JUMIÈGES : DES RUINES POUR QUOI FAIRE ?

DISCOURS DE RÉCEPTION de M. Henry DECAËNS
Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen


(11 juin 1994)

Monsieur le Président,
Mes Chers Confrères,
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Chers Amis,

Vous ne serez pas surpris que je commence mon discours de réception par cet aphorisme célèbre, imaginé d'après un vers de l'Art poétique d'Horace : « Bis repetita placent ». C'est en effet la seconde fois en trois ans que je suis reçu dans votre Compagnie. La première fois, en 1991, c'était en qualité de membre correspondant. Mais en janvier dernier, l'année où notre Compagnie célèbre son 250e anniversaire, vous m'avez fait l'honneur et l'amitié de m'élire comme membre titulaire. Pour vous remercier, je me devais donc de prononcer un second discours de réception, ce que je fais avec joie aujourd'hui.

Sans doute, n'avez-vous pas oublié que mon premier discours portait sur le Mont-Saint-Michel. Bien que le sujet soit inépuisable, j'ai choisi de vous entretenir d'un autre sujet aujourd'hui car je craignais de vous entendre dire, non sans ironie : « Henry Decaëns connaît le Mont-Saint- Michel, soit, mais il ne connaît rien d'autre » !

Je m'orientais donc vers un autre monument et je pensais un instant vous parler de l'église abbatiale Saint-Ouen dont je suis l'Administrateur depuis trois ans. Mais j'hésitais à vous entretenir de cet édifice exceptionnel du patrimoine de Rouen devant Alain Gasperini qui l'aime depuis plus longtemps que moi et le connaît sans doute beaucoup mieux.

J'ai finalement choisi de vous parler de Jumièges, l'une des plus célèbres abbayes de la vallée de la Seine, fondée vers 654 par saint Philibert, appelé ici par son ami saint Ouen, évêque de Rouen. Vous remarquerez qu'une fois de plus je vous invite à me suivre dans une abbaye et certains s'étonneront sans doute de mon attachement à l'architecture monastique. On comprend aisément cet attachement lorsque l'on sait que, depuis trente ans, j'occupe une partie de mes loisirs à faire visiter l'abbaye du Mont-Saint-Michel et qu'il m'arrive maintenant de passer d'inoubliables nuits dans Saint-Ouen pour les nécessités d'enregistrements de musique pour orgue. Peut-être faut-il également chercher les causes de cet attachement dans ma première enfance. Durant la dernière guerre, la maison de mes parents à Caudebec-en-Caux étant occupée par les Allemands, ma famille a été accueillie par les moines de Saint-Wandrille, grâce à l'amitié de dom Gabriel Gontard qui venait d'être élu abbé. Comme mes frères et sœurs ici présents, j'ai donc habité l'abbaye de Saint-Wandrille. Je n'en ai pas gardé de souvenirs, car j'étais trop jeune, mais ce séjour a dû malgré tout me marquer au plus profond de moi-même.

Mais revenons à Jumièges dont les ruines, selon l'historien Robert de Lasteyrie, sont « une des plus admirables ruines qui soient en France » (1). Chacun d'entre vous a sans doute à l'esprit les gravures des XVlle et XVIIIe siècles qui représentent l'abbaye avant sa destruction. Comme dans la plupart des monastères normands, l'essentiel des bâtiments conventuels avait été reconstruit à l'époque classique. Le bâtiment le plus récent était le dortoir, élevé entre 1701 et 1732. Les moines avaient tout de même conservé des bâtiments médiévaux : l'église Saint-Pierre (Xe-XIVe siècles), l'église Notre-Dame (Xle-XIIe siècles), la salle capitulaire (XIIe siècle), le grand cellier (Xlle siècle), la porterie (XlVe siècle) et le cloître (XVIe siècle).

Bien que l'abbaye ne fut plus très riche et que les moines eussent des difficultés à entretenir les deux églises, les bâtiments étaient dans l'ensemble en bon état.

Lorsque la Révolution éclata, la Communauté ne comptait plus que seize moines qui se dispersèrent à la fin de l'année 1790, après que la Constituante ait suspendu les vœux monastiques et nationalisé les biens ecclésiastiques. L'année suivante, un tanneur de Caudebec-en-Caux se porta acquéreur du Logis abbatial. Les bâtiments conventuels ne furent pas vendus en même temps car ils servaient temporairement de maison de retraite pour les moines du département qui souhaitaient continuer à vivre en communauté.

C'est peut-être pour cette raison que l'église Notre-Dame n'a pas été affectée à la paroisse, comme le souhaitaient les habitants du village. De toute façon, le curé de Jumièges, l'abbé Adam, n'y était pas favorable car il trouvait que cette église était trop grande. S'il avait répondu au vœu de ses paroissiens, elle aurait été sauvée comme les églises abbatiales de Boscherville et de Lessay.

Le 1er octobre 1792, la maison de retraite qui n'abritait plus que sept religieux fut fermée ; l'ensemble des bâtiments monastiques fut ensuite mis en vente. Un receveur des biens nationaux, Pierre Lescuyer, les acheta en 1795. Après avoir tenté, en vain, d'y installer une manufacture, le nouveau propriétaire fit détruire le dortoir du XVIIIe siècle et abattre les toitures des autres bâtiments. C'est donc par les constructions les plus récentes que commença le triste dépeçage du monastère ; les matériaux y étaient en effet en bon état et ainsi faciles à vendre !

En 1797, Lescuyer aliéna l'abbaye à un banquier parisien, Capon, qui arrêta les destructions pendant cinq ans. Mais ce deuxième propriétaire les revendit hélas en 1802 à Jean-Baptiste Lefort, marchand de bois à Canteleu, qui, durant une vingtaine d'années, exploita l'abbaye comme une carrière de pierres. Pour accélérer sa triste besogne, il mina le chœur de l'église Notre-Dame qui ne résista pas au souffle provoqué par les explosifs ; en revanche, la nef romane, non voûtée, supporta le choc.

Le gendre de Lefort, Casimir Caumont, hérita du domaine en 1824. Il arrêta la destruction des bâtiments, s'efforçant même de conserver ce qui était encore debout. A peu de choses près, ce sont ces vestiges qui nous sont parvenus.

En 1852, les héritiers de Casimir Caumont vendirent les ruines à la famille Lepel-Cointet qui les a entretenues jusqu'à leur acquisition par l'Etat en 1947. Cette famille a également eu le mérite de créer un parc à l'anglaise qui donne aux ruines un cadre de verdure très romantique ; et c'est elle qui a demandé à l'architecte Barthélémy de construire le logis de style troubadour, doublant la porterie médiévale.

Dans les ruines, l'intervention de Barthélémy a été très limitée. Les ruines de Jumièges ont donc gardé leur jeunesse - elles n'ont en effet que deux siècles - et toute leur authenticité. Elles n'ont rien à voir avec celles d'un château de la vallée de la Seine dont un ancien maire de Rouen disait à leur sujet, me rapportait récemment notre confrère M. Robert Hirsch : « Ces ruines que j'ai vu construire » !

Je voudrais maintenant tenter de comprendre ce qui fait l'intérêt de ces ruines, avant de voir quelles mesures nous devrions adopter pour les sauver et les faire revivre.

DE L'INTERET DES RUINES DE JUMIEGES

Les ruines considérées comme une œuvre d'art

Est-il nécessaire de comprendre pourquoi les ruines de Jumièges nous semblent belles ? Il s'agit en effet d'un jugement subjectif, qui peut ne pas être partagé par tous. Tentons tout de même de donner à notre attrait pour les ruines, une ou plusieurs explications.

« Tous les hommes, écrit Chateaubriand, ont un attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence » (2). Je ne pense pas que cette réflexion de l'auteur du Génie du christianisme puisse s'appliquer à Jumièges car ici, me semble-t-il, on ne ressent pas le caractère éphémère et passager des choses. Les ruines de Jumièges sont en effet parvenues à arrêter le temps ; elles paraissent éternelles. Oserais-je dire qu'elles semblent immortelles, alors que les hommes, même quand ils sont académiciens, savent que leur temps est mesuré.

Cela est dû au fait qu'on aide les ruines à braver le temps en les entretenant. Cela est dû aussi au fait que tout n'est pas ruiné à Jumièges. Pour M. Jean-Pierre Babelon, « l'édifice ruiné est celui dont le gros-œuvre est sérieusement lésé. L'expression exclut celui qui a été seulement découronné, privé de sa couverture » (3). En ce sens, il est difficile de dire que la nef de l'église Notre-Dame est ruinée puisqu'il n'y manque que le toit. Or c'est sans doute lorsqu'on est dans cette partie de l'abbaye que l'on ressent avec le plus d'acuité que le temps s'est arrêté, tant le monument semble robuste, inébranlable et donc éternel.

Si ce n'est dans une relation avec le temps qui passe, quelle autre explication pouvons-nous donner à notre attrait pour Jumièges ? Pour certains, la ruine est une œuvre humaine qui produit l'impression d'être une œuvre de la nature. A Jumièges, cette communion entre le travail des hommes et la nature est totale, tant les constructions font corps avec la végétation du parc. Celle-ci prend même racine dans les murs. Qui n'est pas sensible au charme de Jumièges au printemps, lorsque les fleurs de ravenelle sauvage ponctuent de leur couleur vive la blancheur des murs de calcaire. La mutilation du monument est sublimée ; elle devient poésie ; elle crée une scénographie changeante en fonction de la lumière, de l'état de la végétation et de l'angle où l'on se place.

Pour d'autres, la ruine est plus belle que le monument complet car elle a le charme de l'inachevé, elle a la spontanéité de l'esquisse, elle ajoute du pittoresque à une œuvre dont la perfection aurait paru monotone. C'est pour cette raison que Roger Martin du Gard, qui connaissait bien Jumièges comme nous le verrons ultérieurement, intervint en 1918 pour que l'on ne restaure pas la cathédrale de Reims dont les voûtes avaient été éventrées par des obus. Il nous confie dans son journal : « La voûte intérieure est en partie écroulée, laissant la nef à l'air libre, comme à Jumièges. La façade, très écorchée, balafrée, avec toutes ses statues plus ou moins mutilées, est debout, avec ses grandes tours. Mais ce qui rend le tout plus beau qu'autrefois, outre ce sentiment de ruine et de désolation, c'est d'une part l'énormité de l'édifice, accrue par l'écroulement de tout le quartier autour ; et puis cette absence de tout vitrail, et cette lumière à l'intérieur, qui fait que les verrières, les rosaces, se découpent dans toute leur finesse, sur du ciel bleu ». Il voulait donc qu'on la conserve ainsi, « pour la beauté intense qui rayonne de ces ruines » (4). Auguste Rodin et Emile Mâle, le célèbre historien de l'art, partageaient un point de vue assez proche !

Il n'y a donc pas que dans l'imaginaire des Romantiques que la ruine occupe une place privilégiée. L'enthousiasme pour Jumièges d'hommes aussi différents que Victor Hugo et Maurice Leblanc illustre à merveille cette constatation.

Le premier a découvert Jumièges en 1835. Il a trouvé que le monument était « encore plus beau que Tournus », ce qui est tout de même flatteur pour notre abbaye. Et sur le registre des visiteurs, il a écrit pour celui qui l'avait accueilli dans les ruines : « En sortant de chez l'immonde propriétaire de Saint-Wandrille, je félicite M. Casimir Caumont d'avoir Jumièges et Jumièges d'avoir M. Caumont » (5).

Quant à Maurice Leblanc, il a été un familier des ruines car son oncle et sa tante, Charles et Ernestine Brohy, habitaient Jumièges, en face de la porterie de l'abbaye (6). Le père d'Arsène Lupin y a fait de nombreux séjours qui l'ont marqué, comme il le rappelle dans sa correspondance : « Le seul nom de Jumièges a été pour moi la plus douce évocation de  mon enfance » ; et il ajoute un peu plus loin : « Toute la beauté de la nature qui se mêle aux ruines et du passé qui l'entrelace au présent, m'y fut révélée. [...] Je n'ai pas, au plus profond de ma sensibilité, d'image plus éblouissante et plus impérieuse que celle des ruines de Jumièges ».
Et pour bien montrer son attachement à l'abbaye, il n'a pas hésité à signer sur le livre d'or : « Maurice Leblanc, civis gemeticus ». Ce n'est donc pas étonnant que les ruines de Jumièges soient évoquées dans plusieurs Arsène Lupin.

Les ruines comme objet d'étude

Les ruines ne sont pas seulement une œuvre d'art, capable éventuellement de nous faire rêver, elles peuvent aussi être un objet d'étude. Ne sont-elles pas pour l'historien de l'art l'équivalent de ce qu'est un écorché pour l'anatomiste ?

Au cours du XIXe siècle, les ruines de Jumièges ont été visitées et dessinées par un grand nombre d'artistes, mais aucune étude sérieuse n'a été entreprise sur elles. On a pourtant ici deux édifices importants de l'architecture romane normande : l'église Saint-Pierre, qui offie des vestiges préromans, et l'église Notre-Dame dont la nef constitue l'une des premières grandes réalisations de l'art roman en Normandie.

C'est Roger Martin du Gard qui a été le premier à entreprendre une étude complète des ruines. Son père qui n'acceptait guère sa vocation d'écrivain lui avait imposé de faire de solides études ; et c'est sans grand enthousiasme que le jeune Roger entra à l'Ecole des Chartes en octobre 1900. L'année suivante, il choisit de prendre Jumièges comme sujet de thèse, sur les conseils de son ami Maurice Ray qui habitait Yainville ; les Lepel-Cointet, propriétaires de l'abbaye, étaient en outre des amis de la famille Martin du Gard. Le jeune chartiste se mit au travail avec beaucoup d'ardeur : « Si étrange que cela paraisse, écrit-il dans son journal, quand j'ai choisi Jumièges comme sujet de ma thèse à ma sortie de l'Ecole des Chartes, ces ruines imposantes d'une de nos plus anciennes, d'une de nos plus belles abbayes normandes, n'avaient été l'objet d'aucun examen archéologique autorisé et complet. J'y ai travaillé avec acharnement pendant mes deux dernières années d'Ecole.

Seul, j'ai relevé tous les plans, toutes les mesures de cet ensemble monumental. Sans aucune aide, aucune expérience, avec l'inconcevable présomption d'un blanc-bec de vingt ans, j'ai embauché une équipe de terrassiers, j'ai fait creuser des tranchées, j'ai mis à jour des vestiges de fondations où j'ai pensé voir des soubassements du Xle siècle. Enivré par ces découvertes, j'ai cru pouvoir reconstituer le plan du chœur primitif, qui aurait été le premier en date, le prototype des chœurs romans de Normandie et d'Angleterre » (8).

Martin du Gard pensait que le chœur roman de l'église Notre-Dame avait un plan de type bénédictin, c'est-à-dire celui de Cluny II, qui est devenu courant en Normandie durant la seconde moitié du Xle siècle. C'est par exemple celui qui a été adopté au début du Xlle siècle à Saint-Georges de Boscherville. Nous verrons ultérieurement que Martin du Gard s'est trompé et que le plan du chœur roman de l'église Notre-Dame était très différent.

Celui qui devait se rendre célèbre avec la publication des Thibault avait terminé sa thèse à la fin de l'année 1905. En février 1906, il publia en une plaquette de douze pages l'extrait réglementaire des "positions" de sa thèse (9). Il ne publia celle-ci qu'en 1909, à ses frais, chez un imprimeur de Montdidier dans la Somme. Cette publication constitue un ouvrage in-quarto de 308 pages, illustré d'une cinquantaine de photographies et de vingt-deux planches signées de l'auteur (10). En 1914, 160 exemplaires avaient été vendus sur les trois cents que comportait le tirage ; le reste a brûlé pendant la guerre ...

En 1927, on reparla de la thèse de Martin du Gard à la suite des fouilles entreprises par Georges Lanfry qui montra que le chœur roman de l'église Notre-Dame avait un déambulatoire, comme celui de la cathédrale romane de Rouen. Reconnaissant son erreur, Roger Martin du Gard note amèrement dans son journal : « Et quelques années plus tard - j'avais "brillamment" soutenu ma thèse et je l'avais publiée -, un simple entrepreneur, qui n'était pas un archéologue professionnel, mais un "homme du métier", et qui avait été chargé de certains travaux de consolidation par les Monuments historiques, a eu l'occasion d'examiner à nouveau les maçonneries anciennes que j'avais attribuées au Xle siècle, et il s'est aperçu que je m'étais trompé. Devant la compétence de son argumentation, j'ai dû me rendre à l'évidence : les conclusions sensationnelles que j'avais fièrement tirées de mes "découvertes" s'avéraient indiscutablement inexactes ! ... Ç'a été - je n'exagère pas - la plus cuisante humiliation de ma vie... » (11).

Georges Lanfry n'a pas limité ses recherches au chœur roman de l'église Notre-Dame. Il s'est également intéressé à la salle capitulaire, au cloître et à bien d'autres aspects de l'histoire monumentale de l'abbaye (12). En 1954, il a organisé les fêtes du XlIIe centenaire de la fondation du monastère. A cette occasion s'est tenu un congrès scientifique dont les actes ont été publiés grâce à son aide intellectuelle et, sans doute, financière (13). Georges Lanfry est mort au soir du 20 janvier 1969, après avoir travaillé tout l'après-midi sur la salle capitulaire de l'abbaye. Les spécialistes de l'art roman en Normandie, tel M. Lucien Musset, rendent hommage, aujourd'hui encore, à ses recherches sur Jumièges.

Mais bien des points de l'histoire du monument restent à préciser. Ils ne pourront être éclaircis sans une campagne de recherches archéologiques, notamment dans les endroits qui n'ont pas encore été fouillés. L'abbaye de Jumièges mérite que l'on travaille tel ou tel point de son histoire, car ses
vestiges constituent un jalon essentiel dans l'histoire de l'art de la région. Pour cette même raison, elle mérite aussi d'être entretenue et que l'on réfléchisse sur son utilisation. Ce sera l'objet du second point de mon exposé.

DE LA RESTAURATION ET DE L'UTILISATION DES RUINES

La restauration des ruines

Une question importante se pose devant une restauration excessive qui peut rapidement se transformer en une restitution et conduire à la négation de la ruine, à sa disparition. Depuis le début du XIXe siècle, des réponses contradictoires ont été données à cette question.

Les Romantiques ne se posaient pas la question de savoir si les ruines devaient être restaurées ; ils savaient qu'elles disparaîtraient dans un proche avenir : « Le jour n'est pas loin, sans doute, où le phénomène effrayant de ces débris suspendus dans l'air et abandonnés à tous les orages cessera d'alarmer l'observateur et le passant », déclaraient sans illusions le baron Taylor et Charles Nodier en visitant Saint-Wandrille (14).

Puis avec le règne de Viollet-le-Duc, au milieu du XIXe siècle, on assista à une négation de la ruine, la restauration des ruines se transformant le plus souvent en une restitution complète du monument. Le château de Pierrefonds en reste, bien entendu, le meilleur exemple.

A la fin du XIXe siècle, on revint à une attitude proche de celle des Romantiques. L'anglais Ruskin, dont le livre Les sept lampes de l'architecture parut en 1880, était opposé à toute restauration car, selon lui, elle dénaturait le monument et était finalement pire que les cassures provoquées par la ruine. Dans le même ordre d'idée, Rodin et Achille Carlier fustigeaient les restaurations qui, selon eux, équivalaient à une destruction.

John Ruskin en 1882, (Herbert Rose Barraud).

Aujourd'hui, on assiste plutôt à un retour des "Viollet-le-duciens" qui correspond à l'arrivée en Europe de Disneyland. Certaines restaurations contemporaines procèdent du même esprit et pourraient conduire, si elles se généralisaient sur le même site, à la création d'une sorte de "Disneyland médiéval".

Qu'en est-il à Jumièges ? Il semble que l'on ait ici adopté une attitude médiane : les ruines ont été fixées dans leur état du XIXe siècle. Mais on a tout de même effectué quelques restitutions, très heureuses me semble-t-il. C'est ainsi que l'on a récemment reconstitué, dans la nef de l'église Notre-Dame, les baies de tribunes à triple arcade qui avaient disparu depuis le début du XIXe siècle. Le modèle en avait été fourni par Georges Lanfry qui, à ses frais, avait reconstitué l'une de ces baies. On doit reconnaître que cette restitution facilite la compréhension de la structure des murs de la nef et qu'elle en améliore la beauté. Mais où doit s'arrêter cet effort de reconstitution ?

Les ruines de Jumièges sont jeunes par rapport à celles de l'Antiquité, mais, comme le rappelle M. Moufle, architecte en chef des Monuments historiques, « deux siècles de climat normand n'ont pas la même incidence sur les maçonneries que quarante en Egypte » (15). Ici, l'eau qui ruisselle sur les voûtes encore en place contribue à les fragiliser. L'eau qui s'infiltre dans les murs désagrège les mortiers. Sous l'effet du gel, heureusement exceptionnel dans la vallée de la Seine, la pierre des parements se brise. La végétation qui prend racine dans les maçonneries les disloque peu à peu.

Pour éviter que les ruines ne disparaissent complètement, il faut protéger l'arase des murs par des dalles cimentées ou des feuilles de plomb, entretenir les joints, arracher régulièrement les plantes qui poussent dans les murs, abattre les arbres dont les racines risquent de soulever les murs, tailler ceux qui menacent de tomber sur les vestiges, collecter les eaux pluviales afm qu'elles ne fragilisent pas les maçonneries saines, ...

Mais le souhait de l'architecte est de trouver des solutions durables pour protéger les ruines contre les intempéries. C'est sans doute pour cette raison que le prédécesseur de M. Moufle, Georges Duval, avait proposé de remettre une toiture sur le vaisseau central de la nef de l'église Notre-Dame, ainsi que sur les bas-côtés nord et sur le massif occidental de la façade. Son projet n'a pas abouti car il aurait nécessité la fermeture de la nef au niveau du transept afin de protéger du vent le toit du vaisseau central.

On doit se réjouir de l'échec de ce projet qui consacrait la fin des ruines romantiques auxquelles nous sommes si sensibles. Le débat restera cependant ouvert tant que nous n'aurons pas trouvé le moyen de protéger efficacement les ruines qui, sans protection, sont vouées à la mort. Or, nous souhaitons qu'elles restent bien vivantes.

L'utilisation des ruines

Il reste enfin à voir ce que l'on peut faire de ces ruines. Notre société utilitariste a en effet du mal à imaginer qu'un monument ne soit pas utilisé. Or il est souvent difficile de concilier le beau et l'utile.

Une abbaye, penseront certains, ne peut revivre qu'avec des moines. Mais on ne voit pas très bien comment ils vivraient au milieu des ruines. Celles-ci ont tout de même semblé revivre durant quelques heures, le 13 juin 1954, lors des fêtes du XIIIe centenaire de la fondation de l'abbaye. Ce jour-là, l'abbé de Saint-Wandrille, dom Gabriel Gontard, est venu célébrer une messe solennelle dans les ruines, entouré de nombreux évêques, abbés, prêtres et moines. Il portait pour crosse le bâton pastoral des abbés de Jumièges, un tau d'ivoire sculpté du Xle siècle que conserve précieusement le Musée des Antiquités de la Seine-Maritime. Mais après cette résurrection d'un jour, les ruines retrouvèrent leur silence habituel ; il ne pouvait d'ailleurs en être autrement car Jumièges n'est plus qu'un Monument historique que l'on vient admirer. Seulement le visiteur d'aujourd'hui n'est plus un romantique qui laisse une large place à son imaginaire. Il veut comprendre ce qu'il voit et pour cela il a besoin de clefs pour déchiffrer le monument : soit les panneaux d'une signalétique discrète, compatible avec le monument que l'on veut rendre intelligible, soit une exposition sur l'histoire de l'abbaye, son rayonnement spirituel, intellectuel et artistique. Si l'on ne crée pas ces clefs, le monument sera rapidement illisible pour le plus grand nombre.

Les ruines constituent aussi un décor de théâtre exceptionnel que l'on utilise rarement en raison du climat pluvieux de notre région. Il n'y a guère de solutions à ce problème, à moins que l'on ne puisse ouvrir au public les salles souterraines des bâtiments disparus qu'il faudrait au préalable consolider et restaurer. Toute une animation théâtrale et musicale pourrait alors être envisagée.

Ne pourrait-on enfin imaginer que le monument soit ouvert au public certains soirs ? C'est bien un soir de 1829 que Boieldieu découvrit les ruines. Casimir Caumont voulait qu'il les visitât au clair de lune ; comme celle-ci restait cachée par les nuages, le propriétaire fit allumer de grands feux. Boieldieu fut émerveillé, d'autant qu'au cours de la visite une Dame Blanche sortit de l'ombre et vint poser sur sa tête une couronne de lauriers ! (16) Certains d'entre vous ont sans doute connu le spectacle "son et lumière" que l'on pouvait découvrir dans les années 60-70. La formule était plus sophistiquée que celle qu'avait adoptée Casimir Caumont, mais elle était tout de même très simple. On se promenait dans les ruines illuminées en écoutant les commentaires du guide, Berdoll, qui étaient entrecoupés de morceaux de musique bien choisis. L'éclairage mettait en valeur l'architecture des bâtiments et créait même l'illusion qu'ils n'étaient pas en ruines. Celles-ci retrouvaient vie dans notre imaginaire, l'espace de quelques instants... Il serait sans doute assez facile de faire renaître un tel spectacle, sous cette forme ou sous une autre.

Ces quelques propositions ne sont pas exhaustives. Mais il n'est pas nécessaire d'être plus prolixe pour montrer que le patrimoine monumental, même en ruines, peut jouer un rôle dans notre société. Vous n'en doutiez peut-être pas et dans ce cas mon intervention était sans objet. J'ose espérer tout de même qu'elle a permis de poser un certain nombre de questions essentielles que l'on ne peut éluder lorsqu'on s'intéresse à la sauvegarde et à la mise en valeur d'un patrimoine aussi fragile que les ruines.



1. Robert de LASTEYRIE : L'architecture religieuse en France à l'énoaue romane. 2e éd. Picard, 1929, p. 488.
2. CHATEAUBRIAND : Le génie du christianisme.
3. Faut-il restaurer les ruines ? Ministère de la Culture, Direction du Patrimoine, 1991, p. 15.
4. Roger MARTIN du GARD : Journal, tome 1, Gallimard, 1992, p. 988.
5. Victor HUGO : Correspondance familiale et écrits intimes, tome 2 : 1828-1839. Robert Laffont, 1991, p. 227 et 229.
6. Leur maison est aujourd'hui le bureau de poste de la commune.
7. Jacques DEROUARD : Maurice Leblanc, Arsène Lupin malgré lui. Librairie Séguier, 1989, p. 62-63.
8. Roger MARTIN du GARD, ibid., p. 285-286.
9. A Toulouse, chez Privat.
10. Roger MARTIN du GARD : L'abbaye de Jumièges. Etude archéologique des ruines. Montdidier : Grou-Radenez, 1909.
11. Roger MARTIN du GARD : Journal, tome 1, p. 286.
12. On trouvera une bibliographie exhaustive dans : Georges Lanfry, 1884-1969. Rouen, 1993. P. 81-93
13. Jumièges : Congrès scientifique du Xllle Centenaire. 2 vol., Rouen, 1955.
14. Ch. NODIER, J. TAYLOR et Alph. de CAILLEUX : Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France, tome 1, p. 62.
15. Faut-il restaurer les ruines ? ibid., . 176.
16. René ROUAULT de LA VIGNE : Les pèlerins de Jumièges à l'époque romantique. In Congrès scientifique du XIIIe Centenaire, tome 2, p. 562-563.


Précis analytique des travaux de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen ; 1996