Par André DUBUC.

Quel crédit est-il prudent d'accorder aux histoires d'abbayes écrites au XVIIIe siècle, par des religieux de la congrégation de Saint-Maur et en particulier, à l'histoire de Jumièges, dont l'auteur est vraisemblablement Dom Dubust ? (N.D.L.R. Il s'agit plutôt de Dom Dubusc).

Elle a été publiée par l'abbé Loth, en 1885 dans l'estimée collection de la Société de l'Histoire de Normandie, à l'exception des notes, pourtant fort intéressantes. Son zèle pour l'abbaye qui l'abritait, lui a cependant fait écrire une histoire plus apologétique que critique, selon la mode du temps. 

La version du Dom Dubusc

On peut s'y référer, mais avec prudence ; deux textes relatifs au même fait permettent de s'en apercevoir. Il s'agit de la réception à l'abbaye de Jumièges, le 13 avril 1652, du nouvel abbé commendataire, François de Harlay de Chanvallon, archevêque de Rouen, comme l'avait été avant lui son oncle devenu archevêque de Paris, et qui avait cru bon de résigner à son profit l'abbaye de Jumièges, qu'il avait lui-même obtenu, par échange, huit ans auparavant. 

L'oncle...

C'est ainsi que Dom Dubust écrit : « Si, en 1652, après la visite du Saint Sacrement, qui lui était seule permise, aux termes de la lettre de Richelieu, il demanda jusqu'à trois fois d'être introduit dans le chapitre, ce ne fut point pour donner atteinte aux privilèges de la congrégation, en appelant les religieux au scrutin, mais pour avoir la consolation de leur parler et de l'avoir reçu au son des cloches, avec la croix, l'eau bénite et l'encens et de l'avoir conduit sous le dais jusqu'à l'autel, en chantant un répons convenable à sa dignité, pendant lequel on tira plusieurs décharges de fusils et de couleuvrines. 

«Il s'en expliqua lui-même de la sorte et on doit le croire sur parole. Ce qu'il dit, en l'acquiesçant aux remontrances du prieur Dom Boulogne : « Je n'insiste plus, c'est Jumièges », semble néanmoins donner à entendre qu'il croyait avoir droit au chapitre, comme archevêque ; mais quel que soit le sens de ces expressions, il est certain que s'il crut se désister d'un droit réel, il ne le fit que par un sentiment d'estime pour les religieux de Jumièges. 

«Il leur en donna de nouvelles marques, dès le lendemain, quatorzième jour d'avril, en conférant le sous-diaconat à un jeune religieux de la communauté ; et ne voulant se servir que d'eux à l'autel, en célébrant pontificalement les Saints mystères à l'autel, après lesquels il donna le sacrement de confirmation à un très grand nombre d'habitants de Jumièges et des paroisses voisines. 

«Il dîna ensuite au réfectoire, bénit la table, dit les grâces et partit pour Saint-Wandrille, avec Dom Boulogne, auquel il témoigna de nouveau, pendant toute la route et à Saint-Wandrille même, la plus tendre et la plus vive reconnaissance de la réception qui lui avoit été faite. Ce prélat aimoit véritablement Jumièges et n'y étoit pas moins aimé. Il n'en parloit, non seulement avec plaisir, mais avec respect... » (1).

Dom Dubust écrivit cette histoire, plus d'un siècle après l'événement, mais il dit avoir à sa disposition des documents qui ont dû disparaître au moment de la dispersion des moines, et notamment les Actes mémorables, dont on n'a plus trace, mais qui étaient tenus dans chaque abbaye bénédictine, comme celui de Fécamp, maintenant conservé à la bibliothèque de Rouen. Celui de Jumièges a dû être emporté par l'un des moines en 1791, dans l'espoir d'un éventuel retour et s'il n'a pas été détruit, il doit avoir été conservé ou vendu par un héritier des derniers moines.

Il semble que Dom Dubust, dans son zèle d'exaltation des anciens abbés commendataires, ait pris quelque licence avec la vérité historique. 

La version d'Adrien Coignard

Un autre texte, contemporain celui-là, que Dom Dubust n'a point dû connaître (2) (il faut le supposer car un détail semble l'indiquer), donne une relation plus complète et sans doute plus véridique, de la réception de cet abbé. Cette réception ne peut d'ailleurs être mise en doute, puisqu'elle fut sollicitée par le couvent lui-même, par précaution pour l'avenir et sans doute aussi par méfiance à l'égard du neveu qu'il craignait comme l'oncle. Cette relation a la valeur d'un procès-verbal méticuleux, dressé par des hommes de loi assermentés, et garanti par des témoins. Elle est conservée dans le minutier du tabellionnage de la sergenterie de Saint-Georges, dont le titulaire demeurait presque toujours à Jumièges (3).

« Du samedi traize avril 1652, Messire François de Harlay, primat de Normandie, archevesque de Rouen, estant party de Bourgachard, arriva au port de Jumièges sur les deux heures après-midy où il fut reçu, sallué par tous les habitants soubz les armes, des parroisses du dit Jumièges, le Mesnil et Ducler, deppendans de la ditle abbaye, lesquels l'accompagnèrent en ordre, jusques à la première porte de la ditle abbaye, où. il arriva sur les trois heures et demye après-midy dans son carrosse, accompagné de Messieurs Gaude, son grand vicaire, Toussainct, grand pénitencier, Ingoult, promoteur général et de ses deux ausmôniers, suivy de Messieurs Dailly, Serrant, chanoynes, Morangers, greffiers, Deschauseaux son gentilhomme, deux gardes et deux pages tous à cheval, avec plusieurs autres domestiques à cheval, jusqu'au nombre de dix on douze vallets de pied, 

à laquelle porte estant arrivé, il fut reçu par tous les Religieux, en chappes, puis soubs un daiz porté par quatre des dits religieux aussy en chappes et après les cérémonies du baiser de la croix, de l'eau béniste, il fut harangué par le Révérend Père Dom Jean-Baptiste de Boullongne, prieur de la dite abbaye, auquel le dit seigneur ayant respondu très à propos, selon le subject en peu de mots, il fut conduict sous le daiz en l'église, par tous les dits religieux, chantant es respondu ordinaire, jusqu'à l'entrée de l'église où les chantres entonnèrent le Te Deum, qui fuct suivy du son de toutes les cloches, 

dit estant parvenu devant le grand hostel, il se mist sur ung prie-Dieu préparé, dont après les oraisons dictes par le Révérend Père Prieur estant sur l'autel en chappes, le dit seigneur archevesque se levant, monta à l'autel et fict ouverture du tabernacle et visitta le très Sainct Sacrement, après les prières et cérémonies coûtumières et l'ayant remis, faict donner aux assistants par son dict grand vicaire, les indulgences de quarante jours et s'estant tourné vers le dit Révérend Père Prieur, qui l'assistait en la ditte visite du très Saint Sacrement, il lui dict qu'il fallait aller au chappitre,

surquoy le dit Révérend Père luy ayant remonstré très humblement de lui donner un quart d'heure pour converser avec sa grandeur, il l'accorda et à mesme tems descendu de l'autel après la bénédiction donnée à tous les assistants, et fuct conduict par le dict Révérend Père Prieur et assistants, en la salle des hastes passans par la ehappelle de Saint-Pierre de la ditte église et abbaye où estant après quelques conférences en particulier avec le dit Révérend Père Prieur et après avoir prins advis de Messieurs son grand vicaire, grand pénitencier et autres, il fict entendre au Révérend Père Prieur qu'il désiroit aller au chapitre, sans intervention ny dessein et voulloit rien entreprendre pour le soutien des Relligienx, n'y prendre congnoissance de la régularité, ni faire tort aux privillèges de la Congrégation de Sainct Maur, establye en la dicte abbaye, 

auquel le dit Révérend Père Prieur, assisté de quelques relligieux, ayant faict quelques resmontrances de se contenter de la visitte du Très Saint Sacrement comme Monseigneur son oncle, prédécesseur l'avait accordé sans avoir obligé les relligieux de la Congrégation de Saint-Maur, d'aller au chappitre, en conséquence de la lettre de Monseigneur le Cardinal de Richelieu, en raison des privilèges de la Congrégation de Saint-Maur, de nos saints pères les Papes, odroyés aux supérieurs d'icelles. 

Enfin après plusieurs contestations de part et d'autres, et ratifièrent très humbles remonstrances faictes au diet seigneur archevesque par le diet Révérend Père Prieur et relligieux de la ditte abbaye auxquels comme abbé, il devait conserver les privillèges, il demeura dans la ditte salle des hastes, d'où quelque temps après il sortit et s'alla promener et divertir dans les jardins et au dehors de la dite abbaye pendant la préparation du souper dressé dans la dite salle où il fut assisté de tous ses gens et du dit Révérend Père Prieur, auquel il fict scavoir, l'ayant conduit après soupper dans une chambre, qu'il désiroit cellébrer pontificallement le lendemain, 

toutes les choses nécessaires furent prépparées en l'église, où s'estant rendu sur les neuf heures du matin, accompaigné du Révérend Père Prieur et plusieurs Relligieux, ses grand vicaire et grand pénitencier et eut prins ses ornements dans la sacristye pour célébrer la saincte messe avec les officiers d'icelle, diacres, soubs-diacres et chantres, tous relligieux de la ditte abbaye. 

La prossession fut faicte par le cloistre et ensuite la sainte messe commencée sollennellement en laquelle le dit seigneur archevesque, officia pontificallement assisté des dits officiers et donna les ordres de sous-diacre à MM. François et Banville après laquelle ditte bénédiction accoutumées, donnée aux assistants, le dit seigneur donna le sacrement de la confirmation a quantitté de personnes asisté de plusieurs Relligieux et qu'ayant faict, il fut conduict dans le reffectoire du monastère, où le disner lui estoit préparé, comme il avoit désiré après lequel s'étant reposé quelque temps, il monta en carrosse ct donna la bénédiction à tous les religieux et partit comme dessus pour se rendre en l'abbaye de Saint-Wandrille.

Tout ce que dessus, nous Adrien Coignard, tabellion royal en la vicomté de Rouen, sergenterie de Saint-Joire et Jean Pellerin, sergent royal au dit siège, attestons estre véritable, présence de honnête homme Pierre la Vigne arpenteur, Noël Nepveu, Pierre Ouin dict Nicolas Ouin, Frère Robert Tassin, de plusieurs autres en grand nombre, lesquels ont avec nous, signé à la minutte dressée an dit tabellionnage, le jour et an dessus, lequel procez-verbal de satisfaction a esté délivré aux dits sieurs Religieux de Jumièges en originaux pour leur valloir et servir à toutte fin et raison tant comme dessus. Conlamony, Nepveu, Ouin, Danneville, Buquet, Robert Tassin, Delavigne, B. Tassy. » 

Conclusions comparatives

Ces deux textes présentent des analogies et des différences. Dom Dubust a tenu à glorifier les précédents abbés. Les Bénédictins du XVIIIe siècle étaient devenus courtisans et avaient beaucoup perdu de l'attitude combative du siècle précédent. Dans quel but les religieux de Jumièges avaient-ils tenu à faire établir discrètement cet acte notarié intitulé Procès-verbal de la réception faicte à Monseigneur l'Archevêque de Rouen, au cours de sa visitte, entrant en son abbaye de Jumièges

Les couvents craignaient leurs abbés commendataires. Ceux-ci étaient poliment supportés, parfois estimés lorsqu'ils ne cherchaient pas à intervenir dans la vie intérieure de la communauté, mais détestés en silence, lorsqu'elle devait se défendre contre leurs demandes pressantes, épuisant leur budget. 

Les religieux de Jumièges, en souvenir de l'oncle, reportèrent leur méfiance sur le neveu qui lui succédait. Le premier avait été à l'origine de difficultés monétaires pour l'abbaye, surtout de la reconstruction onéreuse de la maison abbatiale. Les abbés n'y vinrent presque jamais, mais ils durent débourser près de 80.000 livres pour son édification. Elle est le seul des bâtiments conventuels demeurés debout, abritant aujourd'hui le musée lapidaire (4)

L'avantage de ce texte sur le premier est certain. On peut le considérer comme une relation historique certifiée par des témoins oculaires, même si le but initial nous échappe en partie, quoiqu'on puisse penser que les moines se méfiaient d'éventuels procès, lors desquels ce procès-verbal pourrait servir pour la défense et la justification de leurs droits ou de leurs attitudes. Il conte, par le menu, les détails de la réception d'un abbé commendataire du xvir siècle dans une abbaye dont il venait d'être pourvu. 

Venant d'un doyenné situé sur la rive gauche de la Seine, il traverse le fleuve et débarque à Port-Jumièges, qui avait encore un peu d'importance, notamment pour le passage de convois alimentaires destinés à la ville de Rouen. Il y est attendu par les habitants de la presqu'île et de Duclair, car il est non seulement leur archevêque, mais, comme abbé, leur seigneur au titre féodal. Ils l'accueillent par des salves de fusil, grand honneur. Sa suite, composée de vingt-cinq personnes, dont la moitié à cheval caracolant auprès du carrosse episcopal, est impressionnante. Le rituel des cérémonies à l'intérieur de l'abbaye est minutieusement détaillé et, en particulier, le refus du prieur de réunir le chapitre et de laisser entrer dans la salle capitulaire l'abbé commendataire. Celui-ci s'efforçait toujours d'éprouver les religieux sur ce point, mais fort de la constitution de Saint-Maur, le prieur lui rappelait avec humilité le droit absolu du couvent et l'abbé ne pouvait passer outre. La confrontation des deux textes permet de supposer que les relations historiques du XVIIIe siècle concernant la vie intérieure des monastères, doivent être utilisées avec beaucoup de prudence.

André DUBUC.

1) Histoire de l'abbaye royale de Jumièges par un religieux de Saint-Maur, publiée pur l'abbé Julien Loth (Métairie, Rouen, 1885. tome III, page 93).

(2) Le texte notarial précise que l'achevêque donna les ordres de sous-diacre à François et à Bouville, tandis que Dom Dubust ne. parle que d'un seul, ce qui semble bien confirmer qu'il n'a pas dû connaître ce procès-verbal.
(3) Arch. dép. S. Mme; tab. de Saint-Georges, année 1652, f° 67.
(4) Voir Bulletin des Amis des Monuments rouennais, 1951-1958, p. 65 et suiv. Notes sur les logis abbatiaux de Jumièges, A. Dubuc.




SOURCES


Annales de Normandie, vol. 11, pp. 233-236, année 1961,