En Octobre 1819, Hector Estrup, historien danois, visite Jumièges. Mille ans après ses ancêtres. Mais animé de bonnes intentions...
Octobre
1819. Un temps, Hector Estrup découvre Duclair aux rives
« bordées de calcaires
escarpés et gercés. Ces falaises blanches,
tapissées de broussailles vertes, le chemin entre elles et
la Seine, les rives opposées, peu
élevées et couvertes de villages et d'arbres, les
navires sur le fleuve, les montagnes au premier plan et au fond
produisent le plus beau paysage.
« L'hôtel
de Caudeville, à Duclair, est situé, pour ainsi
dire, au centre de ces beautés. Ces rochers
déchirés ont une ressemblance étrange
avec de vieilles ruines, je m'y suis trompé plusieurs fois.
Pas toujours cependant. A mille pas au deçà de
Duclair, sur un rocher, se trouve une chapelle en ruines. Mes
compagnons de voyage l'appelaient la " chapelle de la
Fontaine ". Les riverains se sont creusés des
habitations dans ces roches, mais quelle différence entre
les habitants de ces cavernes et les pauvres troglodytes du Mont Albain
près de Rome; là-bas de misérables
grottes, telles que le Créateur les a faites, ici de
véritables maisons avec fenêtres etc.
« A
Duclair j'ai vu passer une galéasse à pleines
voiles. Quel dommage que le jour finisse
à 6 heures ! A Duclair j'ai vu le soleil se coucher
derrière les montagnes à l'ouest et je n'ai
guère joui des charmes du reste de la
route ».
Estrup
aura visité aussi Caudebec. « A
l'entrée de la ville j'entendis une musique bruyante et
j'aperçus une foule, regardant avec beaucoup de
gaieté un jongleur qui faisait des tours sur une corde,
tendue au travers de la rue entre deux maisons. » Et
puis il reconnaîtra Lillebonne, rentrera à
Caudebec en compagnie d’un fidèle
de Napoléon. Estrup poursuit son journal…
« Le
11 octobre. A 6 heures du matin, je me suis promené le long
de la chaussée qui vous mène tout près
du château de Mailleraye, de l'autre
côté de la Seine… Je ne l'ai pas
trouvé au dessous des descriptions. De là j'ai
fait un bout de chemin en charrette avec un jeune paysan qui avait
été à Hambourg avec Davoust. Tous ceux
qui ont servi sous ce général s'accordent pour
louer sa justice qui a été traitée de
sévérité, parce qu'elle
était ponctuelle; il n'était pas dur sans
nécessité. Le paysan me dit que la plupart des
soldats français alors à Hambourg,
étaient des Normands… Il me remit
à un marin français, allant à la foire
de Duclair et qui devait me montrer le bon chemin à
Jumièges. Comme le marin avait à faire avec le
maire du Trait, je suis entré avec lui.
Les maires des communes rurales occupent à peu
près la même position que nos Sognefogeders.
Seulement ils ont plus d'affaires, aussi emploient-ils
généralement un secrétaire. Comme ils
n'ont que 50 fr pour couvrir les frais de papier et d'encre, cette
charge est considérée plutôt comme un
poste honorifique pour lequel on choisit le paysan le plus riche et
estimé. Cependant les maires savent se faire quelques
profits extraordinaires, comme en même temps ils sont en
quelque sorte percepteurs ».
Et le voilà à Jumièges…
« En allant à Jumièges j'ai traversé des près, des vergers, des halliers. Des sentiers où, certes, je ne me serais pas aventuré seul en Italie. Ici règne la plus absolue sécurité. Enfin mon œil découvrit les vénérables ruines du monastère. Au loin, on ne voit que l'église principale de l'Abbaye. Des ruines splendides !..
« L'abbaye
a été vendue à charge de la
démolir et l'acquéreur, Lefort, marchand de bois
à Rouen tire tout le profit possible de l'achat. Le marbre
et les pierres de l'abbaye servent à décorer et
à construire des maisons particulières. Il est
tenu seulement de respecter les deux tours de devant qui servent de
balise aux navigateurs. Ceci est impardonnable de la part du
gouvernement. On devrait prendre en considération que de si
superbes monuments d'un passé sacré, soient trop
importants pour tomber entre les mains des mercenaires. Vile
cupidité !...
« Je ne parlerai pas des églises magnifiques, mais des grandes caves à vin, des jardins, des étangs… Vers le temps de la Révolution où l'abbaye fut détruite, il n'y avait que 60 à 70 moines. Les habitations des religieux sont complètement ruinées. J'ai mesuré le terrain et j'ai compté 130 pas de longueur. Mon compagnon ne savait assez me dire quel spectacle admirable c'était de voir de la Seine 150 lumières, éclairant le soir les cinq étages de l'édifice…

« L'abbaye
avait deux églises juxtaposées, la plus petite,
certainement la plus ancienne, St. Pierre a perdu le toit, mais les
murs latéraux sont encore debout, ils sont reliés
à la grande église par un petit passage
voûté. Celle-ci, Ste-Marie, fut
consacrée en 1067. La façade en est intacte, les
murs latéraux de la nef sont encore debout, mais le choeur a
déjà été démoli.
Elle était une grande église, bâtie en
croix. De ces murs ou de ceux de la tour carrée du milieu,
reposant sur le centre de la croix, se dressent encore deux murailles
élevées. Sur les murs on trouve
çà et là de belles fresques. Le
monument funèbre d'Agnès Sorel a disparu comme
tous les monuments et inscriptions de l'église. Le cercueil
en plomb d'Agnès a été converti en
espèces, car il pesait 600 livres de
plomb….
« L'architecture de l'église indique le XIe et XIIe siècle. Elle n'est pas surchargée d'ornements gothiques. On dit que la paresse d'un prêtre a causé la destruction de l'édifice; il aurait pu la sauver, mais il trouvait la petite église du village de Jumièges plus rapprochée de son domicile, plus commode pour l'office divin. La cour de l'Abbaye formait un carré; le bâtiment, par où était l'entrée principale, est encore debout. C'était une journée excessivement chaude, le soleil brûlait comme au mois d'août… »
N.D.L.R.Témoignage intéressant. On imagine le paysage de Yainville. Estrup arrive à Jumièges alors que la démolition s’achève et l’on apprend ce qui a sauvé les deux tours. En exagérant le nombre de moines, quelqu’un se souvient des lumières qui éclairaient l’abbaye. Quelques années après la mort du curé Adam, celui-ci est bien tenu pour responsable du désastre…