Au temps de la première race des rois francs, alors que la plupart des peuplades qui leur étaient soumises ignoraient encore la parole du Christ, vivait un vieillard nommé Novaire, qui avait reçu la bonne nouvelle, et s'était appliqué à la comprendre. Abandonnant les coupables plaisirs du monde, il» s'était retiré sur une colline solitaire, près du lieu où l'on voit aujourd'hui Lillebonne, et y avait construit une cabane de gazon où  il demeurait seul, sans autre occupation que d'agrandir et d'élever son esprit.

 Or, il arriva qu'à force de méditations et de prières, le voile charnel qui cache aux hommes le monde invisible, s'entr'ouvrit pour Novaire et lui laissa apercevoir les avenues du ciel; mais il ne perdit point pour cela la vue de la terre. Il distinguait eu même temps les merveilles de la création apparente et les merveilles de la création cachée. Son regard se promenait sur les bois, les prairies, les eaux; puis, en s'élevant plus haut, il rencontrait la région parcourue par les essagers de Dieu; puis, en montant encore, l'entrée de la demeure céleste, que gardaient les archanges. Il entendait à la fois le gazouillement des sources, la voix des chérubins, et l'hosanna des bienheureux au pied du trône étemel. Des anges lui apportaient la nourriture et l'entretenaient longuement de tout ce qui est inconnu aux hommes : aussi les journées s'écoulaient-elles dans un perpétuel enchantement. Associé à la vie des purs esprits, il avait senti peu à peu toutes les ambitions terrestres s'éteindre en lui, comme de pâles étoiles que le soleil l'ait disparaître; et, fier de ce que sou intelligence se lut élevée au-dessus de la compréhension vulgaire, il eût voulu pénétrer par elle les secrets de Dieu. En écoutant ces rumeurs de la vie qui forment l'hymne éternel de la création à la gloire du Créateur, il répétait sans cesse :

— Pourquoi ne puis-je savoir ce que disent les oiseaux dans leurs chants, les brises dans leurs murmures, les insectes dans leurs bourdonnements, les vagues dans leurs soupirs, les anges dans leurs hymnes célestes ? Là doit se trouver la grande loi qui régit le monde! 

Mais tous les efforts de son esprit pour pénétrer un pareil mystère avaient été inutiles; il n'y avait rien gagné que l'endurcissement et l'orgueil, car l'intelligence qui grandit seule ressemble aux arbres des forêts qui ne peuvent étendre leurs racines sans tout dessécher autour d'eux; pour qu'elle reste bienfaisante et féconde, il faut qu'elle soit vivifiée par les rosées du cœur. Un jour qu'il était descendu de la colline toujours verdoyante pour traverser la vallée alors flétrie par l'hiver, il vit venir de son côté une troupe nombreuse de soldats qui conduisaient un criminel au gibet : les paysans accouraient pour le voir passer, et racontaient  tout haut ses crimes; mais le condamné souriait en les écoutant, et loin de témoigner du repentir, semblait se glorifier du mal qu'il avait commis. Enfin, comme il arrivait près du solitaire, il s'arrêta tout à coup, et s'écria d'un air railleur :

— Approche ici, saint homme, et donne le baiser de paix à celui qui va mourir. Mais Novaire indigné se recula.

 — Marche à la mort, misérable; des lèvres pures ne doivent point toucher un maudit ! 

Le criminel se remit en marche sans rien dire, et le solitaire, encore tout ému, reprit le chemin de son ermitage. Mais en y arrivant, il s'arrêta stupéfait; tout y avait changé d'aspect. Les arbres, que la présence des anges entretenait dans une verdure éternelle, se trouvaient dépouillés comme ceux de la vallée; là où, quelques heures auparavant, s'épanouissaient les églantines, brillait maintenant le givre, et la mousse desséchée laissait voir partout les rocs stériles. Novaire attendit le messager céleste qui lui apportait tous les jours sa nourriture, afin d'apprendre la cause de ce changement, mais le messager ne reparut pas; le monde invisible s'était refermé pour lui, et il était retombé dans les misères et l'ignorance de l'humanité. Il comprit que Dieu le punissait, sans deviner la faute qu'il avait commise. 

Cependant il se soumit sans révolte, et s'agenouillant sur la colline : « Puisque je vous ai offensé, ô mon Créateur, dit-il, je dois, en expiation, m'infliger à moi-même un châtiment. Dès aujourd'hui je quitte ma solitude, et je jure de marcher devant moi, sans autre repos que celui de la nuit, jusqu'à ce que vous m'ayez témoigné par un signe visible que j'ai mérité votre miséricorde. » A ces mots, Novaire prit sa clochette d'ermite, son bréviaire à fermoir de fer, son bâton de houx; il ceignit ses reins d'une corde de cuir, raffermit ses sandales, et jetant un regard d'adieu à la colline, il se dirigea vers la péninsule sauvage qui reçut plus tard le nom de Jesnétique. 

Or, dans ce pays, aujourd'hui couvert de villages, de fermes, de moissons, nulle route n'était alors tracée, si ce n'est celles que s'ouvraient les bêtes fauves. Il fallait passer à gué les rivières, franchir des marais, traverser des bruyères, trouvant à peine, de loin en loin, quelques pauvres habitations dont souvent les maîtres vous repoussaient. Mais Novaire souffrit avec sérénité toutes les fatigues et toutes les privations. Sans autre but que sa réhabilitation devant Dieu, il opposait aux douleurs la résignation, aux obstacles la patience. 

ll arriva ainsi jusqu'à l'extrémité de la péninsule, non loin du lieu où devait s'élever bientôt la célèbre abbaye de Jumièges. Là s'étendait alors une forêt dans laquelle se cachaient des pirates qui, sur leurs légères nacelles d'osier recouvertes de peau, attaquaient les barques qui descendaient ou remontaient le fleuve, chargées de marchandises précieuses. 

Un soir que le solitaire doublait le pas pour atteindre la rive, il arriva a une clairière où quatre de ces pirates étaient assis autour d'un feu de roseaux. A sa vue, ils se levèrent, coururent à lui et l'entraînèrent près de leur foyer pour le dépouiller. Ils prirent sa clochette, son livre, sa ceinture, sa robe; et voyant qu'il n'avait rien autre chose, ils délibérèrent s'ils devaient le laisser aller. Mais le plus vieux, nommé Toderick, s'écria qu'il fallait le garder pour le faire ramer à la barque, et les autres y consentirent. Novaire fut donc lié de trois chaînes, l'une pour les pieds, l'autre pour les bras, la dernière pour le corps, et il devint l'esclave des quatre pirates. C'était lui qui devait préparer leur nourriture, aiguiser leurs armes, entretenir la barque et la conduire, sans jamais recevoir d'autre récompense que des coups et des malédictions. Toderick, surtout, se montrait sans pitié, joignant la raillerie à la cruauté, et demandant sans cesse à l'ermite à quoi lui servait la puissance de son Dieu. 

Cependant un jour les quatre pirates attaquèrent une barque qui descendait la Seine, et dans laquelle ils espéraient trouver de riches marchandises; mais il arriva qu'elle transportait une troupe d'archers qui les accueillirent avec une nuée de traits, si bien que trois des bandits furent tués, et que le quatrième, qui était Toderick, reçut une flèche, dont il eut la poitrine traversée. Novaire tourna alors la nacelle vers la rive, qu'il réussit à atteindre: il se trouvait libre désormais et pouvait facilement prendre la fuite ; mais il se sentit saisi d'une sainte pitié pour ceux qui l'avaient fait souffrir si longtemps. Il donna la sépulture aux trois morts, puis s'avança vers Toderick. Celui-ci, qui jugeait le solitaire d'après sa nature sauvage, pensa qu'il venait pour se venger, et lui dit : 

— Tue-moi vite, sans me faire souffrir. Mais Novaire répliqua : — Loin d'en vouloir à ta vie, je désirerais la racheter au prix de la mienne ! Le pirate fut étonné et attendri

.— Cela n'est désormais au pouvoir d'aucun homme, dit-il, car je sens déjà le froid de la mort qui s'avance vers mon cœur ; s'il est vrai que tu me veuilles du bien, malgré ce que je t'ai fait supporter, donne-moi un peu d'eau pour étancher ma soif. Novaire courut à la source la plus voisine et apporta de l'eau au blessé. Quand celui-ci eut 'bu, il regarda l'ermite.

 — Tu as été bon pour celui qui a été méchant, dit-il, mais voudrais-tu faire davantage et accorder le baiser de paix à un coupable ? 

— Je le veux, dit Novaire, et puisse-t-il devenir pour toi une bénédiction ! 

A ces mots, il se pencha sur le pirate qui reçut le baiser de paix et mourut. Au même instant, une voix qui retentit dans les airs fit entendre ces mots : — Ton épreuve est achevée, Novaire ; Dieu t'avait puni pour avoir refusé la pitié au coupable, il te récompense pour avoir pardonné à un méchant ; tous les trésors que tu avais perdus par dureté de cœur, tu les a reconquis par la charité. Lèvedonc les yeux maintenant et prête l'oreille, car tu entendras ce que disent les bruits de la terre et du ciel. Le solitaire, qui avait écouté la voix dans un saisissement muet, releva alors la tête. 

Les arbres effeuillés par l'hiver avaient reverdi; les ruisseaux glacés avaient repris leur cours; les oiseaux chantaient dans les aubépines en fleurs, tandis que plus haut dans le ciel on voyait les anges monter et descendre l'échelle de Jacob, les chérubins passer sur les nuées, les archanges choquer leurs épées flamboyantes, les saints chanter les hymnes célestes ! Et tous ces bruits formaient un chœur qui faisait entendre ces seuls mots : Aimez-vous les uns les autres !Alors Novaite frappa l'herbe de son front, et s'écria:

— Merci, mon Dieu ! et soyez béni ! c'est aujourd'hui seulement que j'ai compris LA GRANDE LOI!

 

Emile Souvestre

Au coin du feu, Quatorzième récit, 1856