En 1740 parut une somme : Description géographique et historique de la Haute-Normandie. Son auteur, Dom Michel-Toussaint Chrétien Duplessis, y consacre un long article à Jumièges...

Jumièges était un lieu désert, couvert de bois, qui s'étendait sur la rive droite de la Seine, depuis Duclair jusqu'à Caudebec. Mais ce nom était particulièrement affecté à une espèce de péninsule environnée de trois côtés, à l'orient, au midi et au couchant, des eaux de cette rivière. Clovis II  et la Reine sainte Bathilde, son épouse, donnèrent cette presqu'île à saint Philibert, second abbé de Rebais, dans le diocèse de Meaux, qui y fonda en 661 un célèbre monastère dont il fut le premier abbé. Quelques auteurs ont donné à cette abbaye le nom de Gimegie, son véritable nom est Gemeticum et ce mot ne vient pas du latin gemitus, comme si l'on eût voulu exprimer les pleurs et les gémissements des moines qui y demeuraient, disent les inventeurs de cette étymologie. Gemeticum viendrait peut- être plutôt du celtique wen, ou Guen, qui signifie dit-on, un marais, ou un lieu marécageux. 

Le terrain du monastère de Jumièges occupait dès les premiers temps de sa fondation toute la presqu'île dont nous venons de parler, c'est-à dire qu'il n'avait guère moins de quatre lieues de circuit. Cette enceinte ne doit point surprendre, car sous l'abbé saint Aicadre, qui succéda immédiatement à Saint Filibert, on y a vu jusqu'à neuf-cents moines, Depuis plusieurs siècles, il est renfermé dans des bornes bien plus étroites. Il s'est formé en différents endroits de la presqu'île quelques villages et quelques hameaux, sans compter le bourg-même qui tient à l'abbaye et qui en a pris le nom. 

L'église Paroissiale du bourg porte celui de saint Valentin et s'étend jusque sur l'autre rive de la Seine. Là est le hameau ou le village de Heurteauville que l'on a érigé en succursale de Jumièges en 1727 en y annexant la chapelle voisine de Saint-Filibert-du-Torp dans la forêt de Brotonne, laquelle avait été donnée à l'abbaye en 1183 par Robert, Comte de Meulant, à condition d'y entretenir deux religieux.

Là était encore une ancienne chapelle sous le nom de Saint-Vât où l'on a débité que le duc Rollon déposa dans une de ses courses le corps d'une prétendue sainte Hermantrude et près de cette chapelle un quai, dit d'abord le quai de Saint-Vât, ensuite le quai d'Enfer, parce que l'impétuosité de la marée, qui a enfin jeté par terre et le quai et la chapelle, avait creusé en cet endroit-là des gouffres et des abîmes qui ont fait périr bien des navires. Il n'y reste plus d'autre vestige du culte de ce saint Evêque qu'une fontaine qui en a retenu le nom. Puisque j'ai eu occasion de revenir à la fable de Sainte Hermantrude, je tacherai de la développer ici un peu plus que je ne l'ai fait ailleurs. J'ai observé que le nom de cette sainte imaginaire ne se trouve ni dans les martyrologes, ni dans les calendriers. J'ai dit aussi que le faubourg d'Emendreville, à Rouen, n'a point tiré son nom de celui de cette sainte puisqu'en supposant même son existence, ce serait à Jumièges et non à Rouen qu'il faudrait placer la scène de la translation de son corps ; mais vraisemblablement de celui de quelque dame qualifiée de ce canton-là. Comment les historiens de qui nous tenons ce récit fabuleux ont-ils donc pu confondre entre Jumièges et Rouen, puisque c'est à  Rouen et non à  Jumièges, qu'il y a en effet un quartier du nom d'Emendreville ? Le voici : si je ne me trompe, c'est qu'il y avait aussi dans le voisinage de l'abbaye de Jumièges une église nommée Emendreville, que l'on prononçait Emindreville. Guillaume-le Conquérant en confirma la possession aux religieux de ce monastère par un titre non daté où elle est appelée Esmintrevilla. Cet acte prouve qu'elle était encore sur pied au onzième siècle et comme il n'en est point fait mention dans le pouillé d'Eudes Rigaud, il faut croire qu'elle ne subsistait plus dans le treizième ou que du moins le titre paroissial en était alors éteint. Le nom de cette ancienne paroisse a quelque rapport avec celui de l'église de Mireville, qui dépend aussi de la même abbaye, mais Mireville est à plus de sept ou huit lieues de Jumièges et du bord de la rivière sur lequel devait être situé Emendreville. D'ailleurs, son véritable nom est Mileville, non Mirevelle. Ce fut un seigneur nommé Fouques de Milonis villa qui en fit dont à l'abbaye de Jumièges en 1079. 

Heurteauville et Yainville sont sur la même rivière et à deux pas de Jumièges, mais leurs noms ne ressemblent point à celui d'Emendreville, on les appelait au douzième siècle l'un Herlvilla, ou Heurtelvilla, l'autre Endonisvilla, de plus, celui-ci est sur la rive droite de la Seine, situation qui ne peut convenir à l'église d'Emendreville. Reste donc la chapelle de S. Vât dont nous venons de parler. En effet, on ne paraît supposer que ce fut dans cette chapelle que Rollon déposa le corps de sainte Hermantrude, que parce que le village où etait la chapelle s'appelait Emendreville et que l'on voulait remonter jusqu'à l'origine du nom. Or, il peut bien venir, comme celui du Faubourg de Rouen, de quelque dame dont le nom fut Hermantrude, ou quelque autre approchant de celui-là et non pas d'une sainte Hermantrude qui n'a jamais existé.

Il y avait à Jumièges deux églises principales, la première sous le nom de la Ste Vierge, la seconde, contiguë à celle-là du ôté du midi, sous le nom de S. Pierre. Le monastère, après avoir été saccagé et brûlé par les Normans en 841, fut exposé une seconde fois en 851 à la fureur de ces barbares qui n'y laissèrent rien d'entier que les principaux murs de la seconde église. et comme celle-ci est demeurée sur pied pendant une longue suite d'années, l'abbaye en a retenu le nom jusqu'à nos jours. Cependant le Duc Guillaume Longue-épée répara la plus grande partie de ses ruines. Mais l'église de la Ste Vierge n'a été relevée que par l'abbé Robert II qui en jeta les fondements en 1040 et qui est devenu depuis archevêque de Cantorberi. Maurille, archevêque de Rouen, en fit la dédicace le 1er Juillet 1067 en présence de Guillaume- le Conquérant et des évêques d'Avranches, de Coutances, de Lisieux et d'Evreux. Comme le grand autel a encore eu besoin dans la suite des temps d'être renouvelé, Eudes Rigaud, archevêque de Rouen, le consacra le 14 Janvier 1252. Cette église a 265 pieds de long sur 63 de large et le chœur, dont la longueur est de 43 pieds et demi, en occupe 31 dans sa largeur. Sur la croisée s'élève une grosse tour quarrée jusqu'à la hauteur de 124 pieds et dont chacun des côtés porte 41 pieds de long. On voyait anciennement au haut de la tour une flèche ou pyramide d'une hauteur démesurée, couverte de plomb et d'un travail qui surpassait, dit-on, tout ce qu'on pouvait voir de beau en ce genre. Quoiqu'elle menaçât ruine, on pouvait la rétablir à peu de frais. Pour ne point entrer dans cette dépense, l'abbé Gabriel le Veneur, qui était aussi évêque d'Evreux, obtint en 1573 qu'on la jetterait par terre ,et les Religieux eurent la complaisance d'y consentir. Les ouvriers n'abattaient qu'à regret un si bel ouvrage. Cependant, le plomb fut vendu et converti en argent au profit de l'abbé. Les religieux s'aperçurent alors de leur faute, ils se plaignirent amèrement du procédé de l'évêque d'Evreux qui, pour les apaiser, leur envoya quelques ornements de Damas qu'on ne pouvait faire servir qu'aux autels des chapelles et dont pourtant il fallut se contenter.

L'entrée de l'église est flanquée de deux autres tours, hautes chacune de 155 pieds. Je ne parle point des chapelles particulières qui n'ont rien de remarquable, si ce n'est peut-être celle de la Sainte Vierge, qui est longue de 63 pieds, large de 27 et haute de 40. Pour ce qui est de l'église de Saint-Pierre, elle a bien moins d'étendue aujourd'hui qu'elle n'en avait autrefois, parce qu'on n'en a conservé que la partie supérieure. Comme elle n'a plus d'issue par dehors, le peuple n'y peut entrer que par la grande église au moyen d'un corridor de communication voûté et long de 17 pieds.

Quoique Guillaume Longue-épée y eût fait quelques réparations nécessaires, elle allait tomber de caducité lorsque l'abbé Guillaume le Jeune la fit renouveler vers l'an 1340. Mais il ne laissa de l'ancien édifice que 18 ou 20 toises de longueur.

Je ne parle point des lieux réguliers, qui ont été refaits à neuf pour la plupart depuis que la congrégation de Saint-Maur a pris possession du monastère. Cependant, le cloître bâti vers l'an 1530 à la place de l'ancien sur une partie de la nef de Saint Pierre, est fort estimé quoi qu’avec quatre

côtés tous inégaux dans leur longueur. On va voir, par curiosité, la salle des Gardes de Charles VII, longue de 102 pieds et large de 33, unique reste des appartements que ce grand prince avait choisis pour son séjour, entre le dortoir et l'infirmerie des religieux, pendant que la belle Agnés Sorel faisait le sien au Ménil, à une petite lieue de l'abbaye. 

Les sépultures dignes de remarque qui se trouvent dans les deux églises nous arrêteront un peu davantage. Dans celle de la sainte Vierge sont inhumés saint Hugues, en même temps abbé de Jumièges et de Saint-Wandrill, et archevêque de Rouen ; Albert, abbé de Saint Mémin-de-Mici et grand Bienfaiteur de l'abbaye de Jumièges, dont son oncle Annon étoit abbé et Robert, archevêque de Cantorberi, celui-ci est dans le sanctuaire du côté de l'Evangile. Dom Mabillon qui a marqué sa sépulture du côté de l'Epitre a été trompé par quelque mémoire équivoque : la plupart de ceux qui veulent faire la description d'une église ou d'un autel n'en distinguent les deux côtés que par la main droite et par la main gauche. Rien n'est plus sujet à erreur que cette manière de s'exprimer, parce que de deux objets qui se regardent mutuellement, la droite de l'un est la gauche de l'autre.

Dans la Chapelle de la Vierge de cette première Eglise sont enterrés Alberic, comte de Dammartin, peère de Renaud, comte de Boulogne et le cœur avec les entrailles d'Agnés Sorel qui mourut au Menil. On y voit le mausolée d'Agnès en marbre noir, élevé de trois pieds ou environ au-dessus du pavé. Elle y était représentée en posture de suppliante à deux genoux, tenant entre ses mains un cœur qu'elle offrait à la sainte Vierge, comme pour la supplier de la réconcilier avec Dieu qu'elle avait tant offensé pendant sa vie et aux pieds du tombeau était un autre cœur en marbre blanc. Mais ce second cœur,et la statue entière ont été enlevés, on ne marque point en quel temps. Belleforêt, qui n'oublie pas de remarquer que cette Dame est enterrée à Loches, en Touraine, nous a donné la description de son mausolée et c'est précisément la même chose que celui de Jumièges. Il ajoute qu'on lui a communiqué le premier vers de son épitaphe : Hic jacet in tumba mitis simplexque columba ; c'est encore le premier vers de l'une des quatre épitaphes qu'on avait gravées sur des tables de cuivre autour du tombeau de Jumièges. Celle-ci même y subsiste encore dans son entier . Elle est composée de vingt-deux vers qui n'ont été faits qu'en 1525, comme il paraît par ces mots de la fin : Mallarius faciebat 1525 ; à moins que ce ne soit là quelque nouvelle gravure substituée à une autre plus ancienne. Quoi qu'il en soit, l'inscription finit par ces deux vers :

Bella fui quondam Agnes nomine, regia pellex
Nunc tumulo vermes turpe cadaver alit


Enfin, pour ne rien oublier d'essentiel, le seizième vers est conçu en ces termes :

Ilia Gemeticis latintantur, cetera Lochis.

Et c'est ce qui démontre que le corps est à la vérité à Loches, mais que le cœur et les entrailles sont à Jumièges. Cependant, voici l'épitaphe française qu'on lit encore sur le même tombeau : ci-gift Agnès Surelle, noble Damoifelle, en son vivant Dame de Roqueferriere, de Beaulté, d'Ifouldun et de Vernon fur Sainte, pieufe entre toutes gens, qui de fes biens donnoit largement aux Eglifes et aux Pauvres ; qui trefpaffa le nevieme jour de Fevrier l'an de grace 1459. Priez Dieu pour elle.

Le roi François Ier, touché de la grande élévation du cœur de cette dame, qui ne se lassait point d'inspirer à Charles VII le noble dessein de recouvrer son royaume et de chasser entièrement les Anglais de la France, a consacré à sa mémoire une épigramme que l'on me pardonnera de placer ici. Ce prince ayant un jour vu son portrait dans un portefeuille qui était entre les mains de la dame de Boissi, écrivit sur le champ ces quatre vers au bas :

Plus de louange et honneur tu merites,
La caufe etant de France recouvrer,
Que ce que peut dedans un Cloifre ouvrer
Clofe Nonnain, ou bien devot Hermite.

Dans l'église de Saint-Pierre est un autre tombeau qui a donné jusqu'ici bien de l'exercice aux savants. Il est élevé à deux pieds ou environ au-dessus du pavé et représente en relief deux jeunes seigneurs âgés de seize ou dix-sept ans au plus, couchés de leur longueur sur le dos. Leur habillement est noble. Ce sont de longues robes qui leur descendent jusqu'aux pieds, la tunique intérieure fermée sur la poitrine avec une boucle ou une agrafe de pierreries, laisse le cou entièrement découvert. Ils ont la tête nue, ceinte en forme de diadème d'un bandeau fermé par intervalles de pierres précieuses, leur chevelure frisée et bouclée, ne descend guère au-dessous des oreilles, enfin leur chaussure était liée vers la cheville du pied simplement. Mais l'extrémité de cette espèce de brodequin ne paraît plus parce que les pieds ont été brisés.

La tradition populaire porte que ce sont deux fils aînés de Clovis II qui, pour s'être révoltés contre leur père, eurent les nerfs des pieds et les jarrets coupés ou brûlés, d'où ils ont tiré le nom d'Enervés qu'on leur a donné dans les siècles postérieurs. L'histoire de cette révolte et de la punition dont elle fut suivie est amplement décrite dans un manuscrit assez ancien de l'abbaye dont l'auteur, cependant, n'a vécu que sur la fin de la seconde race de nos rois au plus tôt : relictis vero ab eis, dit-il (c'est-à-dire a filiis clodovei) Francorum finibus, Normanniam ingressi etc. On la retrouve aussi dans Belleforêt et dans les Chroniques de l'ordre de Saint-Benoît par Dom Antoine Ypez, mais on l'a revêtue de tant de circonstances extravagantes que ce n'est au jugement des personnes sensées qu'un tissu de fables et de puérilités. On donne premièrement à Clovis II deux fils que l'on ne nomme pas et dont les monuments historiques ne font aucune mention. On fait faire ensuite à ce prince, qui n'a jamais mis les pieds hors de son royaume, un voyage outre-mer. Ses fils profitèrent de son absence pour attenter contre lui, ils furent prix, ce fut la reine, leur mère, qui les condamna elle-même à avoir les jarrets brûlés. On les exposa ensuite dans un bateau sur la Seine, sans rameur, sans aviron, sans nourriture. Un seul homme les accompagne, ou plutôt les suit de loin sur le bord de l'eau, soit par curiosité, soit pour rapporter des nouvelles sûres à la Reine. Le bateau, parti du port de Paris, fut emporté sans le moindre obstacle au fil de l'eau jusqu'à l'abbaye de Jumièges, c'est-à-dire qu'il ne fut arrêté nulle part pendant plus de soixante lieues de course, ni par les ponts, ni par les îles, ni par les diverses sinuosités de la rivière, ni enfin par les habitants des villes et des bourgades qui se trouvèrent sur son passage. Il faut croire aussi que pendant ce long trajet, les princes ne moururent ni de faim, ni de l'opération douloureuse qu'on leur avait faite. Saint Filibert, abbé de Jumièges, plein de charité pour les nécessiteux, les accueillit. Non content de leur offrir un asile, il les reçut au nombre de ses religieux, ils firent pénitence de leur crime dans son monastère, ils y moururent en odeur de sainteté et c'est leur sépulture que l'on y voit encore aujourd'hui sous le nom de tombeau des Enervés.

Laissons les fictions. Il n'y a peut-être rien de vrai dans toute celle-ci que l'entreprise criminelle de deux jeunes seigneurs inconnus contre leur propre père et le supplice dont ils sont été punis. Mais qui sont les deux coupables ? Quelle était la nature de leur crime ? Quel fut enfin le genre de leur supplice ? On a jeté vers le douzième siècle une couleur d'azur sur la base de leur mausolée, on y a semé quelques fleurs de lys d'or. Enfin, on y a joint ces quatre vers qui paraissent à plusieurs savants n'être que l'abrégé du roman :

Hic in honore Dei requiefcit ftirps Clodovei,
Patris bellica gens, bella falutis agens.
Ad votum mtris Bathildis pœbutuere
Scelere pro proprio, proque labore patris.

Ypez nous en a conservé trois autres qui déshonoreraient d'une manière bien odieuse les deux criminels si le sens qu'il paraissent présenter d'abord à l'esprit était exactement vrai :

Conjugis eft ultus probrum ; nam in vincula trudit
Crudeles natos, pius impietate ; fimulque
Et durus pater, O Clodovee, piufque maritus.


Que signifie, en effet, le supplice de l'énervation joint à la force apparente de ce mots, Conjugiseft ultus probrum ? Ne précipitons piont notre jugement. Louis d'Outremer menaça un jour Richard Ier, duc de Normandie, qui était alors en sa puissance, de l'énerver. C'est à dire de lui faire brûler les nefs des jarrets et des genoux : cauteriatis génibus omni illum honore privari minatus eft. Or, en ce temps-là, Richard Ier n'était presque qu'un enfant, d'où il faut conclure que l'énervation sous la première et la seconde race de nos rois ne supposait pas nécessairement ou un inceste ou in adultère et qu'elle ne consistait uniquement qu'à appliquer le feu sur les jarrets ou sur les genoux u coupable. Si l'on veut donc supposer que les Enervés de Jumièges avaient réellement outragé leur mère, rien n'empêche de s'en tenir simplement à quelques parole injurieuses et diffamantes, on peut les soupçonner encore d'avoir poussé l'audace et l'insolence jusqu'à lever la main sur elle et tout cela joint à une révolte ouverte contre leur père, a dû les rendre suffisamment criminels pour mériter le châtiment dont ils ont été punis. Mais qui sont enfin les deux coupables ?

Ils ne peuvent point avoir été fils de Clovis II, cela est hors de toute contestation. Clovis II, mort en 662 l'âge de 25 ou 26 ans, n'a laissé que trois fils qui lui ont succédé. Ni ceux-ci, ni quelqu'autre de leurs frères qu'on veuille leur supposer contre la foi de l'Histoire, n'a pu être assez âgé pour se noircir d'aucun crime pendant son règne. Dom Mabillon se rejette sur l'ancienne maison de Bavière. Tassilon, dit-il, duc de Bavière, aviat un fils nommé Theodon. L'un et l'autre embrassèrent l'état monastique, peut-être sont-ils morts dans l'abbaye de Jumièges et le tombeau des Enervés serait le leur. Il est vrai que le mausolée est huitième, ou, au plus tard, du neuvième siècle, mais suivant la description que nous avons donnée, et qui est fidèle, ils ne représentent ni le père et le fils, ni encore moins des moines. Tassilon avait deux fils, Theodon et Theorbert. Pourquoi n'avoir pas jeté les heux sur ces deux jeunes princes plustôt que sur l'un d'eux et sur leur père ? Encore un coup, l'un des deux était moine et l'habillement des Enervés n'est point celui dont on se couvre dans le cloître. D'ailleurs, il l'on veut compter pour quelque chose la tradition qui les honore du titre de fils d'un de nos rois, l'ancienne maison de Bavière n'est ni celle de la première race, ni celle de la seconde.

Carloman, roi d'une partie de la France et fils puîné de Pépin le Bref avait des enfants qui se révoltèrent avec leur mère contre Charlemagne. Ils tombèrent entre les mains de ce prince, leur oncle, qui en leur faisant grâce ne leur laissa aucun part dans la succession de leur père. On suppose bien que ces jeunes princes passèrent peut-être le reste de leur vie dans un cloître. Cependant, l'histoire des énervés n'a rien de commun avec leur triste destinée. Ils ne remuèrent dans l'Etat qu'après la mort de leur père, ce ne fut point contre celui-ci, mais contre leur oncle qu'ils se soulevèrent, enfin, loin d'avoir fait aucune insulte à la reine, leur mère, cette princesse embrassa ouvertement leur parti et les autorisa même dans la révolte.

Ne serai-ce donc pas plutôt les enfants d'un autre Carloman, fils aîné de Charles-Martel et frère de Pépin le Bref ? Ce dernier Carloman, oncle de celui dont nous venons de parler, était un grand guerrier. Il a eu bien des guerres à soutenir contre Odilon, duc de Bavière, contre les Saxons, contre les Allemands. Dégoûté du théâtre du monde et de la corruption du siècle, il abdiqua la puissance souveraine pour de dérober aux yeux des hommes à la faveur de l'obscurité du cloître. Son dessein était même d'y ensevelir jusqu'à son nom, s'il l'avait pu. On rapporte plusieurs causes de sa retraite, en même temps qu'on avoue que celle qui y influa le plus, est ignorée. Quelques chagrins domestiques ne pourraient-ils pas y avoir eu bonne part ? Il avait plusieurs enfants, selon deux anciennes chroniques, ces enfants ont été tondus, c'est-à-dire dégradés et inhabiles à monter jamais sur le trône. Anno 753 Papa Stephanus venit ab urbe Roma in Franciam et Carolomannus poft eum et filii ejus tonfi funt. Pourquoi tondus ? Peut-être pour satisfaire à l'ambition démesurée de Pépin, peut-être aussi pour les punir de quelque attentat réel dont ils se seraient trouvés coupables. N'auraient-ils pas, en effet, levé l'étendard contre leur père pendant que celui-ci était occupé au-delà du Rin à soumettre ou les Bavarois, où les Saxons, ou les Allemands ? Gripon, autre frère de ce prince, se déclara contre lui. Il fut puni de mort : et Gripo occifus est.Or Gripon pourrait bien avoir entraîné dans sa révolte quelques-uns de ses neveux qui seraient les fils de Carloman ou les Enervés dont nous cherchons à éclaircir l'histoire. La princesse leur mère, ferme dans la fidélité qu'elle devait à son mari, se sera attiré pour ce sujet-là même quelque outrage sanglant de leur part, ils auront été punis sévèrement & de cette insulte & et de leur révolte, d'abord par le supplice de la brûlure des nerfs, ensuite par la dégradation. Tout cela paraît assez vraisemblable & je ne vois en effet dans toute notre histoire que les fils de Carloman, frère de Pépin-le-Bref à qui celle des Enervés puisse convenir. Le nom de leur mère est demeuré inconnu. Mais leur épitaphe ne nous l'aurait-elle pas conservé ? On lui donne là le nom de Bathilde & ce pouvait bien être aussi celui de la femme de Carloman. SI cela est, il ne serait pas surprenant que dans les siècles postérieurs ont eût fait les Enervés fils de Clovis II parce que la femme de ce prince, mieux connue & plus célèbre que l'autre, s'appelait Bathilde.

Cependant, malgré les deux anciennes chroniques dont nous venons de faire usage, Dom Mabillon a encore peine à se persuader que Carloman, frère de Pépin-le Bref,, ait eu plusieurs enfants. Peut-être, dit-il, a-t-on confondu entre Carloman, fils de Charles-Martel & Carloman fils de Pépin-le Bref. Sur quoi ce savant homme fonde-t-il son doute ? c'est ce qu'il ne nous a pas expliqué. Mais si on a pu confondre on a pu aussi ne confondre pas & pourquoi l'un plutôt que l'autre ? S'il y a ici de la confusion, il y a bien de l'apparence qu'elle roule toute entière sur Carloman, fils de Pépin, plutôt que sur Carloman, fils de Charles-Martel. En effet, parmi les enfants du fils de Pépin, on met communément Siagrius, évêque de Nice en Provence ; or les savants bollandistes ont prouvé sans réplique que c'est là une méprise & que si cet évêque est fils d'un Carloman, ce doit être Carloman, fils de Charles-Martel, non Carloman, fils de Pépin-le Bref. Cette critique est très sensée. Nous savions que Carloman, fils de Charles-Martel, avait eu un fils nommé Dreux, ou Drogon. Mais les anciennes chroniques, qu'on n'a aucune raison d'accuser de faux, lui en donnent plusieurs : donc Siagrius, fils de Carloman, peut bien être un de ceux-là. Ajoutons que puisqu'il en a eu plusieurs, nous pouvons bien lui en supposer quatre : Dreux, qu'il recommanda à Pépin son frère en prenant le parti de la retraite, Siagrius, évêque de Nice ( ces deux-ci n'auront été coupables d'aucun crime envers leur père ), enfin les deux Enervés.

J'ai dit un peu plus haut que les quatre vers du tombeau de ces Princes paraissent à plusieurs savants n'être que l'abrégé du roman de leur énervation. Peut-être, néanmoins, représentent-ils fidèlement, ou à peu de chose près, l'inscription originale. Tels que nous les avons, on y aperçoit le goût du huitième & du neuvième siecle. Theodulfe, évêque d'Orleans, mort vers l'an 822 , a composé un distique au sujet de l'église qu'il avait bâtie à Germigni, près de Saint Benoît-sur Loire, dont le premier vers, pour le tour & l'expaession, est precisément le même que le premier vers de l'épitaphe des Enervés :

Hac in honore Dei Theodulfus Templa facravi.

Il peut donc se faire qu'en ajoutant au douzième siècle quelque léger ornement au mausolée de ces deux princes, on se soit contenté d'en renouveler l'inscription sans y rien changer, comme il peut se faire qu'on en ait alors fabriqué une autre ou qu'on ait altéré le sens de l'ancienne en substituant dans le premier vers les mots ftirps Clodovei quelques autres qu'il ne serait cependant pas aisé de restituer. Si l'épitaphe est venue jusqu'à nous dans toute sa pureté, l'expression ftirps Coldovei ne doit point embarrasser. La politique l'exigeait ainsi & je doute fort que sous le règne de Pépin-le Bref il eut été permis d'écrire publiquement que Charles-Martel, son père, ne descendait pas du grand Clovis. Le fameux Hincmar, archevêque de Reims, qui n'est mort que sur la fin du neuvième siècle, n'osait pas encore s'exprimer autrement. Après tout, le mot frtirps est équivoque, il ne signifie pas plus la ligne masculine que la ligne féminine.

En voilà assez sur ce sujet. Nous avons observé que l'église de Saint-Pierre a été beaucoup diminuée dans sa longueur & qu'un partie considérable de sa nef a servi à former le nouveau cloître. Enfulbert, moine de Jumièges & abbé de Saint-Wandrille, y avait été enterré en 993, mais le lieu de sa sépulture fut rejeté vers l'an 1340 dans une espèce de vestibule que l'on laissa entre ce cloître et le reste de l'ancienne église & qui a porté longtemps le nom de Chapitre des grièves coulpes.

Note : moine bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, né  en 1689, profès en 1715, il fut appelé à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés pour épauler les auteurs de la Gallia christiana, religieux à Nogent,  Dom du Plessis est mort en 1764.