Natif de Dieppe, Simon Barthélémy Joseph Noël de la Morinière était rédacteur au Journal de Rouen lorsqu'il publia son Second essai sur le département de la Seine-Inférieure, en l'an III. Nommé Inspecteur des Pêches, il décèdera en 1822 dans un port de Norvège...

DE la forêt du Trait, que j'avois cotoyée quelque-temps, en laissant sur ma droite, de l'autre côté de la Seine, Bliquetuit, où il y a eu autrefois un port et la Mailleraie, dont le château se présente de loin avec avantage ; j'ai passé la rivière au Trait, trajectus, pour, aller rendre visite à la tourbiere de Jumieges, située dans le marais d'Herteauville, vulgairement appellé la Harelle. Il n'y a gueres plus de quarante ans qu'on extrait la tourbe de ce marais. L'examen des lieux, celui des procédés qu'on suit dans 1'exploitation de cette terre inflammable, établissent suffisamment qu'elle ne contient aucun principe minéral ni bitumineux, et qu'elle est le produit des débris des végétaux entassés et décomposés depuis plusieurs siecles. La tourbe des lits supérieurs est la moins estimée; elle est legere , spongieuse, grisâtre et dépourvue de phlogistique. Celle des lits inférieurs, qui est la meilleure, est aussi la plus pesante et la plus noire, elle se trouve à trois metres ou environ de profondeur et au-delà; le sol qu'on défonce ensuite n'offre plus qu'un assemblage de racines, de bois, d'arbres mêmes, surtout des aulnes et des saules assez bien conservés ; vient ensuite la terre végétale. Quelle que soit au surplus la connoissance qu'on a de la différence et de la superposition des couches, je puis assurer que nul travail n'est plus précaire ni plus incertain. Les plantes dont les débris servent le plus à la composition de cette tourbe, sont une infinité d'especes de carex, de cyrpus, de cyperus. Le typha, le sparganium Ou ruban-d'eau, et surtout le myrica-gale, arbrisseau dont l'individu femelle porte la cire, et dont on se sert en Hollande pour parfumer les caques on barrils qu'on doit emplir de hareng, s'y trouvent aussi abondamment, ainsi que l'ériophorum, ou tête-lainue. Ce marais offre aussi une grande variété d'autres plantes, telles que le triglochin-palustris, l'osmunda regalis, l'œrica tetraliz, le ros solis, l'andromeda polifolia, etc. On croyoit cette dernière originaire de l'Amérique septentrionale, Jumieges est le seul endroit de la France que je sache, où elle croisse spontanément ; elle y fut découverte il y a trente ans. Avant de quitter ce marais, j'observerai que le sol en est si spongieux, qu'en 1740, lors du dégel, la partie dite le haut marais étant imbibée de l'eau qui la couvroit, se souleva d'elle même et flottoit comme une isle, tandis que le terrein circonvoisin étoit inondé; au décroissement des eaux, cette superficie mobile reprit son premier état.

De l'autre côté de la Seine est Jumieges, dont on évalue aujourd'hui la population à 1800 individus, et qui possédoit anciennement des vignobles. Dès le septieme siecle , il est question des vignes chargées dc grapes de raisin qui se voyoient autour de Jumieges et le vin de ce nom se trouve encore employé en 1200 dans un état des revenus et des dépenses de Philippes Auguste. Mais Jumieges tiroit sa véritable et principale illustration du monastere que les Normands, conduits par Hasting , détruisirent dans leur premiere invasion, qui fut rétabli vers 870, respecté par Rollon en 896, embelli et richement dolé par ce chef des Normands, quand une portion de la Neustrie lui eut été concédée. L'auteur de la vie du moine Philbert nous a conservé la description du premier édifice ; selon lui, Jumieges étoit un lieu de délices où se trouvoit réuni tout ce qui peut servir aux besoins et aux jouissances de la vie. On voit qu'alors Jumieges contenoit jusqu'à neuf cents moines, nombre vraiment prodigieux, si l'on ne réchissoit que les arts exilés y avoient trouvé protection et aliment. Le même auteur rapporte à cette occasion que les pieux cénobites qui s'étoient retirés dans ce monastère pêchoient dans la Seine des poissons de mer longs de cinq pieds, dont la chair faisoit non-seulement leur nourriture, mais dont la graisse servoit aussi à l'eutretien de leurs lampes, ce qui ne peut s'entendre que des marsouins, cétacée dont j'ai déjà parlé. On voit en effet Henri II, duc de Normandie donner aux moines de Jumieges la propriété des marsouins qu'ils pêcheroient, et de nos jours l'abondance de ce poisson dans la Seine est telle, que souvent l'eau de la riviere en est presque noire vers Petiteville, Noirville, etc. Successeur de Rollon. Guillaume, surnommé Longue-Epée, fit reconstruire le monastere de Jumieges, tel que nous le voyons aujourd'hui. L'architecture est saxonne, les deux principales tours sont quarrees jusqu'aux trois quarts de leur hauteur, la partie supérieure offre un poligone irrégulier. Klovis II ayant fait couper les nerfs des bras à ses deux fils, coupables de rebellion, ce pere barbare et dénaturé fit exposer ces victimes dans une barque abandonnée sur la Seine sans batelier; c'est à Jumieges qu'ils aborderent, et reçurent par les mains des moines les devoirs de la sépulture.

C'est à Jumiege que Tassillon, duc de Baviere vaincu par Charlemagne, contre lequel il s'étoit révolté, fut cacher sa honte et ses revers, forcé de renoncer au monde, c'est-là qu'il embrassa la vie monastique avec son fils Theudon. après avoir eu la tête rasée en punition de sa felonie. Char1es VII aimoit Jumieges, il s'y étoit fait bâtir une maison de plaisance où il résida long-temps; c'est là qu'il perdit la belle Agnès Sorel, cette maîtresse d'un roi qui fit servir à la gloire et à la liberté de son paya la passion qu'elle avoit inspirée à son souverain. On soupçonna qu'elle étoit morte de poison; Jacques Cœur, célebre négociant d'alors, fut accusé d'être l'auteur de ce crime, mais ses freres prouverent qu'Agnès étoit morte en couches, et Jacques Cœur fut déchargé de l'accusation. J'ai rapidement parcouru le cloître de cette ancienne abbaye; l'architecture n'y a rien laissé de recommandable. Les voussoirs des voutes sont lourdement ramifiés, quatre tableaux peints à fresque sur les murs et tellement détériorés aujourd'hui, qu'il seroit difficile de les apprécier, sont tout ce qu'elle offre de remarquable ; le premier représentoit la descente d'Hastings et l'incendie de Jumieges ; le second, Guillaume Longue-Epée, chassant dans les bois voisins et rencontré par des moines qui lui offrent l'hospitalité ; le troisieme, le supplice des fils de Klovis ; le quatrieme, une révélation mystique du bienheureux Aicadre , qui est averti par un ange que sur neuf cents religieux, le ciel doit bientôt en appeller à lui la moitié. Le pinceau peu exercé du moine qui a créé ces tableaux a négligé les convenances et les rapports; mais rien n'exccuse la barbarie de ces derniers temps, irrespectueuses envers des monuments que la lime des siecles n'avoit osé toucher. Qu'importe que ces rnonuments des arts fussent inexacts, grossiers et gothiques, pour me servir d'une expression vulgaire, n'en étoient-ils pas plus précieux pour l'histoire des hommes et des arts ? Des siecles entiers avoient respecté sur les bords de la Vaucluse les tombeaux de Pétrarque et de Laure, et sur les rives de la Seine la tombe froide et glacée de l'amante de Charles VII. Il avoient aussi respecté celle des infortunés fils de Klovis, qui, en habits militaires, gisoient figurés sur la pierre qui recouvroit leur tombeau. Ces monuments et tant d'autres consacrés par nos souvenirs, ont été le jouet et la proie d'une ignorance sacrilege. Eh! Comment les eût-elle épargnés, alors que la reconnoissance, l'amour conjugal ou la piété filiale ont vu disperser religieusement les cendres de ce qu'ils avoient de plus cher, et n'ont pu dérober à la barbarie que les chefs-d'œuvres soustraits par le hazard à la faulx du vandalisme des derniers temps. Epars au loin sur le pavé, des fragments de marbre et de pierre indiquent la place qu'occupoit la tombe d'Agnès Sorel et celle des fils de Klovis ; la même main dévastatrice n'a point respecté la contre-table de l'ancienne église, monument de sculpture représentant en huit cartouches les principaux mysleres de la religion du Christ, où les figures exécutées pour la plupart d'après lc style grec, ofroient les draperies les plus soignées et formoient un contraste frappant avec le style et le goût qui dominoient alors dans la sculpture. Enfin ce que le fer d"une soldatesque effrénée n'osa détruire dans les guerres de religion. quand Jumieges fut pris et livré au pillage en 1562, le fer de la révolution l'a renversé.
Je me suis arraché avec précipitation du milieu de ces débris moins nombreux pourtant que ceux qui deshonorent Wandrille : en m'éloignant de Jumieges. qui est encore une propriété nationale, j'ai fait des vœux pour que la république sanctifiât le cloître et l'enceinte de ses murs, par une institution utile qui honorât l'humanité. J'ai désiré que l'abbaye et les bâtiments qui en dépendent servissent un jour d'azyle et de maison de retraite à nos vieux marins blanchis dans les combats de mer, dont le front cicatrisé de blessures ou le corps glorieusement mutilé commandent le respect du citoyen et la reconnoissance de l'état. Nouveau Greenwich, Jumieges, dont la position est si belle, pourroit servir tout-à-la-fois de retraite pour les matelots invalides et d'école de premiere instruction pour la jeunesse qui se destine à la profession d'hommes de mer. Puisse cette idée, aussi utile qu'elle est rapidement présentée, fructifier pour les défenseurs de la patrie et la jeunesse naissante qui sera la pepiniere de ses marins ! Puisse-t-elle tourner à la gloire de la France qui s'applaudira d'être juste, bienfaisante et généreuse à la fois !

Me repliant presque sur la route que j'avois déjà tenue, j'ai dirigé mes pas vers Gainville, pour me rendre à Duclair. On avoit formé le projet d'ouvrir à la Seine un nouveau canal, dans la vallée de Gainville, ce qui auroit mis Jumieges dans une isle, et eut abrege de cinq et meme de six lieues la navigation de la Seine. J'ai reconnu sur les lieux la portion de tranchée qu'on avoit déjà ouverte, on assure que les travaux furent suspendus puis abandonnés par la crainte de ne pouvoir assez maîtriser la violence des courants, crainte légitime peut-être, mais dont les motifs auroient besoin d'être plus approfondis.

Duclair n'a rien de remarquable, quant à la population ni à l'industrie. Les Normands y ruinèrent une abbaye d'hommes qn'ils trouvèrent sur pied ; placé à l'entrée de l'anse ou presqu'isle de Jumieges, Duclair est un des principaux marchés à bled des cantons voisins. On m'avoit parlé qu'un ancien camp au milieu des bois sur le haut des côteaux, dont la chaîne règne de ce côté le long de la Seine. L'idée que je m'en étois faite a été remplie; c'est en effet une position militaire bien assise et bien défendue par la nature et l'art, je croirois volontiers qu'elle a été occupée durant les guerres de religion et celle de la ligue, on y a plusieurs fois trouvé des boulets, en fouillant au pied des arbres. Non toin du camp des Cateliers, toujours le long des collines, est une pointe de roche détachée vulgairement appellée la chaire de Gargantua par les gens du pays. Cette éminence a servi peut-être, ou du moins étoit fort propre à porter un fanal de navigation pour éclairer les bâtiments qui descendoient ou remontoient la Seine, car je ne crois pas qu'aucune circonstance de la vie ni du roman de l'ingénieux Rabelais ait trait au nom qu'on lui donne aujourd'hui.





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