scay encore que dire du
prétendu prestre grec (Croisilles), s'il
est innocent ou s'il est coupable, de huit tesmoins il n'y en a que
trois qui luy maintiennent que c'est luy qui a esté
marié, les trois autres disent seulement que celuy qui le
fust
avoit quarante-cinq ans, mais qu'ils ne sçavent si c'est
luy.
Les deux derniers n'ont point encore esté ouys, et pour luy
il
monstre une asseurance comme s'il n'estoit point en prison et qu'il fut
l'accusateur. Ce seroit dommage qu'il fust pendu. »
L'instruction, cependant, se complète, les deux adversaires
signent requête sur requête aux fins de prouver
leurs
allégations ; le 31 août 1640 enfin, Croisilles,
las de
cette procédure, renonce à son
privilège
ecclésiastique dont il avait, un an auparavant,
réclamé le bénéfice, et
demande au
Parlement de Paris de le juger. Le même jour, la Cour, sans
tenir
compte de la dernière requête de
l'accusé, renvoie
Croisilles devant l'archevêque de Paris ou son Official, avec
défense, toutefois, d'élargir le prisonnier.
Dix-huit
mois de procédure et de luttes n'ont abouti qu'à
un
renvoi devant la juridiction ecclésiastique : tout est
à
recommencer !
Cependant, François de Gondi, archevêque de Paris,
et
Louis le Blanc, son Official, ne recommenceront pas l'instruction de
l'affaire, déjà parachevée devant le
Parlement.
Tandis
que l'official examine les pièces du dossier, les amis de
Croisilles cherchent toujours à le sauver ; Mllc Paulet
comprend
que ses visites et l'appui des grands du jour seront impuissants devant
l'évidence des faits. Elle en vient aux grands moyens : il
faut
enlever Croisilles de sa prison et le cacher dans quelque lointaine
province.
Elle s'ouvre de ce projet au comte de Guiche, protecteur
déclaré de l'accusé et à un
de ses bons
amis, l'abbé Arnauld, cornette des Carabiniers. Celui-ci, « en faveur de Mlle
Paulet »,
monte donc, avec l'aide de son cousin, maître de camp
général des Carabiniers, de Pisanî et
de
Montausier, un plan d'enlèvement. Au dernier moment, le
comte de
Guiche pense qu'il serait prudent de consulter
l'Êminentissime.
Il se rend donc chez Richelieu, tandis que tous les membres du, complot
attendent chez Mme de Clermont la réponse que le comte de
Guiche
a été. solliciter. Hélas !
arrive un billet
du comte décommandant le projet auquel Richelieu s'oppose
formellement. «Vous
avez bien
fait de m'en parler, a-t-il répondu au comte de Guiche, car,
après cela, je ne vous eusse jamais voulu voir ; j'entends
que
l'on fasse justice. »
Décidément,
il n'y a plus qu'à laisser faire la justice ;
après six
mois d'instruction, le tribunal de l'officialité rend sa
sentence le 22 avril 1641 : Croisilles est
déclaré
dûment atteint et convaincu du crime dont il est
accusé;
il devra déclarer, à genoux et nu-tête,
à
haute et intelligible voix, qu'il a contracté ce mariage « au
mépris, de l'Église et de la dignité
sacerdotale » et demander pardon « à Dieu,
à l'Église et à la Justice ».
Le pauvre abbé restera six mois encore en prison in pane doloris et aqua
tristitiœ,
au pain de douleur et à l'eau de tristesse, et finira ses
jours
dans un monastère, en priant Dieu pour le pardon de ses
fautes
et le rachat de son âme. Le mariage est
déclaré
nul, Croisilles incapable d'exercer le sacerdoce, privé de
ses
derniers bénéfices ecclésiastiques et
condamné à cent livres tournois d'amende.
Notre abbé fait appel de cette sentence devant le Primat des
Gaules à Lyon ; mais comme Pilot et Marie Pocques, las de
séjourner à la Conciergerie, ont fini par tout
avouer, la
première sentence est confirmée contre
lui.
Pour
passer le temps dans sa geôle, le prisonnier écrit
pour sa
défense. En 1643, il dédie au comte de Guiche, en
implorant à nouveau sa protection, une longue Apologie, « |a meilleure chose
qu'il ait faite » au
dire de Tallemant des Réaux, où il
délaye, en
d'interminables feuillets, les pauvres arguments que son avocat avait
utilisés dans les factums du procès, croyant les
revigorer en les entremêlant de nombreuses citations latines.
«
Les deux servantes de Pilot et de sa femme déclarent m'avoir
vu
deux fois chez eux (en six ans!) et que c'a esté sans y
manger
ny coucher, qu'en plein jour et les portes ouvertes. »
Condamné une troisième fois par une commission
spéciale, établie par le pape,
lui-même, Croisilles
en appelle, «
comme d'abus»
devant le Parlement de Paris, le 16 mars 1645. Le voilà donc
revenu, après cinq ans, devant ses premiers juges
; Mlle
Paulet, qui dépensa plus de dix mille livres à
l'assister
et qui se rendit malade pour lui, recommence ses démarches ;
mais les conseillers, fatigués de cette vieille histoire, ne
sont pas pressés de prendre une décision
définitive. En septembre 1647, le Premier
Président a
promis à Croisilles « le bureau » pour,
son affaire
; un an après, elle n'a pas avàncé
d'un pas ;
Croisilles, qui fut deux ans prisonnier à Sedan et huit ans
à Paris, supplie à nouveau «Nosseigneurs de la
Cour de Parlement » de
mettre fin à ses peines, Une année
s'écoule encore
: le Parlement ne s'est pas prononcé ; nouvelle supplique du
prisonnier.
Mais,
au bout de dix ans de procédure, ses adversaires
eux-mêmes
se lassent ; Van Broc, ne pouvant plus rien espérer
après
la mort du comte de Soissons, se désiste ; quand
à Mme
Pocques, qui est d'ailleurs remariée avec un exempt aux
Gardes
du Corps du Roi, elle dit «
que pourveu qu'on la remboursast de ses frais et qu'on
lui rendist
sa fille, elle estoit toute preste à se
désister».
En vérité, accusé, accusateurs, juges,
tout le
monde était excédé par cet
interminable
procès. Aussi, dans les derniers jours de l'année
1649,
— juste dix ans après son entrée
à la
Conciergerie, — Croisilles esf élargi sous serment
; et « comme
les vieilles affaires s'en vont tousjours en fumée
», la Cour décide qu'il en sera plus
amplement informé et laisse «s'assoupir»
un procès qui n'aura jamais de solution.
Ainsi, Mlle Paulet, qui venait de se retirer en Gascogne avec Mme de
Clermont, parvint à sauver la tête de son cousin,
après dix ans de sollicitations et de démarches ;
elle
mourut dans sa province en 1650 sans le revoir. Quant à
Croisilles, épuisé par la maladie qu'il devait
à
sa longue détention, il mourut, dans la misère et
dans
l'abandon, quelque six mois après son
élargissement.
N'ayant alors plus d'or que dans ses
cheveux.
Georges Mongrédien, L'extravagante histoire du mariage de l'abbé Croisilles. in Libertins et amoureuses, Perrin, 1929, article repris par de nombreuses revues. S'inspirant des deux premiers, Mongrédien, historien, spécialiste de la littérature et de la société française du XVIIe siècle, docteur ès lettres, est celui qui a fourni le travail le plus abouti sur cette affaire et dont l'essentiel de cet article est nourri.
Certains ont vu une machination dans les accusations portées contre Crousilles. Tout milite au contraire pour leur véracité. Deux hommes du nom de Pilot se sont bien présentés chez les notaires du Châtelet avec des titres ronflants, comme en atteste leurs minutes. Si un Baptiste Pilot (nom d'emprunt du valet de Croisilles), avait réellement existé, on n'aurait pas manqué de le faire comparaître au cours des dix années de procédure. Les accusés y avaient tout intérêt. S'ils n'ont pu le faire, c'est que ce personnage n'existe pas.
Le marié, plus que quadragénaire, ce que certifient tous les témoins, ne pouvait être non plus Hélie Pilot, âgé alors d'une vingtaine d'années. Il y a donc bien eu fausse déclaration d'identité.
Le mariage religieux, lui aussi, n'est pas un mariage normal. On a vu les difficultés opposées par le curé qui, d'ailleurs, s'est refusé à le faire figurer dans la liste des fiançailles et des unions opérées à l'église de Linas en 1633 et que nous avons consultées. Un banal Hélie Pilot aurait épousé une banale Marie Pocques en toute légalité ce jour-là, ils y apparaîtraient dans les registres fort bien tenus du curé.