Buveurs, imprudents, filous à l'occasion... Les passeurs de Seine avaient jadis mauvaise réputation. En 1778, Adrien Leroy fit honneur aux images d'Epinal...

Marinier, Pierre Guiot nétait pas revenu à Jumièges depuis maintenant un an. Aussi, ce matin du 25 mai 1778, adressa-t-il quelques reproches au passeur, Adrien Leroy, qui le fit longuement attendre sur la rive d'Heurteauville avant de traverser le fleuve. C'est que Guiot était pressé. Il voulait embrasser sa famille, aller à la procession...

Détail d'un gravure de Jumièges sous l'ancien régime...

Le soir, il s'en alla voir un vieil ami, Jean Deconihout fils, laboureur au Conihout. Celui-ci fut si heureux de le revoir qu'il le retint à dîner. Le repas terminé, Guiot  demande  à son camarade de le raccompagner sur un bout de chemin. Les deux hommes rencontrent alors Louis Lamant, vieille connaissance du marin lui aussi et qui délaisse sa charrue pour se joindre à eux.

Le trio arrive au port de Jumièges, devant l'auberge d'Adrien Leroy. Car le passeur, avant tout laboureur, tient aussi un cabaret. Un homme qui, dans le pays, a la réputation d'être méchant, voire violent à ses heures. Il était alors huit heures du soir. Peut-être ^plus... Deconihout et Lamant font leurs adieux à Guiot. "Nous n'allons pas nous quitter comme ça, répond le marinier, buvons donc une bonne bouteille de cidre chez Leroy !

La bouteille étant tirée, il faut la boire. Mais dès le premier coup versé, la conversation roule sur le retard pris le matin par le passager. Le ton monte. Guiot aura beau tenter d'apaiser l'aubergiste et le prier de le laisser tranquille, rien n'y fait. Soudain, voilà que Leroy porte un coup de poing au marin qui roule à terre. Les deux autres relèvent leur compagnon et cherchent à sortir. Mais profitant qu'il est dans leurs bras, Leroy porte de nouveaux coups au marin. Enfin, ils parviennent à quitter l'auberge.

Guiot est ramené chez lui. Alors, Deconihout et Lamant s'en retournent à l'auberge pour payer cette bouteille à peine entamée. Seulement, sur le pas de sa porte,  Leroy est toujours en rage. Il vient au devant d'eux et leur ferme au nez la barrière qui lui sert d'entrée.  "Mais nous ne venons pas à dessein de boire, lance Deconihout, seulement payer la bouteille, encore bien qu'il n'ait été bu  que trois coups...

— Vous êtes deux sacrés bougres de gueux. Retirez-vous. Vous voulez sans doute me voler !..

Deconihout est d'un naturel doux. Il lui dit pour toute réponse : "Vous avez tort. J'aurais cru que, me connaissant, vous aviez de moi une autre idée..." Mais l'autre, monté dans sa chambre, redouble d'injures par sa fenêtre. Deconihout se borne à rétorquer : "Mais vous avez tort. Je ne vous ai fait ni dit de sottises !"  

— Mon seul regret, réplique Leroy, c'est de ne pas vous avoir hâché par morceaux avec mon hachard quand vous êtiez chez moi ! " 

Deconihout insistait pour payer sa bouteille. "Je n'ai pas besoin de votre argent..." Alors, il finit par tourner les talons. Ce que que voyant, Leroy descend et court  après les deux hommes, armé d'un bâton. Deconihout : "Je ne vous crois pas assez brutal pour me frapper." Mais Leroy redouble de colère et d'injures. Lamant s'enfuit pour chercher secours dans la masure voisine. Deconihout, lui, encaisse deux coups de poing à l'estomac. Mais, stoïque, reste les bras croisés. "Vous avez tort de frapper un homme sans défense..." Leroy : "Tu es bien heureux sacré bougre de ne pas te défendre, car c'en serait fait de ta vie..." Alors Deconihout s'en alla, passant par la masure des Thuillier, poursuivi par la voix de l'aubergiste : "Va-t'en couvrir tes sottises, bougre de gueux, tu n'est pas capable d'apparaître devant d'honnêtes gens, tu es un bougre de vermine..."

Le procès

Le 30 mai Jean Deconihout saisit la haute-justice de Duclair en se disant "victime des excès et voies de fait commis en sa personne, des injures les plus outrageantes vomies contre lui. Il se trouve réduit à la dure mais indispensable nécessité de recourir à l'autorité des lois pour faire punir celui qui en est l'auteur..." Deconihout raconta sa version. Et ce n'est qu'un écho, précist-t-il, de ce dont Jumièges et ses environs retentissent tous les jours. Leroy profite d'une impunité qu'il est temps d'abréger. 

C'est Jean Pierre Bruno Pain qui va mener la procédure en l'absence du lieutenant-juge Raimboult. Le sergent Depouville est chargé de convoquer les témoins et le mercredi 3 juin débutent aux halles de Duclair les auditions en présence du greffier, Armand Hucher. 

Le premier assigné est François Thuillier, laboureur de 40 ans. Il était occupé dans sa masure, proche de celle de Leroy et bien entendu les injures proférées par Leroy de la fenêtre de sa chambre : " Bougre de geux, de Jean Foutre, Canaille. Tu es bien incapable de te présenter devant d'honnêtes gens. Bougre de voleur, viens-tu pour me voler et pour m'assassiner chez moi ?" Ce à quoi Deconihout répondait qu'il était malhonnête de le traiter de la sorte. Thuillier tient de Jean Cottard, son domestique, que Leroy a regretté de ne pas avoir hâché son adversaire...

Rose Thuillier, 16 ans, confirme fidèlement les dires de son père. Marie Bocquet, la femme de Jean Mainberte, n'a entendu parler de cette affaire que le lendemain, de la bouche de Jean Cottard. Guiot, d'après ce domestique, a été renversé à coups de poings sur une chaise qui s'est brisée. Puis celle qui n'a rien vu répète tout ce qui a déjà été dit. 

Alors on écoutera Cottard, 38 ans. Lui aussi travaillait avec les Thuillier quand il a entendu les éclats de voix et s'est approché. Il décrit l'échauffourée et d'ajouter que Lamant est venu le prendre par le bras pour l'engager à tenter d'y mettre fin. Ce que refusa Cottard, connaissant les excès de Leroy.Il resta appuyé contre un arbre pour assister à la suite. Les insultes, les coups...

On entendra encore François Thuillier fils. 18 ans, qui, alerté par le bruit, ne voulut pas en voir plus et repris ses occupations. Il n'en savait que ce qui lui avait raconté le domestique.

Le témoignage de Louis Amand fils, 21 ans, sera plus intéressant. Il avait rencontré Guiot le matin puis avait passé la journée à labourer. Ayant quitté sa charrue et rencontré le marin et Deconihout, il se rendit effectivement chez Leroy. Et de confirmer tout ce qui vient d'être dit. 

A sa suite déposa Jean Thuillier, 18 ans. Lui, il a entendu Deconihout dire : "Tu m'as frappé deux fois. Frappe-moi une troisième."

La version de l'accusé

Le 16 juin Jacques Romain Raimboult interroge enfin Leroy, 36 ans. Avant cette querelle, l'aubergiste avoue qu'il était plutôt ami avec ses adversaires avant le soir de leur querelle. Bref, il n'avait aucune raison de leur en vouloir. Oui, ils sont bien venus chez lui, mais plus tard qu'on le dit. "Guiot m'a reproché le retard du matin. Je lui ai dit qu'il lui est défendu de passer qui que ce soit avant soleil levé, pas plus qu'après soleil couché parce qu'il y a de mauvaises gens qui courent le pays.." Là dessus, le ton monte. L'aubergiste demande à Guiot de sortir. "Je lui ai dis qu'il n'était pas en état de boire. Il m'a injurié, je lui ai répondu, mais je ne l'ai point frappé..." Alors l'aubergiste a poussé dehors son interlocuteur pour couper court à la dispute. Tout le reste n'est que mensonges. Quand les deux autres sont revenus, poursuit Leroy, c'était pour payer leur bouteille. Il était déjà dix heures. "Je leur ai répondu qu'ils n'avaient bu qu'un coup et que je ne voulais pas d'argent. Mais Conihout a voulu entrer en force. Je l'ai repoussé et fermé ma barrière qui est à l'entrée de ma maison." C'est vrai, il est redescendu peu après avec un bâton pour défendre encore sa barrière. Mais il n'a pas couru après ses visiteurs indésirables. Ni frappé Deconihout. 

Bref, Leroy a sa version des faits. A l'entendre, il n'a fait que se défendre contre des intrus aux oreilles rouges et n'a pas tenu les propos ni les gestes qu'on lui prête. Ce sont des inventions de faux témoins...

La procédure patina. Leroy se prit un avocat, Me Baudouin tandis que Neufville défendait les intérêts de Deconihout. A la demande de l'accusé, on entendit encore Jean Fauvel, 24 ans, le domestique de Leroy. Forcément, c'est Guiot qui a cherché dispute à Leroy. L'aubergiste n'a fait que le repousser. Une fois sur une chaise. Une fois par terre. Sans lui porter de coups. Les trois hommes sortirent et deux d'entre eux revinrent une demi-heure plus tard frapper à la porte. Leroy était alors dans sa chambre et prêt à se coucher. Il descendit. La discussion s'engagea sur le règlement de la bouteille. Fauvel était à la fenêtre de sa chambre et vit son maître repousser par deux fois les deux compères, toujours sans les frapper.

Charles Petauton, 35 ans, brigadier dans les Fermes du Roy en poste à Jumièges avait aussi son mot à dire. Bien qu'il était ce moment là de l'autre côté de la rivière. Mais il a entendu dispute et reconnu seulement Leroy à sa voix. Voilà qui ne précipita pas la connaissance de la vérité... 

Enfin voici Valentin Barnabé, maître tonnelier à Heurteauville, 32 ans. Lui, il était chez Leroy quand on lui demanda une bouteille de cidre. Querelle sur le retard du bachot. Bousculade. Guiot fut repoussé sur une chaise et de là tomba par terre. "Deconihout et Guiot paraissaient pris de boisson. Aussitôt, ils sont sortis. Et j'en ai fait de même..." C'est tout ce qu'il a à dire. 

Et nous aussi. Car ne connaîtra pas le fin mot de l'histoire. Simplement qu'Adrien Leroy poursuivit ses activités. Avec succès du reste puisqu'il fut le premier taillable du Conihout et la quatrième fortune de Jumièges. Il y eut, en 1782, un grave accident sur son bachot. En 1793, il avait Jean-Baptiste Sever pour garçon passager. Quant celui-ci, par tirage au sort, fut levé pour l'armée, les habitants de Jumièges pétitionnèrent pour le garder. Parmi les signataires : François Thuillier, Valentin Barnabé... A l'appui de cette demande adressée aux Administrateurs du Distric, Adrien Leroy ajouta : "Je vous observe qu'il a eu la timidité de ne pas dire qu'il avait la jambe cassée." Alors deux médecins examinèrent le jeune Sever. Et il fut réformé.


SOURCES

ADSM 199 BP 56. Texte découvert et numérisé par Jean-Yves Marchand. Mise en scène : Laurent Quevilly.