Au temps de la
première race des rois francs, alors que la plupart des
peuplades qui leur
étaient soumises ignoraient encore la parole du Christ,
vivait un vieillard
nommé Novaire, qui avait reçu la bonne nouvelle,
et s'était appliqué à
— Pourquoi ne puis-je savoir ce que disent les oiseaux dans leurs chants, les brises dans leurs murmures, les insectes dans leurs bourdonnements, les vagues dans leurs soupirs, les anges dans leurs hymnes célestes ? Là doit se trouver la grande loi qui régit le monde!
Mais tous les
efforts de son
esprit pour pénétrer un pareil mystère
avaient été inutiles; il n'y avait rien
gagné que l'endurcissement et l'orgueil, car l'intelligence
qui grandit seule
ressemble aux arbres des forêts qui ne peuvent
étendre leurs racines sans tout
dessécher autour d'eux; pour qu'elle reste bienfaisante et
féconde, il faut
qu'elle soit vivifiée par les rosées du
cœur. Un jour qu'il était descendu de
la colline toujours verdoyante pour traverser la vallée
alors flétrie par
l'hiver, il vit venir de son côté une troupe
nombreuse de soldats qui
conduisaient un criminel au gibet : les paysans accouraient pour le
voir
passer, et racontaient tout
haut ses
crimes; mais le condamné souriait en les
écoutant, et loin de témoigner du
repentir, semblait se glorifier du mal qu'il avait commis. Enfin, comme
il
arrivait près du solitaire, il s'arrêta tout
à coup, et s'écria d'un air
railleur :
—
Approche ici, saint homme, et donne le baiser de paix à
celui
qui va mourir. Mais Novaire indigné se recula.
— Marche à la mort, misérable; des lèvres pures ne doivent point toucher un maudit !
Le criminel se remit en marche sans rien dire, et le solitaire, encore tout ému, reprit le chemin de son ermitage. Mais en y arrivant, il s'arrêta stupéfait; tout y avait changé d'aspect. Les arbres, que la présence des anges entretenait dans une verdure éternelle, se trouvaient dépouillés comme ceux de la vallée; là où, quelques heures auparavant, s'épanouissaient les églantines, brillait maintenant le givre, et la mousse desséchée laissait voir partout les rocs stériles. Novaire attendit le messager céleste qui lui apportait tous les jours sa nourriture, afin d'apprendre la cause de ce changement, mais le messager ne reparut pas; le monde invisible s'était refermé pour lui, et il était retombé dans les misères et l'ignorance de l'humanité. Il comprit que Dieu le punissait, sans deviner la faute qu'il avait commise.
Cependant il se soumit sans révolte, et s'agenouillant sur la colline : « Puisque je vous ai offensé, ô mon Créateur, dit-il, je dois, en expiation, m'infliger à moi-même un châtiment. Dès aujourd'hui je quitte ma solitude, et je jure de marcher devant moi, sans autre repos que celui de la nuit, jusqu'à ce que vous m'ayez témoigné par un signe visible que j'ai mérité votre miséricorde. » A ces mots, Novaire prit sa clochette d'ermite, son bréviaire à fermoir de fer, son bâton de houx; il ceignit ses reins d'une corde de cuir, raffermit ses sandales, et jetant un regard d'adieu à la colline, il se dirigea vers la péninsule sauvage qui reçut plus tard le nom de Jesnétique.
Or,
dans ce pays, aujourd'hui couvert
de villages, de fermes, de moissons, nulle route n'était
alors tracée, si ce
n'est celles que s'ouvraient les bêtes fauves. Il fallait
passer à gué les
rivières, franchir des marais,
ll arriva ainsi jusqu'à l'extrémité de la péninsule, non loin du lieu où devait s'élever bientôt la célèbre abbaye de Jumièges. Là s'étendait alors une forêt dans laquelle se cachaient des pirates qui, sur leurs légères nacelles d'osier recouvertes de peau, attaquaient les barques qui descendaient ou remontaient le fleuve, chargées de marchandises précieuses.
Un soir que le solitaire doublait le pas pour atteindre la rive, il arriva a une clairière où quatre de ces pirates étaient assis autour d'un feu de roseaux. A sa vue, ils se levèrent, coururent à lui et l'entraînèrent près de leur foyer pour le dépouiller. Ils prirent sa clochette, son livre, sa ceinture, sa robe; et voyant qu'il n'avait rien autre chose, ils délibérèrent s'ils devaient le laisser aller. Mais le plus vieux, nommé Toderick, s'écria qu'il fallait le garder pour le faire ramer à la barque, et les autres y consentirent. Novaire fut donc lié de trois chaînes, l'une pour les pieds, l'autre pour les bras, la dernière pour le corps, et il devint l'esclave des quatre pirates. C'était lui qui devait préparer leur nourriture, aiguiser leurs armes, entretenir la barque et la conduire, sans jamais recevoir d'autre récompense que des coups et des malédictions. Toderick, surtout, se montrait sans pitié, joignant la raillerie à la cruauté, et demandant sans cesse à l'ermite à quoi lui servait la puissance de son Dieu.
Cependant un jour les quatre pirates attaquèrent une barque qui descendait la Seine, et dans laquelle ils espéraient trouver de riches marchandises; mais il arriva qu'elle transportait une troupe d'archers qui les accueillirent avec une nuée de traits, si bien que trois des bandits furent tués, et que le quatrième, qui était Toderick, reçut une flèche, dont il eut la poitrine traversée. Novaire tourna alors la nacelle vers la rive, qu'il réussit à atteindre: il se trouvait libre désormais et pouvait facilement prendre la fuite ; mais il se sentit saisi d'une sainte pitié pour ceux qui l'avaient fait souffrir si longtemps. Il donna la sépulture aux trois morts, puis s'avança vers Toderick. Celui-ci, qui jugeait le solitaire d'après sa nature sauvage, pensa qu'il venait pour se venger, et lui dit :
— Tue-moi vite, sans me faire souffrir. Mais Novaire répliqua : — Loin d'en vouloir à ta vie, je désirerais la racheter au prix de la mienne ! Le pirate fut étonné et attendri
.— Cela n'est désormais au pouvoir d'aucun homme, dit-il, car je sens déjà le froid de la mort qui s'avance vers mon cœur ; s'il est vrai que tu me veuilles du bien, malgré ce que je t'ai fait supporter, donne-moi un peu d'eau pour étancher ma soif. Novaire courut à la source la plus voisine et apporta de l'eau au blessé. Quand celui-ci eut 'bu, il regarda l'ermite.
— Tu as été bon pour celui qui a été méchant, dit-il, mais voudrais-tu faire davantage et accorder le baiser de paix à un coupable ?
— Je le veux, dit Novaire, et puisse-t-il devenir pour toi une bénédiction !
A ces mots, il se pencha sur le pirate qui reçut le baiser de paix et mourut. Au même instant, une voix qui retentit dans les airs fit entendre ces mots : — Ton épreuve est achevée, Novaire ; Dieu t'avait puni pour avoir refusé la pitié au coupable, il te récompense pour avoir pardonné à un méchant ; tous les trésors que tu avais perdus par dureté de cœur, tu les a reconquis par la charité. Lèvedonc les yeux maintenant et prête l'oreille, car tu entendras ce que disent les bruits de la terre et du ciel. Le solitaire, qui avait écouté la voix dans un saisissement muet, releva alors la tête.
Les arbres effeuillés par l'hiver avaient reverdi; les ruisseaux glacés avaient repris leur cours; les oiseaux chantaient dans les aubépines en fleurs, tandis que plus haut dans le ciel on voyait les anges monter et descendre l'échelle de Jacob, les chérubins passer sur les nuées, les archanges choquer leurs épées flamboyantes, les saints chanter les hymnes célestes ! Et tous ces bruits formaient un chœur qui faisait entendre ces seuls mots : Aimez-vous les uns les autres !Alors Novaite frappa l'herbe de son front, et s'écria:
— Merci,
mon Dieu ! et soyez
béni ! c'est aujourd'hui
seulement que j'ai compris LA GRANDE LOI!
Emile Souvestre
Au
coin du feu, Quatorzième récit, 1856