Sabine Casimire Amable Voïart, est née le 13 fructidor de l'an III à Metz. Sous le nom de plume d'Amable Tastu, elle publia Des Andelys au Havre en 1843. Pour notre bonheur...

Nous sommes venus ensuite gagner Duclair. C'est un gros bourg adossé à un coteau escarpé qui domine la Seine. Les roches crénelées dont il se compose présentent des formes bizarres et quelques masses imposantes. Il en est une qu'on a baptisée Chaire de Garguantua parce qu'elle ressemble à une immense chaire à prêcher. De la fenêtre de l'auberge il me semble voir des tours, des châteaux en  ruines, des vieilles fortifications, et dans quelque coin de ce rocher, je distingue l'entrée d'une grotte, et cette grotte a des habitants, car Duclair compte aussi une population troglodyte.

La peninsule où se trouvait l'abbaye de Jumièges peut avoir six kilomètres de long du nord a sud, et deux kilomètres de large de l'est a l'ouest. Ce territoire se divise aujourd'hui en trois communes Jumièges, le Mesnil et Yainville. Si tu es curieuse de savoir l'étymologie de ce ce nom Jumièges, je te renverrai aux deux volumes de MM. Deshayes et Hyacinthe Langlois, qui ont fait preuve tous les deux de laborieuse érudition et saine critique. Tu auras à choisir entre le mot latin gemitus, gémissement, parce que, disait-on, les moines y priaient, y gémissaient sans cesse, ou un autre mot latin, gemma, pierre précieuse, parce que cette petite contrée était une pierre précieuse devant le Seigneur. De l'un ou l'autre de ces deux mots on aurait fait la corruption Gemièges, qui se serait corrompue encore davantage dans le dernier nom venu jusqu'à nous, Jumièges.

Le long de la Seine et sur le bord occidental de la péninsule se trouve un hameau nommé Conihout qui s'étend sur les communes de Jumièges et du Mesnil. Une tradition qui passe pour constante rapporte qu'il y a au plus quatre siècles, tout ce Conihout était détaché de la péninsule et formait une petite île, qu'un bras de la Seine passaii là où se trouve aujourd'hui un marais et qu'il venait battre sous les murs de l'abbaye, dont les ruines sont maintenant à un demi-quart de lieue de la Seine.

Ce qui frappe surtout lc voyageur qui vient visiter cette péninsule, ce sont les deux vieilles tours de l'abbaye ,que leur élévation fait apercevoir de très-toin. Au moment où nous en approchions, nous découvrîmes, à travers le feuillage de plusieurs massifs d'arbres, l'église paroissiale du bourg de Jumièges, qui, elle aussi, n'est pas indigne de la curiosité des artistes elle eut d'abord notre visite.

L'extérieur présente une masse sans proportions réguilères; néanmoins les murailles du chœur se distinguent par certaines beautés de détail. A l'intérieur nous vîmes une nef qui date du douzième siècle, et est beaucoup plus étroite que le chœur, qui renferme deux rangs de colonnes de divers ordres et dont la construction ne remonte qu'à 1537. Nous remarquâmes quelques vitraux d'une exécution fort bonne et portant les millésimes de 1570 et de 1576. Le fond de l'autel est formé d'une dépouille de l'abbaye c'est un tableau malheureusement noirci par la fumée et qui représente une Assomption. Sur l'autel, deux autres petits tableaux représentent saint Romain, vainqueur de la Gargouille, et saint Valentin patron de la paroisse, mettant en fuite, par l'effet de sa parole, d'innombrables légions de mulots dévastateurs qui courent se noyer dans la Seine. Le chemin par lequel ces animaux firent ainsi retraite est encore aujourdhui connu dans Jumièges sous le nom de ta rue des îles.

Au sortir de l'église paroissiale, nous traversâmes, pour gagner les ruines de l'abbaye, le bourg de Jumièges, c'est-à-dire la réunion d'une quarantaine de maisons tout a fait modestes, et la plupart couvertes en chaume.

Avant sa dévastation, qui eut lieu dans le courant de l'année 1795, l'abbaye se composait d'un mur d'enceinte qui avait un développement immense, et auquel s'adossaient des bâtiments de service de tout genre, des magasins, des granges, des écuries, des hangars, des ateliers d'ouvriers, un pressoir, une plomberie, etc. L'intérieur de cette enceinte ressemblait a une petite ville. L'entrée principale donnait accès dans une cour, où se présentait, à droite, un grand bâtiment nommé le Vieux-Charles VII, parce que ce roi y logea; c'était là qu'on recevait les visiteurs; d'un côté se trouvait l'infirmerie, de t'autre, la bibliothèque, et à l'extrême gauche le portail et les deux tours majestueuses de la grande église, placée sous l'invocation de Notre-Dame. Derrière es Moments venaient deux cours et un doitre; le long des cours régnaient les bâtiments (les dortoirs et réfecloires. Venaient ensuite un jardin et une autre église plus petite, nommée l'église Saint-Pierre. En dehors de la grande enceinte, et ù l'angle saillant que le mur formait an nord-est, sevoyaitla maison abbatiate, qui avait son jardin et son entrée à part. Au sud de la grande enceinte s'étendait un vaste enclos.

Aujourd'hui le portail de la grande église existe encore dans son entier, et n'est décoré d'aucun ornement, si ce nest une corniche au haut de la muraille; la partie saillante de chaque pierre y est sculptée de petits carrés placés en damier. Des deux côtés du portait s'élèvent deux tours surmontées chacune d'un clocher. On évalue leur hauteur a cent cinquante-cinq pieds. Elles sont carrées toutes deux jusqu'aux deux tiers de cette hauteur, et irrégutières dans le surplus. C'est dans celle du midi qu'étaient les principales cloches de l'abbaye. Les deux clochers sont dans un état de grand délabrement mais les deux tours qui les supportent sont de consistance durer encore plusieurs siècles. Elles ont, dit-on été réservées, comme offrant un point utile de direction aux marins, pour éviter plusieurs dangers que présente la navigation de la Seine, au-dessous de Jumièges, et notamment les roches dites les Meules. Pour l'honneur des habitants de la commune, j'espère qu'elles ont été conservées par la seule raison de leur ancienneté et des souvenirs qui s'y rattachent.

Les murailles de la nef subsistent encore dans leur entier. Leur architecture est saxonne, et leur construction remonte au temps de Guillaume le Conquérant. Sur chacune des ailes règne une galerie dont la voûte supérieure est écroulée en plusieurs endroits. Celle du côté septentrional, ornée de demi-colonnes de chaque côté, trouée de distance en distance, et ne laissant, dans certains endroits, que des arceaux dont les pierres sont désunies et ne paraissent tenir rien, et d'en pendent des guirlandes de verdure, offre un effet de perspective tout à fait pittoresque,

A l'extrémité de la nef il reste un pan de la tour qui s'étevait sur rentrée du chœur, et que surmonta jadis une pyramide, ou haut clocher en bois revêtu de plomb. Cette pyramide rivalisait avec celle de la cathédrale de Rouen, et passait pour l'une des plus admirables de l'Europe. Le pan de muraille qui subsiste encore aujourd'hui s'élève a une grande hauteur. Il n'est soutenu que par deux colonnes, et il existe dessous un cintre très hardi, de la largeur de la nef. Une petite tourelle, d'une forme très-déliée, se voit à son extrémité septentrionale, et renferme un escalier tournant qui conduisait sur la tour. L'arc du cintre est on ne peut plus imposant l'on ne passe dessous qu'avec une sorte de crainte, le débris qui le surmonte est la partie de ces ruines qui produit le plus d'effet. Une immense fresque décorait les murs de cette splendide tour ; elle représentait la Résurrection universelle.
On distingue encore, sur le pan de mur qui a survécu, les morts sortant de leurs tombeaux et sur les côtés les quatre anges sonnant de latrompette. M. Langtois est d'avis que ces peintures, ainsi que celles qui décoraient les chapiteaux de la nef, datent de la construction primitive de l'édifice. Le peintre paraît n'avoir employé que le vermillon, le rose, le jaune et le blanc. Le dessein est dans la manière grecque, presque barbare, qui dominait à cette époque des onzième et douzième siècles. L'architecture marchait alors rarement sons le secours de la peinture. Vers le côté nord était la chapelle de la Vierge, dont il ne reste qu'un vestige de muraille, et où se trouvait le tombeau renfermant le cœur et les entrailles d'Agnès Sorel. Lors do le destruction de l'abbaye, le marbre qui recouvrait ce tombeau fut transporté a Rouen on l'a retrouvé engagé en partie dans le mur d'une maison de la rue Saint-Maur, près le Mont-aux-Malades.

En traversant quelques décombres, vers le midi, vis-à-vis le chœur de la grande église, on trouve tes ruines de la petite église de Saint-Pierre. Son origine remontait a l'époque de la fondation du monastère mais l'édifice avait subi plusieurs changements ses ouvertures en ogive attestent qu'elle avait été restaurée depuis l'époque des croisades. Au milieu du chœur de cette église était placé le tombeau que l'on croyait renfermer deux fils de Clovis Il, punis de leur révolte contre leur père, par leur mère, la reine Batilde. En sortant par le portait de Saint-Pierre, a l'occident, nous nous trouvâmes dans remplacement que formait le cloître. Un paysan qui nous servait de guide nous attesta qu'il y a peu d'années encore, on voyait sur ces murailles quatre fresques qui avaient dû être peintes vers la fin du seizième siècle ( la construction de ce cloître lui-même datait de 1530), et représentaient quatre sujets principaux de l'histoire de l'abbaye.

La première représentait le Supplice des Énervés. Un vieil écrivain anonyme, que l'on soupçonne avoir été Adrien Langlois, premier prieur après la réforme de Saint-Maur, raconte ainsi cet événement.

"C'est en ce saint lieu ou les deux fils ainés de Clovis, second du nom, et de sainte Batilde, furent destinés du ciel pour faire leur pénitence. L'histoire manuscrite rapporte comme ce Clovis, ayant succède fort jeune à la couronne de France, après le décès de son père Dagobert, épousa une étrangère, Saxonne de nation, nommée Bauldour ou Batilde, que l'Église a canonisée au nombre des saints, de laquelle Clovis eut cinq fils, encore qu'aucuns chroniqueurs aient tu les deux premiers nés, à cause de leur forfait, qu'ils ont jugés indignes d'être révélés a la postérité pour enfants de roi.

Quelques historiens rapportent qu'icelui, mu de piété et dévotion d'aller visiter le Saint-Sépulcre de Notre Seigneur, et autres lieux en la Terre-Sainte, laissa la régence du royaume à sainte Batilde, son épouse, par le conseil et avis de ses princes et seigneurs. Mais aussitôt qu'il eut entrepris son voyage, accompagné de la plus grande partie de sa noblesse, qu'il avait choisie pour l'assister, plusieurs seigneurs, indignés et maicontents de ce que le roi les avait laissés derrière, commencèrent à conspirer contre la reine, et en excitèrent plusieurs à sédition et révolte, disant qu'il n'appartenait pas qu'une femme, et icelle étrangère, commandât en France, voire même trouvèrent moyen de divertir et enlever ses deux fils aînés de son obéissance.
La reine, avertie de la conspiration, en donna soudain avis au roi son mari, lequel, ouïe cette nouvelle, tourna bride en toute diligence, Ce qu'ayant entendu, les conspirateurs firent amas de grandes armées sous l'autorité de ses deux fils, pour lui empêcher son retour et prendre le gouvernement du royaume ; et, de fait, se présentèrent au champ de bataille contre lui.
 Mais Clovis, assisté de ses fidèles serviteurs, et se confiant en l'aide du Tout-Puissant, qui ne délaisse jamais les siens, mit en déroute cette multitude de rebelles, une grande partie demeurés sur la place, les autres prenant la fuite, et les deux fils, avec les principaux conspirateurs, pris prisonniers et amenés a Paris, où le roi, étant arrivé, fait assembler tout son conseil, princes et seigneurs, pour donner jugement contre tous ces rebelles, lesquels furent condamnés à divers genres de mort, selon le démérite et qualité d'un chacun. 
Mais, pour le jugement de leurs princes, supplièrent Sa Majesté, les personnes du conseil, les en vouloir excuser, disant qu'il n'appartenait qu'au roi et à la reine de ehatier leurs enfants, que s'il ne lui plaisait les condamner elle-même, elle en donnât le jugement a la reine leur mère, ce que le roi eut pour agréable. Alors la reine Battide, inspirée par l'esprit de Dieu, qui ne pouvait laisser un tel excès impuni, aimant mieux que ses enfants fussent punis en leurs corps que d'être réservés aux supplices éternels, par une sévérité pitoyable et pour satisfaire aucunement a la justice divine, les déclara inhabiles à succéder à la couronne, et d'autant, que la force et puissance corporelle qui leur avait servi pour s'élever contre leur père consiste aux nerfs, ordonna qu'ils leur seraient coupés aux bras, et, ainsi rendus impotents, les fit mettre dans une petite nacelle ou bateau, avec vivres, sur la rivière de Seine, sans gouvernail ni avirons, assistés seulement d'un serviteur pour leur administrer leurs nécessités, remettant le tout à la providence et miséricorde de Dieu, sous la conduite duquel ce bateau dévalla tant sur la rivière de Seine, qu'il parvint en Neustrie (aujourd'hui Normandie), et s'arrêta au rivage d'un monastère, appelé des anciens Gemièges, commencé à fonder par le roi Dagobert, dont saint Philbert (qui en fut le premier abbé ) en étant averti, les alla trouver, accompagné de ses religieux, sut quels ils étaient, la cause d'un tel événement, et, admirant leur contenance et maintien tout auguste, les reçut gracieusement et les mena en son monastère, où, par ses prières, recouvrèrent leur santé, et furent instruits à la discipline monastique et vie spirituelle. 
Cependant le roi et la reine, avertis de cet heureux succès, vinrent en toute diligence au monastère de Jumièges, où ils reçurent une grande consolation et contentement, et, rendant actions de grâces à Dieu, consentirent que le saint propos et volonté de leurs enfants fût accompli, croyant fermement que Notre Seigneur les avait destinés pour vivre et mourir dans ce saint lieu, où leur grand-père Dagobert avait déjà consacré son cœur et affection. Et, dès lors, le roi et la reine, ayant été ainsi présents à la vesture de leurs enfants, voyant que leur délit était suffisamment satisfait et effacé par leur entrée en la religion, qui est comme un second baptême, avisèrent à ne les priver du tout de leur héritage et patrimoine, selon la rigueur de leur sentence mais, au lieu de leur droit et succession, donnèrent à ce monastère de grands privilèges et possessions pour amplifier le bien et l'augmenter de religieux et amis. Finirent ces deux enfants de France heureusement urs jours en ce monastère, qui, à leur occasion, est appelé, en la chronique de France, l'Abbaye des Enervés.»

Ce supplice de l'énervation, que Batilde fit infliger à ses deux fils, est raconté autrement dans une Vie de sainte Bathild, manuscrit conservé a la bibliothèque de Rouen, et qui provient de l'abhayc de Jumièges. Il y est dit : "Cumque coram patre adducerentur javenes cernentibus cunetis, clavis candentibus illis prœcepit (Bathildis) decoqui nervos poplitorum." Ce qui se traduit ainsi : "Et lorque les jeunes hommes eurent été amenés devant leur père, en présence de tous, elle ordonna qu'on leur brûlât les nerfs des jarrets avec des clous rougis au feu. Un manuscrit de notre Bibliothèque Royale de Paris, qui paraît, par le style, appartenir au quinzième siècle, et qui n'est guère qu'une traduction du manuscrit latin dont je viens de te parler, s'exprime ainsi :  "Le roi Clovis se accorda au jugement de la sainte reine, laquelle tantôt fit amener devant elle ses deux enfants, et leur fit cuire les jarrets devant tous ceux qui étaient là. Les Français qui voyaient ces choses, dirent les uns aux autres, par grande admiration : Hé ! que le cœur du roi notre sire est endurci, depuis qu'il se partit de notre pays ! Comme peut-il endurer que ses fils soient ainsi punis durement devant lui ? Puis en après, fut le roi si redouté en France, que oncques puis nul ne fut si hardi
qui de rien osât méprendre vers lui. "

Dans le précieux manuscrit de la Bibliothèque Royale, intitulé Mystères de Notre-Dame, dont je t'ai déjà parlé, se trouve un mystère ou drame en vers, qui porte pour titre : "Cy commence un miracle de Notre-Dame et de sainte Bautheuch (Bathilde), femme du roi Clodeveus, qui, pour rébellion de ses deux enfants, leur fit cuire les jambes, dont depuis se revertirent et devinrent religieux." Au haut de la page est une miniature qui représente le roi et la reine, elles deux enfants, que deux bourreaux broient à la cuisse, avec un long fer rouge. Voici, dans ce drame ou miracle, qui semble avoir été écrit vers le milieu du quatorzième siècle, en quels termes le roi donne ses ordres à l'exécuteur.

A ces deux-ci, pour leur méfait,
Veuil que d'un fer chaud te déduises,
Si que tous les jarraiz leur cuises,
Afin que la force des corps,
Afin que la force des corps
Perdent du tout, c'est mes accors
Et se ne t'y veulz assentir,
Ci te feray, sans alentir,
Coper le chief.

L'abbaye de Jumièges possédait le tombeau des deux énervés. Il disparut sous les décombres, lors de la dévastation de 1793; mais on l'a retrouvé il y a environ une quinzaine d'années.

Les deux énervés sont représentés couchés côte à côte, les mains jointes, la tête appuyée sur un carreau ou coussin, soutenu pardeux anges, et les pieds posés sur des lions. Ils sont revêtus d'une tunique semée de fleurs de lis, qui est serrée autour du corps par une ceinture ornée de pierreries, dont le bout pend au-dessous des genoux. A ce vêtement est superposé le manteau ouvert par devant, qui est légèrement retenu sur la poitrine par une chaîne. Une des figures est malheureusement très-mutilée, le bloc de pierre qui supporte les statues, et qui, dans l'origine, était d'un seul morceau, est brisé en plusieurs endroits. Des traces de couleurs d'azur et d'or sont encore visibles sur la tunique. Le costume de ces figures, les accessoires, le style du dessin et de la séulpture, tout dénote un monument de l'époque de saint Louis. ·

Malgré l'existence du tombeau, plusieurs écrivains, parmi lesquels de savants ecclésiastiques, tels que le père Mabillon, ont mis en doute la vérité de cette histoire. Ils opposent le silence des écrivains contemporains sur cette partic de la vie de Clovis Il, prince voluptueux, a demi imbécile, un des plus sédentaires de nos rois fainéants, à qui l'histoire ne reconnaît, de sa femme Bathilde, d'autres fils que Clotaire, Childéric et Thierry, qui tous les trois furent rois après lui. Clovis II ne mit jamais les pieds hors de son royaume. Il mourut âgé, selon les uns, seulement de vingt et un à vingt-deux ans, et tout au plus, selon d'autres, de vingt-six à vingt-sept. Le père Mabillon prétend que le tombeau qui a donné lieu à toute cette légende était celui de Tassillon, duc de Bavière, et de Théodon son fils, sur lesquels on aurait, après coup, fait mettre des fleurs de lis.

La seconde fresque du cloître représentait la Révélation mystique faite à saint Aycadre. Saint Aycadre, dit une légende, était fort âgé et chargé d'un grand nombre de religieux. Une nuit, après la prière faite, tous les religieux retirés, et lui couché par terre sur un cilice, il vit un ange brillant comme le soleil, et tenant en main une verge ; et de l'autre côté il vit le diable, d'une figure épouvantable, qui disputait avec le bon ange, et se vantait de sa puissance sur les hommes et de la commission qu'il avait de tenter les plus parfaits. Sur quoi le bon ange le reprit de ce qu'il était venu dans ce monastère, rempli de très bons religieux, lui défendit de leur nuire, et lui commanda de n'en point sortir, afin que, les religieux mourant, l'horreur de sa vue et la terreur de sa présence leur servît de purgatoire. Après avoir ainsi parlé au diable, il parla à saint Aycadre, et lui dit : 
« Ne craignez point ; Dieu veut appeler à soi tous vos religieux en l'état de sa grâce; après quoi il en frappa de sa verge quatre cents d'entre eux. De quoi, ajoute l'écrivain du Brief recueil des antiquités de Jumiège, ce saint abbé les ayant avertis, et eux s'étant préparés à cet heureux voyage, et pris en l'église, tous saints et allègres, le saint viatique du Saint-Sacrement, ils s'en allèrent tenir chapitre avec leur saint prélat, qui les fit seoir chacun d'eux, au milieu de deux autres des frères, pour honorer et soulager leur tant glorieux trépas. 
Ces sacrés confesseurs, chantant les divins cantiques avec leurs confrères, commencèrent à prendre le teint et la lueur d'une face angélique, et se tenant en leurs siéges, d'un maintien tout eéleste, sans y chanceler ni faire le moindre signe d'aucune douleur, passèrent tous de cette vie en l'autre en un même jour : le premier cent à l'heure de Tierce, le second à Sexte, le troisième à Nonne, et le dernier cent à Vespres. »

La troisième fresque représentait le débarquement des hommes du Nord et l'incendie du monastère, en 840. L'abbaye y figurait, mais non exactement ; on y voyait pourtant les deux clochers du portail, et la grande pyramide qui s'élevait au-dessus de l'entrée du chœur. Les religieux fuyaient, chargés des trésors de l'abbaye, l'abbé en tête, et portant un ostensoir. Le feu était aux quatre coins de l'abbaye, dont les flots venaient battre les murs. Les Danois lançaient des brandons sur les édifices ou escaladaient les murs, tandis que les moins alertes de leurs compagnons se jetaient hors de leurs vaisseaux pour arriver au rivage.

La dernière fresque représentait un trait de la vie de Guillaume Longue-Épée. Jumièges, ainsi que tous les autres lieux sur les rives de la Seine, avait été dévastée par les hommes du Nord. Après que Rollon se fut fait chrétien et se fut allié au roi de France, en épousant sa fille Giselle, la tranquillité se rétablit. Deux religieux de Jumièges, qui, dans leur jeunesse, avaient échappé au fer des Danois, revinrent aux ruines de leur ancien couVent; c'étaient Baudouin et Gondouin. Ils découvrirent un autel qu'ils ombragèrent avec des rameaux, et se construisirent tout auprès une petite cabane. 
Or, Guillaume Longue-Épée, devenu duc après la mort de son père Rollon, chassant un jour dans les bois de Jumièges, visita les décombres de l'abbaye. Il vit les deux vieillards occupés à extirper des broussailles poussées sur les restes du saint édifice. Il écouta le récit du désastre et de leur misère actuelle. Comme il semblait avoir faim, les religieux lui offrirent de leur pain d'orge grossier et noir, pétri de leurs mains, et de l'eau. Le duc répondit par un refus dédaigneux, et se remit en chasse. A peine rentré dans la forêt, il est assailli par un énorme sanglier ; il oppose son épieu, le bois se rompt, et l'animal le renverse par terre sans connaissance, et pourtant sans blessure dangereuse. Guillaume, en reprenant ses sens, vit dans cette aventure une punition de la part de Dieu, pour le refus dédaigneux qu'il avait fait aux religieux. Il revint aussitôt les trouver, collationna avec eux, et leur promit de faire rétablir l'ancien monastère. A peine de retour à Rouen, il requit des ouvriers pour aller à Jumièges, leur enjoignant de suivre le plan que donneraient les religieux, et fournit tout l'argent nécessaire pour l'achat des matériaux et le paiement des salaires.

On cherche vainement quelques traces des riches et curieuses sculptures dont l'abbaye de Jumièges fut décorée. Où sont aujourd'hui les plus modernes, celles qui dataient de Louis XIV, dont les plus connues représentaient les symboles des quatre Evangélistes, et se distinguaient par un grand et beau caractère ? Il y a quelques années, avant que la propriété de cette splendide ruine passât aux mains d'un homme éclairé qui en comprît la valeur, des Anglais l'ont acquise à vil prix. Ils poussèrent si loin la spoliation, que, si l'autorité supérieure ne s'y fût enfin opposée, on ne trouverait pas aujourd'hui dans Jumièges un seul fleuron de chapiteau. 
Où sont les statues historiques que les antiquaires venaient étudier dans la grande église, celles de Dagobert ler, de Clovis II, de la reine Bathilde, de saint Filbert, de Rollon, de Guillaume Longue-Épée, de Charles VII ? Que sont devenues les naïves figurines qui décoraient les clefs de voûte et les assiettes des retombées des ares de l'église Saint-Pierre, à la structure de laquelle on avait fait des changements considérables sous Philippe de Valois et sous Charles V ? Elles se composaient, pour la plupart, de grotesques d'une extrême bouffonnerie ou de sujets puisés dans les légendes. Tels étaient, par exemple, trois bas-reliefs qui ornaient le pendentif de la voûte, et que M. Langlois a reproduits par la gravure. Ils avaient rapport au miracle du loup de sainte Austreberthe. Une croyance généralement adoptée dans le pays est que sainte Austreberthe, abbesse du couvent de Pavilly, fondé par saint Filbert, blanchissait le linge de la sacristie des moines de Jumièges, et qu'elle avait, pour le porter, un âne qui faisait souvent seul la route du couvent de Pavilly au couvent de Jumièges. 
Un jour, l'âne fut rencontré dans la forêt par un loup qui l'étrangla. Sainte Austreberthe, étant arrivée dans ce moment, força le loup de remplir l'office de l'âne ; ce qu'il continua de faire avec exactitude jusqu'à la fin de sa vie. Une figurine représentait la sainte earessant un loup : ailleurs, on la voyait debout, tenant d'une main une crosse qui se termine par une grappe de raisin , et de l'autre un livre. A ses pieds était un âne chargé d'un sac, et, sur son dos, un loup qui faisait mine de vouloir le dévorer. La troisième figurine représentait saint Filbert lui-même, assis dans son siége épiscopal , à l'ombre d'un pommier, la crosse en main et caressant un loup chargé d'un sac.

Saint Filbert, né à Eauxe, en Guyenne, en 617 ou 618, fut le fondateur de l'abbaye de Jumièges. Son père, premier magistrat, et ensuite devenu évêque de la ville de Vic, le fit entrer fort jeune à la cour de Dagobert, où il obtint la confiance de Saint-Ouen, avec lequel il se lia d'une intime amitié. Dagobert lui offrit des emplois qu'il n'accepta pas, sa vocation le portant vers la vie monastique. A vingt ans, il entra dans le monastère de Resbais, dont il devint bientôt abbé. Son esprit de réforme lui valut le mécontentement de quelques frères, et on se souleva pour le chasser ; mais deux des mutins ayant été subitement frappés de la foudre, la sédition s'apaisa devant ce châtiment, que l'on attribua à la vengeance divine.
L'abbé quitta ensuite Resbais pour visiter les plus célèbres monastères de l'Italie et de la France, et étudier à fond les principes et les règles d'austérité de l'ordre de Saint-Benoît. A son retour, il se décida à fonder un nouveau monastère. ClovislI et sainte Bathilde lui concédèrent, à cet effet, une petite péninsule, formée par la Seine, et où se trouvaient les ruines d'un château-fort, qui remontait à une très-haute antiquité. On présume qu'il avait servi de poste militaire aux Romains, pour défendre le cours supérieur de la Seine contre les ravages des Saxons. Les rois francs y avaient depuis entretenu garnison , pour protéger leur territoire

contre les incursions des peuples de la Grande-Bretagne. Ce fut le lieu où saint Filbert jeta les fondements de l'abbaye de Jumièges, en 654. Il y fit bâtir en peu de temps trois églises de différentes grandeurs; la première en forme de croix, sous le vocable de la Vierge, ayant un autel enrichi d'or, d'argent et de pierres précieuses qu'il tenait de la magnificence de la reine Bathilde. Chaque aile eut aussi son autel, l'un dédié à saint Jean-Baptiste et l'autre à saint Colomban. La seconde église s'éleva au nord de la première, sous l'invocation de saint Denis et de saint Germain, et n'eut qu'un autel. 
La troisième fut dédiée à saint Pierre; elle avait, du côté du midi, visà-vis l'enceinte du chœur,une petite chapelle en l'honneur de saint Martin, au-dessus de laquelle le saint fondateur avait fait pratiquer une chambre pour lui , afin d'ètre plus à portée de remplir ses devoirs pieux pendant la nuit. Il fit élever au midi deux dortoirs de chacun deux cent quatre-vingt-dix pieds de long sur cinquante de large, et fit ceindre un espace très-considérable de terrain vers le midi, par des murs flanqués, de distance en distance, de petites tourelles. Il ne reste aujourd'hui aucune trace de ces premiers travaux, sauf quelques parties de l'église Saint-Pierre. 
Saint Filbert peupla son abbaye de soixante-dix religieux , tirés des différentes abbayes qu'il avait visitées. La vie de ces pieux cénobites était tellement édifiante, nous disent les vieilles légendes, que beaucoup de grands personnages quittaient le monde pour venir se consacrer à Dieu, sous la direction du saint abbé, après avoir fait don de leurs biens à son monastère. Au bout de dix ans, on y compta huit cents religieux.

lls se livraient aux travaux de l'agriculture; à côté des fruits et des légumes, ils cultivaient la vigne. Le vin de Jumièges eut même de la réputation. Saint Filbert consacrait, en outre, ses soins au rachat des captifs. Le père Mabillon prétend qu'à cet effet, il envoyait ses religieux outre mer, tantôt sur les vaisseaux des marchands, et tantôt sur d'autres que lui-même équipait à ses frais. La plupart de ces captifs rachetés s'attachaient à leurs pieux libérateurs; les uns embrassaient la vie monastique, les autres s'unissaient à eux pour les aider dans leurs travaux. Saint Filbert vit la population de son monastère s'élever jusqu'à neuf cents moines et quinze cents frères convers. A côté des travaux manuels se plaçait la culture de l'intelligence.

Ces religieux cultivaient les sciences et les arts, et se livraient surtout à l'étude des langues, pour se mettre à portée de connaître les idiomes des peuples lointains, où ils allaient racheter les captifs. Les lettres leur étaient en outre indispensables pour les prédications auxquelles ils se livraient journellement. On consacrait un jour de l'année à prier pour les écrivains : pro illi qui fecerunt libros, pour ceux qui ont fait des livres. Pour retrouver en foule, et encore vivaces, les traditions et les coutumes du Moyen-Age, il suffit de mettre le pied dans la péninsule de Jumièges. 
lci l'on croit au mal que tel ou tel saint aura jeté à un enfant, et certaines femmes du pays prétendent deviner quel est ce saint; il leur suffit, pour cela, disent-elles, de mettre des feuilles de lierre tremper dans de l'eau bénite. Si l'image d'un parent, d'un ami vous apparait pen(lant votre sommeil, c'est signe qu'il est dans le Purgatoire et qu'il invoque vos prières. L'usage est alors de déposer, la nuit, un bâton blanc sur la fosse où a été inhumée sa dépouille, et d'aller ensuite à la chapelle de la Vierge. Pour guérir les bestiaux malades, on leur fait une ceinture d'un lien de paille de seigle qui aura été arrachée dans le champ d'un voisin, le jour de la Saint-Jean-Baptiste, avant le coucher du soleil. La personne qui arrache la paille doit être pieds nus, et ne se laisser voir par personne.

Au Ménil subsiste encore l'usage de la pelote. Tous les ans, le jour de Noël, après Vèpres, le dernier marié de la paroisse lance la pelote sur un terrain plat. C'est une boîte ronde en tôle ou en autre matière, dans laquelle celui qui la lance a enfermé une pièce de monnaie.Aussitôt la pelote lancée, c'est à qui, parmi les garçons de la paroisse, cherchera à s'en emparer. Pour en demeurer maître, il faut réussir à la déposer sur sa cheminée, sans avoir été atteint par personne dans sa course. On a vu des garçons, pour la conserver, faire plusieurs lieues. C'est le sujet de luttes quelquefois terribles. Heureux ceux qui s'en tirent avec quelques contusions seulement !

Mais le plus curieux de ces anciens usages est la procession du Loup vert, qui se fait encore à Jumièges avec un cérémonial fort bizarre. Le 25 juin, veille de la Saint-Jean-Baptiste, la confrérie instituée sous l'invocation de ce bienheureux , va prendre, au hameau de Conihout, le nouveau maître de cette pieuse association, qui ne peut être élu ailleurs. Celui-ci, autrement dit le loup vert, revètu d'une vaste houppelande et d'un bonnet de forme conique, très élevé, sans bords, et de couleur verte ainsi que la robe, se met en marche à la tête des frères. Ils vont en chantant l'hymne de saint Jean, au bruit des pétards et de la mousquetade, la croix et la bannière en tête, attendre, au lieu dit le Chouquet, le curé, qui, prévenu par le bruit, vient, entouré de son clergé champêtre, se réunir à eux. De là, il les conduit à son église paroissiale, où les Vêpres sont aussitôt chantées.

Un repas tout en maigre, préparé chez le loup, et des danses exécutées devant sa porte, occupent le reste du jour, jusqu'à l'heure où doit s'allumer le feu de la Saint-Jean. Après un Te Deum, chanté autour d'un bûcher qu'ont allumé, en cérémonie et au son des clochettes, un jeune garçon et une jeune fille parés de sleurs, un individu entonne, en patois normand, un cantique qui rappelle la prière Ut queant laxis. Pendant ce temps, le loup, en costume, ainsi que les frères, le chaperon sur l'épaule, se tenant tous par la main, courent autour du feu, en front de bandière, après celui qu'ils ont désigné pour être loup l'année suivante. On conçoit que de ces singuliers chasseurs, ainsi disposés, il n'y a que celui de la tête et celui de la queue de la file qui aient une main libre ; il faut cependant envelopper et saisir trois fois le futur loup, qui, dans sa course, frappe indistinctement toute la file d'une grande baguette dont il est armé.

Lorsque les frères s'en sont enfin emparés, ils le portent en triomphe et font semblant de le jeter dans le bûcher. Cette étrange cérémonie terminée, on se rend chez le loup en fonction, où l'on soupe encore en maigre. La moindre parole immodeste ou étrangère à la solennité du moment, est signalée par le son bruyant des clochettes déposées près d'un censeur, et ce bruit est l'arrêt qui condamne le contrevenant à réciter debout, à haute voix, le Pater noster. A l'apparition du dessert ou à minuit sonnant, la liberté la plus entière succède à la contrainte, les chants bachiques aux hymnes religieuses, et les aigres accords du ménétrier du village peuvent à peine s'entendre à travers les voix détonnantes des joyeux convives.

Le lendemain 24, la fête du saint précurseur est célébrée par les mêmes personnages, avec de nouvelles cérémonies. On promène, au bruit de la mousquetade, un énorme pain bénit, à plusieursétages, surmonté d'une pyramide de verdure ornée de rubans; après quoi, les clochettes déposées sur les degrés de l'autel sont confiées, comme insignes de sa future dignité, à celui qui doit être loup vert l'année suivante. La joyeuse ronde qui, pendant ces deux jours de fète, succède aux chants religieux, commence par ce couplet, dont les deux derniers vers servent de refrain pour les couplets suiVants :

Voici la Saint-Jean,
L'heureuse journée
Que nos amoureux 
Vont à l'assemblée.
Marchons Joli Cœur
La lune est levée.
(Voici pour finir une version de la Saint-Jean. Les paroles diffèrent quelque peu, l'air est celui qui se chantait à Jumièges...)






Amable Tastu est décédée le 10 janvier 1885 à Palaiseau.