Par Laurent Quevilly.

Il est 8h du soir, ce dimanche 7 août 1763. Marie Elisabeth Folie, 31 ans, se rend à l'auberge de Nicolas Poisson pour y chercher son mari. Et son mari, c'est Jean-Louis Delahaye, le chandelier qui tient une échope au bourg de Jumièges. Elle s'avance sur le grand chemin quand, racontera-t-elle, elle est surprise de rencontrer Nicolas Deconihout, un laboureur du Mesnil-sous-Jumièges. Ils font alors quelques pas ensemble. Parvenus devant la porte ouvrant sur la cour de l'auberge, Deconihout l'interroge tout-à-trac :
— As-tu remis des "ballences" à madame Gardin ?
— C'est mes affaires...
— Bougresse, s'emporte soudain l'homme, je te fous sur le visage...
Jupes par dessus tête

A grand peine, Marie Elisabeth se releva et, assure-t-elle, voulut s'en retourner chez elle. Mais Deconihout proféra des insultes contre sa réputation et celle de son mari. "Sans le secours de quelques paysans, elle aurait eu peine de rester à la place..."
Une nuit agitée

Ils portent plainte
Forts de ce certificat médical, le chandelier et son infortunée épouse prirent la décision de déposer plainte.
La supplique fut transmise au procureur fiscal, M. Mare de la Haussaye, à qui il revenait d'auditionner les témoins. Delahaye et sa femme ajoutèrent très vite une autre demande : "cent livres à prendre sur le dit Conihout".
L'audition des témoins
Les témoins furent auditionnés le 10 août à partir de 9h du matin. Tous étaient des enfants et ils furent plus précis que la plainte des époux Delahaye.

— C'est à moi que tu dis ça ? demande Marie Elisabeth.
— Non... Mais si tu veux venir en haut, dans le bois, je te battrai ou tu me battras.
— Il n'est pas besoin du bois, réplique la femme.
C'est tout ce qu'il a vu et entendu, le jeune Foutrel qui, dans ving-cinq ans, organiste comme son père, jouera un rôle dans la Révolution.
Sa sœur, Angélique Foutrel, 10 ans, s'avança à son tour à la barre. Elle, elle n'a pas entendu que des insultes. Elle a vu Deconihout jurer contre Marie Elisabeth mais lui porter surtout un coup à l'estomac. A terre, elle poussa un cri et, quand elle se releva, son agresseur la prit par le bras et lui dit "bougresse, viens avec moy là-haut dans le bois, tu me battras ou je te battrai..." Voilà.
Ce fut au tour de Catherine Bayries, 13 ans, la fille du chirurgien. Elle aussi était sous la porte à Poisson quand Deconihout jeta la femme à terre. Elle entendit aussi une invitation à se rendre au bois.
— J'en ai pas besoin si tu veux me battre.
Fille de l'aubergiste, Prudence Poisson, 12 ans, était sur la porte de sa cuisine. Elle a vu Deconihout prendre la femme Delahaye par le bras pour la jeter à terre. Elle ajoute que quand Marie Elisabeth se releva, elle alla sur Deconihout pour le frapper de la main à l'épaule.
Scolastique, la fille de Louis Carpentier, le menuisier, a 14 ans. Son récit est le plus détaillé. Elle a entendu Deconihout dire à la femme :
— Je veux compter avec vous !
— Allons trouver mon mari qui est à l'auberge chez Poisson.
Elle était sous la porte quand Deconihout lui lança :
— Retire-toi... Je te fous sur la gueule !
— Tu n'oserois pas, répond l'autre.
C'est à ce moment que le laboureur prit sa victime par le bras pour la jeter à terre. Scolastique a parfaitement vu Marie Elisabeth tomber sur une pierre. Quand elle fut relevée, elle lui hurle:
— T'es bien effronté de m'avoir jetée par terre !
— Viens, bougresse, avec moi ! crie-t-il en la prenant par la jupe.
— Où veux-tu m'amener, vieux malheureux ?
— A ta maison !
Tiens, il n'est plus question du bois...
Elisabeth Carpentier, 12 ans, a vu la même chose que sa sœur. Quand Marie Elisabeth est tombée sur la pierre, elle a crié : "Je suis blessée !" Et quand elle est relevée : "Tu es bien hardy, vilain gueux, de m'avoir jetée par terre."
Oui, Deconihout a bien pris la femme Delahaye par la jupe pour la forcer à rentrer chez elle.
— Je veux rester là ! opposa-t-elle pour toute réponse.

Epilogue
Le différend qui oppose ces deux figures de Jumièges semble bien futile. "Des ballences", assure le couple dans sa plainte. L'alcool, la cupidité ne sont sans doute pas étrangers à cette pantalonade et les liens entre Nicolas Deconihout et Marie Elisabeth, femme Delahaye, semblent plus étroits qu'il n'y paraît. On nous dit que Deconihout a pour beau-père un certain Guillaume Siméon. Or, le mari de Marie Elisabeth Folie avait épousé en premières noces une fille de ce même Guillaume Siméon. Bref, ces gens se connaissent bien.
Nicolas Deconihout fut assigné à comparaître et dut verser 25 livres. Sans compter les frais de procédure.
Laurent QUEVILLY.
SOURCES
Document numérisé aux archives départementales par Jean-Yves et Josiane Marchand (Cote 199 BP 50).