En 1762, le botaniste Antoine-Nicolas Duchesne effectua un voyage du Havre à Rouen. Ses escales à Caudebec, Jumièges et Duclair...

"Le samedi 3 juillet, nous sommes partis avec M. Boudier, trainés par Catogan et Cadet gris blanc, surmonté d'Antoine (Bleu), nous avions derrière nous Gentil verd. " Voici donc en quel équipage débute le voyage en Haute-Normandie. Un mois et demi plus tard, le voilà à Caudebec. Il raconte...



Le lendemain, 15 août, départ à sept heures précises pour Caudebec, où nous sommes arrivés par les falaises de la Seine où est la plus belle-vue du monde. La rivière commence à jouer le rôle d'une petite mer. Plusieurs navires à voiles vont à Rouen ou en reviennent. La Seine change de lit. Les alluvions se font d'un côté aux dépens de l'autre qui s'innonde et se couvre d'eau.


Les alluvions appartiennent au Seigneur. Il y a quelques fois des villages innondés et perdus. Nous sommes descendus la place des Victoires, chez Mme Le Moine. On nous a donne la chambre dorée, où M. de Villemen auroit été charmé d'être. Elle donne sur le port de Caudebec, hors la ville. On voit continuellement les voituriers par eau de toutes les nations qui portent des marchandises de la mer à Rouen. La rivière a près d'une lieue de large on ne jugerait à la vue qu'un quart de lieue.

C'étoit dommage que des arbres à droite et à gauche nous dérobassent la vue. Nous avons entendu la Grand-Messe et quelques Heures précédentes avec notre dévot camarade. Nous avons vu des cauchoises en habit des dimanches et des bourgeoises de Caudebec. La ville n'a plus de commerce ; à peine y trouve-t-on un chapelier, encore est-il ruiné. Mais les voitures, tant par eau que parterre, venant du Havre ou y allant, rafraîchissent à Caudebec. Nous ne sommes ici qu'à deux lieues du Royaume d'Yvetot. Le Roi est M. d'Albon qui demeure à Lyon. Un plaisant demandoit le Roi est-il gentilhomme? Il conserve encore plusieurs privilèges. On ne paye point de taille dans cette terre, mais la capitation, ce qui y a occasionné plusieurs établissemens, en sorte que la terre, qui ne rapportoit que deux mille écus, raporte aujourd'hui douze mille livres. (Mme le François nous a dit, en 1763, qu'on y paye à présent tous les droits et impôts). Nous avons vu Caudebec par les yeux de la foi, devant le mieux voir au retour.[...]


19 août. Départ des Forges et couchée à Caudebec. Le lendemain, départ des Forges et arrivée à Caudebec, à dix heures et demie. M. Joray, frère de Mlle Le Monier, nous a invité à diner, et M. Boudier nous a présentés.


Après un grand et long dîner offert de bon cœur et accepté de même, nous avons visité l'Église. C'est un gotique bâti par les Anglois. Le clocher est joliment découpé. L'orgue, délicatement soutenu, en pierre de même goût que l'église et du même tems, ce qui est fort rare. Il y a une infinité de petites sculptures, bas reliefs, campanes gotiques en filigrane qui mériteroient d'être dessinées et tiendraient leur place dans un recueil d'architecture gotique, chose qui nous manque en France et dont le souvenir se perdra à jamais, parce qu'on en détruis tous les jours sans en prendre le crayon. A propos de gotique j'ai apris que la jolie église de Royaumont avait été brûlée il y a quatre ou cinq ans, est je dirai en passant que l'église de Harfleur est aussi un monument des Anglois, et que la chapelle de la Vierge est encore sans vitraux et sans couverture, comme ils l'on laissée et n'est cependant point encore détruite.



De là, M. Darach, chirurgien, a qui j'ai promis la recette de l'eau rouge, m'a fait passer à travers sa maison, vis à vis le portail et conduit dans son jardin, situé au midi, le long d'une falaise à pic qui y reflette un chaud précieux pour la maturité des fruits. Aussi les bons chrétiens et les muscats y sont admirables; mais rien n'égale la situation des jardins des Capucins. Une terrasse, fort haute et fort longue, le long de la même falaise, y présente une vue de toute beauté. La rivière a un quart de lieue de large vis à vis le port, et de grands ormes, plantés à droite et à gauche du port et du quai, forment la promenade où la ville se rassemble le soir. M. Besnard a son jardin sur une tour de la ville. C'est le beau frère de M. André, chirurgien de Versailles.

En sortant des Capucins, nous avons été sur le port voir débarder un bateau de bois pour M. Lucas, marchand de drap. Il a pris envie à M. Boudier d'en porter avec moi. Nous avons chargé le bar et en avons porté trois bardées. Mme Lucas et Miles ses filles nous ont proposé des biscuits du Hâvre et du vin. Nous avons préféré le cidre, mais a condition que ces demoiselles porteroient chacune une bardée avec nous, ce qu'elles ont accepté. Nous avons fait les petits Villemerts Nous avons embrassé la maman qui est fort apétissante et les demoiselles, l'une blonde et l'autre brune. M. Boudier m'a laissé Mlle Madelon, la brune et la plus jeune. Après le goûter nous nous sommes promenés avec nos élégantes, et Duchesne avec la troisième soeur, qui sort du couvent. La reconduite faite, nous avons soupé avec une excellente anguille et un narrant, et Mme Lemoine nous a menés entendre la nuit le bruit de la barre avec M. Darach. Nous attendons l'huissier pour partir et nous ne pouvons lui savoir mauvais gré du retard, puisque nous nous sommes amusés.



20 août. Départ de Caudebec pour Jumiège (21, 22, 23 et 24e couchées).


Duchesne a passé au fer presque chaud ses plantes marines. Le chemin de Caudebec à Jumiège est très gâté par les pluies. Des ornières, des falaises à monter, des précipices quelquefois tout cela n'est point agréable. Cependant, nous sommes arrivés à l'abaye sans danger. Les R. P. Prieur et Cellerier nous ont reçus; le premier a assisté à notre dîner et tous les deux aux souper et dîner suivants.

Le rond point de l'Eglise est très délicat et le chevet du maître autel laisse apercevoir les derniers vitraux entre les espacements des colonnes qui sont hautes, rondes et dégagées. La place de M. l'Abé est à droite des stales du côté de l'épitre pour le matin et à l'entrée du chœur pour l'après midi. Sa stale a deux côtés grillés et un couronnement la place du prieur est de l'autre côté, sans couronnement autre que celui de toutes les stales.
Dans la chapelle de la Vierge, à gauche, est au milieu une tombe de marbre noir élevée, au bord de laquelle on voit le nom d'Agnès Sorel, dame de Beauté (34), et au fond, en face de l'autel, le tombeau du Sauveur en rond de bosse. La tour des cloches est à l'entrée du chœur et au milieu de l'Église. Il y avoit autrefois au dessus de la plate forme, une très belle éguille ornée de filigranes gotiques en plomb. Elle est absolument démontée, ce qui rend la tour lourde. Deux petites éguilles ornent les deux côtés du portail.
On remarque la sale de Charles VII qui est immense en largeur, longueur et hauteur. La vis de l'escalier est ridicule. Le noyau est carré avec une petite colonne à chaque angle. Cinq pas de vis tournent sur chaque colonne et la sixième marche est droite. Il faut être habitué à cette montée pour ne pas se rompre le cou.
Le nouveau dortoir est un bel ouvrage en pierre de taille d'une cinquantaine d'années. La décoration extérieure est assez régulière. Les arcades du rez de chaussée ont de la noblesse. Les croisées du premier seraient trop étroites et trop basses si elles n'étoient faites pour des cellules de religieux. Les salles basses sont magnifiques, fastueuses et inutiles, si non pour la promenade des religieux en hiver. Point d'escalier, une décoration du côté des cours ridicule. L'encoignure intérieure est terminée par une demi arcade e; au dessus par une demi croisée. Il y a dans la totalité trois fois plus de vieux bâtimens qu'il n'en faut, ce qui ruine cette communauté, en faisant très mai les réparations.

Les Enerves sont une historiette des plus apocrifes; on ne sait même si les neuf cents religieux et les quinze cents frère convers peuvent se demontrer davantage. La bibliothèque est un beau vaisseau. Don Fontaine, Père Prieur, en fait ses délices et y a dépensé, depuis neuf ans, plus d: dix mille livres. Le missel anglois de 1056 manuscrit est curieux, non pour les lettres en or mal apliquécs et les figures ridicules qui le décorent, mais pour les variétés de leçons qui se trouvent dans ce qu'on apelle liturgies. L'allée qui mène au bosquet est plantée de tilleuls et le milieu est un gason, avec deux ratissées aux deux bords. Ce qu'on appelle le mont Tabor est une petite éminence qui forme uae salle ronde plantée pour Dont Sénéchal, Cellerier, qui en fait son bijou. L'inclination du procureur Dont Mallet, ce sont les sistèmes et la procédure, les antiquités et une mémoire prodigieuse des droits de la communauté.
L'abbatiale a été bâtie par M. l'évêque de Metz, de Saint-Simon, qui a aquis plusieurs possessions et mazures particulières pour simétriser les parties de jardins et du potagers. Le grand défaut de ce palais est que le terrain tombe sur le bâtiment et qu'on n'a pas su, par une contre pente, le long de la façade, se sauver des eaux qui feront périr cette maison, si on n'y remédie. Le cimetière est d'une amplitude inexprimable. Le curé est aussi grand que le cimetière. C'est un colosse, mais sa cure est modique pour les émolumens et vaste pour l'étendue (40).

La barre de la nouvelle lune est quelque chose qu'il faut voir pour en avoir une idée. Ce qu'on appelle la Barre sur la Seine se nomme le Mascaret sur la Dordogne et sur la Garonne et le Mâcret sur le Gange. M. de Belile-Papin, capitaine de vaisseau du Roi, l'a vu sur le Gange. Les naturalistes ont de la peine à expliquer ce moment du reflux qui est particulier à ces rivières et qui les fait remonter si violemment vers leur source. (Dictionnaire de Trévoux.) Au Hâvre de Grâce on appelle le Verhole un renvoi d'eau qui se fait vers l'embouchure de la Seine, lorsque la mer est à moitié ou aux deux tiers du montant (Encyclopédie, 1765, au mot Verhole.) Les terres de Jumiège sont entamées le long des bords et forment de petites ilotes qui ont fait nommer le pré voisin le Prés des Isles. L'eau de la barre trouve là diférentes résistances qui la mettent en fureur et qui font monter l'eau à vingt-cinq et trente pieds. Quand on crie "Flot, flot! » il faut se retirer très promptement, hommes et bêtes, sans quoi la barre emporte tout. Il n'y a point cependant de risque dans le milieu de la rivierre, et le 23 mars nous avons passé l'eau du bas du Landin au territoire de Jumiège dans l'instant de la barre; il n'est question que de ne pas se trouver sur le bord. Le Landin est un castel sur l'éminence d'une falaise apartenant l'abé de Boismont, de l'Académie françoise. De là on voit les plaines qui bordent la Seine en serpentant et les cours ou mazures de diférens particuliers.

Les masures du pays de Caux. Les paroisses du pays de Caux ne tiennent en rien de nos villages. Nos vilains murs de clôture sont tristes et nous ruinent en réparations. Les clôtures des mazures sont vertes et d'un bon raport. Quand on entre dans une paroisse on croirait entrer dans une forêt. Les sinuosités de la Seine, les diférens bâtimens armés de leurs voiles, les barques et les navires animent cette étendue d'eau. M. du Quesnet, sa femme, ses sœurs et son père, étoient rentrés dans l'abatiale et nous ont très bien reçus à diner, le 22, et à souper, le 23, et nous ont dédommagés de l'abstinance de chair que nous ont fait faire les religieux, quoiqu'en très bon poisson et très frais. M. du Quesnet a un joli cabinet de livres. La forêt de M. l'abé est tout en chênes, hors quelques hêtres. Ces arbres sont dans un mauvais terrain et de petite venue. La réserve est dans un meilleur. Nous avons fait deux lieues à en parcourir une partie. La plaine est maigre autour de Jumiége, aussi trouve-t-on des étendues immenses de blé sarrazin. Au dessus des fours à chaux est une position, la plus avantageuse pour y établir un château. Deux canaux en longueur et un en largeur et diférents points de vue sur la plaine formeroient une retraite délicieuse, à un quart de lieue de l'abaye mais la vue la plus étendue seroit au moulin des Côtes.
Nous n'avons pas vu La Meilleraie, qui appartient à Mme de Chaulnes, et qui mérite la curiosité des voyageurs. Elle est à une lieue et plus du Landin. Toute cette distance est bordée par la forêt de Brotonne qui appartient au Roi (42). Malgré tous les agrémens du séjour de Jumiège il nous a fallu partir, le mardi 24, pour la baronie de Duclair.


Duclair, dinée le 24.


C'étoit jour du marché, la place étoit vivante et peuplée. Nous avons siégé à l'audience, à la place des conseillers assesseurs, et nous avons  entendu des Normands plaider leur cause eux-mêmes.
M. de la Mare, bailli, a donné sa sentence sur les conclusions de M. Jauver, procureur fiscal, qui nous avait si bien reçus à Caudebec, où il est avocat du Roi. Nous avons ensuite diné à l'auberge du baillage, chez un des hupés, A l'Ecu de France. M. de Fréville, nouveau conservateur des chasses, qui venoit d'être installé, nous a payé sa bienvenue en gibier de sa chasse. M. du Vrai et
M. Planquet, fermier du prince, et M. de la Saune, avocat, ont diné avec nous. Après diné nous avons rendu visite aux beautés de la place. Mlle Boutillé mérite la pomme Mlles Amelin et Hupé, quoiqu'en sous ordres ne sont point indiférentes. Puis nous sommes partis pour Rouen où nous ne sommes arrivés qu'à neuf heures du soir fort fatigués d'avoir mis souvent pié à terre et surtout de la descente des côtes du Groschêne et du Mont à malades.

Notes


34. La cassonade telle qu'on l'apporte d'Amérique, qui ressemble a du gravier mêlé de sable jaune, est d'abord mise en fusion et mêlée d'une légère eau de chaux, puis jettée dans des chausses ou elle laisse sa première eau et d'où elle tombe dans de très grands moules en forme de tronquée; ces moules ont un petit trou par où le sucre le plus grossier tombe dans des récipians. Pour faciliter cette première purgation, on couvre le sucre d'une espèce de terre glaise très liquide afin que l'eau traverse toute la masse du sucre et entraîne tout ce qui lui est étrangé lorsque les pains sont séchés on les refont et on les met dans de nouveaux moules de la forme des pains ordinaires, on les purge encore de la même manière que cy-dessus, puis on les retire du moule afin de leur donner de l'air, on les remet dans le moule du même sens, on les met ensuite sécher à l'air, puis dans l'étuve où ils restent huit jours, après quoi les pains de sucre sont en état d'être vendus et mangés.

35. Dans cette côte de la Justice, trouvé l'Osmonde polipoue {Osmunda spicans), plante assez rare et aussi abondante en ce lieu que toutes les fougères dans ceux où elles se plaisent remarquable en ce qu'une partie seulement de ses feuilles porte des graines,

36. On dit dans le pays l'église d'Harfleur construite à Londres et aportée toute bâtie. Il est du moins vrai qu'elle a été bâtie par les Anglois; elle n'est pas achevée. Vu du lin coupé, étalé sur terre, déchargé de sa graine C'étoit pour le rouir, car il rouit sans eau.

37. Ce nom Havre de grâce désigne assez bien une terre venue de Dieu grâce par des alluvions successives, car le port étoit jadis à Harfleur et tout le territoire du Havre étoit alors sous l'eau. On dit que c'est François Ier qui l'a fait bâtir.

38. Pour des yeux un peu myopes, la ligne qui termine l'horizon se fait à peine sentir, la couleur du ciel et celle de l'eau devenant presque la même. On mange cinq espèces de Rocailles, homarts, tourteaux, étrilles, crevettes ou chevrettes, bouquettes ou salicoques. Le fond de la mer, après le galet, n'est composé que d'un petit sable très fin, luisant et toujours humide, où les traces s'effaçent à mesure qu'elles se font on y trouve çà et là de grosses roches de six à dix-huit pouces, toutes couvertes de varech (fucus vesiculosus,f.filignosus), de celui qu'on nomme le baudrier ( f. sauberetus), et en outre de Lepas, de Nérites, de Pourpres, Pois noirs et jaunes.,

3g. Herborisation dans un pré maritime Satsola Kuli, Aster Tripoliuin, Salicornia europea, Jurcus squarrosus, Triglochin palustre, et dans l'eau Ulva lactuca ou laitue de mer.

40. C'est à Jumièges que se trouve le tombeau d'Agnès Sorel. On nous a communiqué son épitaphe que voici

Fulgor Apollineus rutilantis luxque Dianas

Quam jubaris radiis clarificare solent

Nunc tegit ops et opem negat atrox iridis arcus,

Dum funs primas tela superveniunt.

Nunc elegis dictare decet planctuque sonoro.

Laetitiam peccat turtureus gemitus.

Libera dum quondam quse subveniebat egenis

Ecdesiisque, modo cogitur segra mori.

0 mors saeva nimis quse jam juvenilibus annis

Abstulis à terris membra serena suis,

Manibus ad tumulum cuncti celebretis honores

Effundendo preces quas nisi Parca sinit.

Quae titulis decorata fuit decoratur amictu

In laudis titulum picta ducissa jacet.

Occubuere simul sensus, species et honestas,

Dum decor Agnetis occubuisse datur.

Solas virtutes, meritum, famamque relinquens;

Corpus cum specie mors miseranda rapit.

Praemia tum mortis luctus, queriinonia, Tellus.

Huic ergo celebres fundite, quasso, preces.

41- Dans le bois de Jumièges la petite gantelée (Campanula glomerata) et dans les bosquets le Pale notier (Staphylea primola).

42. La forêt de Bretonne est riche en plantes, Palypodium. Axalis Acetosella, Evica, au Landin, Tilleul.