En 1853, le Dictionnaire des merveilles et curiosités de la nature et de l'art reproduit, à l'article Jumièges, un texte d'Eugène Dauriac (1815-1891). Polygraphe, il a publié des contes, des ouvrages historiques, des guides de voyage, des notices biographiques. Conservateur adjoint du Département des Imprimés à la Bibliothèque royale, il fut membre de diverses sociétés savantes et collaborateur du périodique Le Siècle.
JUMIÉGES (ABBAYE DE). — Nous empruntons à M. Eugène Dauriac les détails qui suivent sur ce célèbre monastère.

« Au moyen âge, une abbaye était une grande institution c'était un asile ouvert à tous les malheureux qui ne pouvaient supporter le dégoût des vanités de ce monde ; c'était aussi un refuge pour les persécutés.
Véritables Chrétiens, ils arrivaient dans ce lieu sans pensée de suicide, sans blasphème à la bouche, après avoir abandonné les grandeurs, les joies ou les déceptions de la vie, car ils espéraient en Dieu. Une abbaye était donc une retraite assurée pour les esprits souffrants qui trouvaient dans son sein le repos de l'âme et la tranquillité nécessaire aux méditations religieuses.

« Telle fut la maison de Jumiéges, fondée vers le milieu du VIIe siècle, et qui, peu d'années après son origine, contenait déjà plus de 800 religieux.

« Nous pourrions parler ici de la légende des énervés de Jumiéges, ces jeunes fils de 'Clovis II, mutilés, dit-on, par ordre de leur mère, abandonnés sur un esquif et recueillis par saint Philibert, le fondateur de Jumiéges. Nous devrions raconter la première destruction de l'abbaye par les Danois, et le massacre des religieux en 851, le rétablissement du monastère par Guillaume Longue-Epée, en 930, puis aussi la reconstruction de ce superbe édifice dont les fondements furent jetés en 1040, et dont on admire les ruines imposantes encore après huit siècles.
Ces curieux récits, en nous reportant aux temps de ruine, de dévastation et de barbarie, nous permettraient de dire que Jumiéges. dont les religieux se plaisaient cultiver ta science, avait, dès le XIe siècle, des écoles gratuites pour les séculiers, où riches et pauvres étaient admis sans distinction.
Et avant d'en venir aux jours de la dispersion de ses membres, nous montrerons plusieurs fois l'abbaye, désolée par la peste, ravagée par la guerre, pillée, saccagée, incendiée, et pourtant se relevant toujours et trouvant dans les temps de disette le moyen de venir en aide aux malheureux
ruinés parla famine. Ce serait là une histoire curieuse, naïve et pleine de poésie mais ce n'est pas ici le lieu de l'écrire, et nous laissons ce soin à des mains plus habiles.
« Nous ne saurions cependant passer sous silence ce fait que l'église de Jumiéges fut bâtie sur un sol pestilentiel, dans des marais impurs infestés de reptiles et resserrés dans d'épaisses et sombres forêts. Saint Philibert, d'abord abbé de Rebais, avait choisi cette affreuse solitude comme un lieu de retraite, et ce fut là qu'un grand nombre de Bénédictins vinrent s'illustrer après lui.

« Parmi les abbés qui vécurent dans ce monastère ou qui en turent abbés, nous devons citer saint Hugues, saint Eucher, Pierre de Cluny, Guillaume de Jumiéges, Jacques d'Amboise, Hippolyte d'Est, cardinal de Ferrare, le cardinal de Bourbon, Claude de Saint-Simon et aussi Nicolas le Roux, l'un de ces juges iniques qui déclarèrent, en 1430, la Pucelle d'Orléans excommuniée, hérétique et relapse. Il y a de ces illustrations qu'il ne faut jamais oublier. On doit
conserver les noms de ceux qui aidèrent les Anglais à exercer la plus lâche et la plus honteuse des vengeances, en faisant brûler vive comme sorcière la noble et sainte fille qui sauva la France, et en faisant jeter ses cendres dans les eaux de la Seine.

« Les traditions et les légendes abondent dans l'histoire de Jumiéges. Nous en pourrions donner pour preuve la Fête aux vieilles et la Procession dit loup vert, célébrées jusqu'en ces derniers temps dans le pays. Nous savons aussi que le rival de Philippe-Auguste, Richard Cœur de Lion, passa les fêtes de la Pentecôte de l'an 1198 à Jumiéges; et Charles VIl y séjourna également après avoir reconquis la plupart des places fortes de la Normandie. Ce fut là que ce prince eut la douleur de perdre la belle Agnès Sorel, dont les conseils lui avaient fait entreprendre la guerre à laquelle la France dut sa délivrance. Elle mourut au manoir du Ménil à l'âge de quarante ans, et son corps fut transporté à Loches; mais son cœur et ses entrailles restèrent à Jumiéges, où on lui éleva un mausolée en marbre noir surmonté d'une statue de marbre blanc. Plus tard, les religieux furent encore visités par Marguerite d'Anjou, reine d'Angleterre; par Henri d'Orléans, duc de Longueville par Jean-Casimir, roi de Pologne. Tous ces princes, ainsi que plusieurs barons de la Normandie, se purent à augmenter les richesses ou tes prérogatives des moines, et parmi les priviléges des abbés, nous devons particulièrement citer le droit de battre monnaie.

« Le souvenir de cette illustre et antique abbaye entraînerait bien loin si l'on voulait retracer la vie de ces hommes qui vécurent dans le monastère, depuis l'époque de l'invasion des Normands jusqu'au jour où la tourmente de 1789 remua notre sol comme l'ouragan soulève la mer ; mais, nous le répétons, il faudrait entrer dans des développements impossibles dans un court article, et nous osons croire qu'un jour on écrira consciencieusement l'bistoire de l'abbaye de Jumiéges,.



« Maintenant, il ne reste de l'ancienne grandeur de l'abbaye que des ruines. Chaque année, une pierre se détache de l'édifice. Cependant il s'est trouvé jusqu'à ce jour une main sage et intelligente pour les disputer aug temps et aux éléments avec cette piété et cette affection pour les monuments qui sont encore trop rares. M. Casimir Caumont avait compris que, parmi les, antiquités de la Normandie, ce vaste monastère était l'un de ceux qui rappelaient le
plus de souvenirs; il avait voulu que l'historien vînt prêter l'oreille au bruit des chants pieux et des cris de guerre; il avait voulu laisser au poëte un lieu pour méditer, et au philosophe la possibilité d'étudier les hommes et les choses, de sonder l'erreur et la vérité, et de se consoler de la mort au milieu de la mort même. C'est dans ce but qu'il avait acheté les restes de ce monastère. Mais que vont devenir ces ruines si elles tombent entre les mains d'une bande
noire de démolisseurs ? La mort, en frappant M. Casimir Caumont, a enlevé un soutien à ce débris du passé, à ce sanctuaire où le siècle qui vit peut encore voir se révéler la la pensée des siècles éteints. Faudra-t-il donc désespérer de la conservation de cet édifice à cause de la perte d'un ami des arts ? Nous n'osons le croire, et le gouvernement, qui a pris pour mission, depuis plusieurs années, de ne pas laisser tomber dans l'oubli les générations éteintes, se souviendra sans doute de Jumiéges et nous conservera ce monuments historique.

« Ce qui reste de l'ancienne église de Jumiéges est un bel exemple de la simplicité des Normands, ses fondateurs. Les ornements y sont rares; mais ses magnifiques arcades, sa nef si longue, si large et si haute, toutes ses vastes dimensions enfin portent le cachet de la grandeur et de la hardiesse.
Nue et dévastée, l'abbaye, véritable corps sans âme, paraît être là, debout comme un fantôme; les murs semblent n'attendre qu'un coup de marteau pour s'écrouler.
Tout est froid et silencieux au milieu de ces ruines dont les voûtes retentissaient ja-dis du chant des hymnes sacrées. Et cependant cette immense solitude parle à l'âme. Les savants, les artistes, les gens de lettres, les antiquaires, les hommes du monde eux-mêmes visitant depuis longtemps. cet antique asile de la prière. Charles Nodier, cet écrivain au style si limpide et si correct, et la duchesse de Berry se sont arrêtés sur ce sol célèbre, où l'historien croit voir, encore les brillantes armures se mêler aux sombres vêtements des moines, où le sacrilège, le meurtre et le pillage ont si souvent succédé au calme et à la prière.

« Ne désespérons point d'une société pour laquelle les grandeurs et les souvenirs du passé ont tant de chartes. Jumiéges est un de ces rares débris échappés au naufrage ses ruines sont des monuments respectables çt sacrets, et ce serait un crime de les laisser anéantir. Ayons donc foi dans les hommes qui vénèrent les édifices et ne portent sur eux qu'une main pieuse comme M. Caumont encourageons-les surtout, parce que les monuments servent à l'histoire et à la philosophie, et que l'histoire et la philosophie agrandissent l'humanité.

« Le 28 juillet 1853, il y aura précisément sept cent quatre-vingt-six ans que la dédicace de Jumiéges a été faite par Maurille, archevêque de Rouen, en présence de Guillaume le Conquérant. Cet anniversaire ne peut être le jour de la destruction, et le gouvernement voudra, sans doute conserver à l'historien et à l'artiste cette abbaye qui a en outre son but d'utilité, puisqu'elle sert d'amers ou de phares aux navigateurs qu'elle guide sur la Seine.

«Quiconque a vu les ruines de cette abbaye a dû se dire que la main des hommes est parfois plus destructive que celle du temps.
Ce qui faisait que leur culte devint l'objet de leur haine au moment des révolutions politiques ou dans la lièvre des passions religieuses. Jumiéges en est un triste exemple. Brisé, mutilé à toutes les époques, s'il porte de cruelles marquesde ravages du temps, on doit avouer que les blessures faites par la main des hommes sont les plus profondes.
Un antiquaire, un archéologue dont le nom restera désormais attaché à celui de Jumiéges, avait consacré une partie de sa fortune à la conservation des ruines de cette belle abbaye. C'est au gouvernement qu'appartient aujourd'hui l'honneur de recueillir l'héritage de M. Casimir Caumont. »