Quel différend opposait Nicolas Deconihout et Marie Elisabeth Folie pour qu'ils en viennent aux mains, un dimanche soir, devant l'auberge du bourg de Jumièges...

Il est 8h du soir, ce dimanche 7 août 1763. Marie Elisabeth Folie, 31 ans, se rend à l'auberge de Nicolas Poisson pour y chercher son mari. Et son mari, c'est Jean-Louis Delahaye, le chandelier qui tient une échope au bourg de Jumièges. Elle s'avance sur le grand chemin quand, racontera-t-elle, elle est surprise de rencontrer Nicolas Deconihout, un laboureur du Mesnil-sous-Jumièges. Ils font alors quelques pas ensemble. Parvenus devant la porte ouvrant sur la cour de l'auberge, Deconihout l'interroge tout-à-trac :
 
— As-tu remis des "ballences" à madame Gardin ?
— C'est mes affaires...
— Bougresse, s'emporte soudain l'homme, je te fous sur le visage...

Jupes par dessus tête

Au lieu de cela, Deconihout frappe la femme à l'estomac. La force du coup de poing jetta la dite Folie à terre. Elle s'affala à la renverse, jupes par dessus tête, si bien que l'on vit la lune en plein jour. "Toutes les personnes qui étoient présentes eurent honte de la pudeur de voir cette femme jetée à terre..."
A grand peine, Marie Elisabeth se releva et, assure-t-elle, voulut s'en retourner chez elle. Mais Deconihout proféra des insultes contre sa réputation et celle de son mari. "Sans le secours de quelques paysans, elle aurait eu peine de rester à la place..."

Une nuit agitée

Rentrée chez elle, accompagnée de son mari, Marie Elisabeth s'alita et passa une nuit agitée. Au matin, les Delahaye firent mander le bon docteur Bayries, maître chirurgien de Jumièges. Il arriva à onze heures et trouva la dame au lit. Minutieusement, il examine toutes les parties de son corps et remarque aussitôt une légère contusion à l'avant-bras "de la grandeur d'un écu." Elle sera tombée sur une pierre, pensa Bayries, Elle "m'a déclaré avoir reçu un coup de poing dans la poitrine qui l'a renversée par terre, ce qui lui a occasionné une difficulté de respirer et une fièvre qui s'est déclarée pendant la nuit, aussi des tremblements et convulsions qui ont été occasionnés par la chute qu'elle a faite. Pour prévenir aux accidents qui pourraient arriver, j'ai été obligé de la saigner à cause de la grande difficulté de respirer et je lui ai ordonné un régime de vivre et de garder le lit." C'était le traitement qu'appliquait notre médecin à la plupart de ses patients.

Ils portent plainte

Forts de ce certificat médical, le chandelier et son infortunée épouse prirent la décision de déposer plainte.
La supplique fut transmise au procureur fiscal, M. Mare de la Haussaye, à qui il revenait d'auditionner les témoins. Delahaye et sa femme ajoutèrent très vite une autre demande : "cent livres à prendre sur le dit Conihout".


L'audition des témoins

Les témoins furent auditionnés le 10 août à partir de 9h du matin. Tous étaient des enfants et ils furent plus précis que la plainte des époux Delahaye.

On entendit d'abord David Foutrel, 14 ans, fils de l'organiste de l'abbaye. Lui, il quittait l'auberge en compagnie de deux camarades. Lorsqu'il aperçut Nicolas Deconihout sortant de chez Guillaume Siméon, son beau-père, maréchal ferrant au bourg. La femme du chandelier était alors sous la grand porte de la cour del'auberge. Nicolas Deconihout lança "que s'il y avoit quelque foutue bougresse qui voulut le reconduire chez luy, il le vouloit bien..."

— C'est à moi que tu dis ça ? demande Marie Elisabeth.
— Non... Mais si tu veux venir en haut, dans le bois, je te battrai ou tu me battras.
— Il n'est pas besoin du bois, réplique la femme.

C'est tout ce qu'il a vu et entendu, le jeune Foutrel qui, dans ving-cinq ans, organiste comme son père, jouera un rôle dans la Révolution.

Sa sœur, Angélique Foutrel, 10 ans, s'avança à son tour à la barre. Elle, elle n'a pas entendu que des insultes. Elle a vu Deconihout jurer contre Marie Elisabeth mais lui porter surtout un coup à l'estomac. A terre, elle poussa un cri et, quand elle se releva, son agresseur la prit par le bras et lui dit "bougresse, viens avec moy là-haut dans le bois, tu me battras ou je te battrai..." Voilà.

Ce fut au tour de Catherine Bayries, 13 ans, la fille du chirurgien. Elle aussi était sous la porte à Poisson quand Deconihout jeta la femme à terre. Elle entendit aussi une invitation à se rendre au bois.
— J'en ai pas besoin si tu veux me battre.


Fille de l'aubergiste, Prudence Poisson, 12 ans, était sur la porte de sa cuisine. Elle a vu Deconihout prendre la femme Delahaye par le bras pour la jeter à terre. Elle ajoute que quand Marie Elisabeth se releva, elle alla sur Deconihout pour le frapper de la main à l'épaule.

Scolastique, la fille de Louis Carpentier, le menuisier, a 14 ans. Son récit est le plus détaillé. Elle a entendu Deconihout dire à la femme :

— Je veux compter avec vous !
— Allons trouver mon mari qui est à l'auberge chez Poisson.

Elle était sous la porte quand Deconihout lui lança :

— Retire-toi... Je te fous sur la gueule !
— Tu n'oserois pas, répond l'autre.

C'est à ce moment que le laboureur prit sa victime par le bras pour la jeter à terre. Scolastique a parfaitement vu Marie Elisabeth tomber sur une pierre. Quand elle fut relevée, elle lui hurle:

— T'es bien effronté de m'avoir jetée par terre !
— Viens, bougresse, avec moi ! crie-t-il en la prenant par la jupe.
— Où veux-tu m'amener, vieux malheureux ?
— A ta maison !

Tiens, il n'est plus question du bois...

Elisabeth Carpentier, 12 ans, a vu la même chose que sa sœur. Quand Marie Elisabeth est tombée sur la pierre, elle a crié : "Je suis blessée !" Et quand elle est relevée : "Tu es bien hardy, vilain gueux, de m'avoir jetée par terre."
Oui, Deconihout a bien pris la femme Delahaye par la jupe pour la forcer à rentrer chez elle.
Je veux rester là ! opposa-t-elle pour toute réponse.

Jacques Millon, 15 ans, fils du cordonnier et de Marie Anne Bertin a assisté à la même scène. En revanche, Marie Anne Desjardins, 11 ans, la fille de Pierre, pourvoyeur de l'abbaye de Jumièges, a raté la fin, sa mère l'ayant promptement appelée.

Epilogue

Le différend qui oppose ces deux figures de Jumièges semble bien futile. "Des ballences", assure le couple dans sa plainte. L'alcool, la cupidité ne sont sans doute pas étrangers à cette pantalonade et les liens entre Nicolas Deconihout et Marie Elisabeth, femme Delahaye, semblent plus étroits qu'il n'y paraît. On nous dit que Deconihout a pour beau-père un certain Guillaume Siméon. Or, le mari de Marie Elisabeth Folie avait épousé en premières noces une fille de ce même Guillaume Siméon. Bref, ces gens se connaissent bien.

Nicolas Deconihout fut assigné à comparaître et dut verser 25 livres. Sans compter les frais de procédure.


SOURCES

Document numérisé aux archives départementales par Jean-Yves et Josiane Marchand et rédigé par Laurent Quevilly (Cote  199 BP 50).