En janvier 1858,
le publiciste Edmond de Saint-Point, de son vrai nom Poinsot, recueille les souvenirs d'un touriste
à Jumièges...
Ruines de l'abbaye de Jumiéges.
Jumiéges est un petit village de l'ancienne Normandie, situé à cinq lieues de Caudebec, sur les bords de la Seine, dans une presqu'île formée par le fleuve.
Les ruines, très-curieuses, de l'abbaye de Jumiéges sont situées à gauche du village. Cette abbaye de bénédictins a été fondée, vers 654, par saint Philibert, qui s'y retira avec plusieurs savants pour se livrer exclusivement à l'étude des lettres. Cette association de saints dévoués à la science nous a conservé de fort beaux manuscrits, et les bibliothèques impériales les classent, dans leurs catalogues, au nombre des plus rares et des plus authentiques.
Parmi ces savants, l'histoire a recuellie les noms de Guillaume, dit de Jumiéges ; de saint Eucher, qui fut évêque d'Orléans; de saint Hugues, qui transcrivit, en les commentant, plusieurs chroniques pleines d'intérêt; de Jérôme d'Ast, qui a paraphrasé très-ingénieusement la Bible latine, et, enfin du célèbre Léo d'Atius, le père des chroniques, qui a passé sa vie à transcrire les plus rares manuscrits de l'antiquité.

Cette abbaye était fort importante, et c'est surtout vers le treizième siècle qu'elle s'agrandit et renouvela ses règlements. La maison était tenue sur un pied d'austérité invariable ; on y travaillait et on priait. Les constructions élevées au cinquième siècle devinrent bientôt insuffisantes, et on y ajouta d'immenses bâtiments.
On y trouve encore aujourd'hui les vestiges des erreurs de l époque; le cloître a eu ses oubliettes, sa salle d'inquisition, ses chambres de torture, ses prisons, ses souterrains, etc.
La Révolution a dispersé les moines et a jeté par terre l'abbaye ; mais ce qui reste encore de ces splendides constructions est fort curieux à visiter. Les deux tours sont demeurées à peu près complètes; seuls, les deux clochers qui les décorent ont été détruits ; la tourelle de droite est à moitié démolie, un petit clocheton est cependant resté intact. Les souterrains sont comblés, et de grands pans de murailles couverts de mousse et de lierre sont les derniers restes des salles immenses du monastère.
Dans l'église, on voyait jadis le fameux tombeau des énervés. Quelques historiens ont cru que c'était la sépulture des fils de Bathilde et de Clovis II, que l'on tonsura après leur avoir brûlé les nerfs de jambes. D'autres, et ce sont les plus dignes de foi. assurent que Charlemagne y fit enterrer les ducs de Bavière. TassilIon et Théodore, qu'il avait cloîtrés dans ce couvent.
Enfin, en 1450, Agnès Sorel, après sa brouille avec le Dauphin, vint à Jumiéges rejoindre le roi Charles VII.
Elle y mourut quelques jours après son arrivée, empoisonnée, dit-on, par le Dauphin, qui fut depuis Louis XI.
Ces ruines, situées à qnatre lieues de Rouen, sont le but de très fréquentes promenades. Le propriétaire actuel, grand amateur d'antiquités, qui possède une magnifique collection de curiosités normandes, a acheté fort cher, il y a quatre ans, ces ruines antiques. Il a fait restaurer quelques parties qui menaçaient de s'écrouler, et a entouré les vieilles constructions d'une solide muraille, supportant d'élégantes coupes de bronze et de marbre. Un parc magnifique attenant à la propriété s'étend au loin, et de toutes les allées on aperçoit les deux tours qui élèvent dans les airs leur front décapité, et le vieux donjon qui est aujourd'hui le repaire de tous les oiseaux de nuit. — Notre dessin offre une vue fort exacte de ces ruines, prise sur les lieux mêmes par un touriste qui a bien voulu nous communiquer ses souvenirs.
Edmond de SAINT-POINT.
Source
Le Monde illustré,
30 janvier 1858.