En 1890, sous les initiales d'un certain C.L., paraît un article sur Jumièges dans la revue de la Société de Saint-Jean, Notes d'art et d'archéologie.

Quoique la Normandie soit riche en souvenirs historiques et religieux, en monuments incomparables, en sites superbes, il est, entre tous, un nom célèbre, qui fait toujours battre le cœur d'un bon Normand : c'est celui de Jumièges. Comment, en effet, évoquer, sans être ému, le souvenir de la royale abbaye si florissante pendant plus de onze siècles, qui a vu tant de saints, tant d'illustres personnages se presser en foule sous ses voûtes, qui a joué un rôle si grandement civilisateur et bienfaisant sur toute la contrée, dont l'histoire s'est embellie de si charmantes et si poétiques légendes et qui maintenant n'est plus représentée que par une gigantesque et magnifique ruine. On est saisi par ce. douloureux contraste et c'est toujours avec un sentiment de regret attendri, en même temps que d'admiration pour ce qui n'est plus, que l'on contemple au loin les deux tours de l'église principale qui se dressent majestueusement au milieu de la presqu'ile formée par un coude de la Seine, dans cette « terre gémétique » que saint Philbert choisit au VIIe siècle pour y jeter les fondements d'une œuvre qui devait durer jusqu'aux derniers jours de la monarchie française.

De la métropole normande à Jumièges, le trajet peut se faire de deux façons, au choix du touriste. La voie de terre par Duclair, en passant par Canteleu, d'où l'on aperçoit, du haut de la côte, le magnifique panorama formé par la ville de Rouen et la Seine, Puis, Saint-Martin de Boscherville, avec son église abbatiale de Saint-Georges, où fut enterré le dernier descendant de Danois, l'abbé d'Orléans-Longueville, fils de la célèbre frondeuse. « Cette abbatiale de Saint- Georges est regardée par les antiquaires comme le plus bel édifice roman de la Normandie avec Saint-Etienne de Caen (1). »

1. Abbé Tougard. Géographie de la Seine-Inférieure. Arrondissement de Rouen, p. 303.

Cette belle route était celle que l'on suivait ordinairement il y a dix ans, lorsque le petit chemin de fer, qui relie maintenant Caudebec à la grande ligne du Havre n'existait pas encore.

Huit kilomètres environ séparant Duclair de Jumièges, il était facile de faire le trajet soit à  pied, soit en voiture, La route suivie par les voitures était charmante ; de tous côtés des champs magnifiques, des collines boisées, un paysage s'arrangeant à  merveille. Maintenant tout est changé : le chemin, jadis si joli, côtoie la voie ferrée et l'interminable suite des poteaux télégraphiques. Le progrès a passé par là, la poésie s'en est allée .

Le voyageur qui préférait aller à  pied pouvait abréger un peu sa route en prenant le chemin de la forêt. S'il avait la bonne fortune de pouvoir se faire accompagner d'un ancien du pays, il était largement dédommagé de sa peine par la beauté du chemin à  parcourir et par la saveur des légendes qui lui étaient racontées.

C'est par un petit chemin tout pierreux et tout défoncé par le charriage des bois qu'on entre dans la forêt de Jumièges. A mesure qu'on avance tout devient mystérieux : l'imagination aidant, il semble que tout ce qui vous entoure prend un aspect particulier. Le souvenir des moines s'empare de plus en plus de votre esprit. Tout ce que vous savez de l'histoire de l'antique abbaye vous revient à  la mémoire et vous êtes tout préparé à  comprendre le caractère des ruines que bientôt découvrent vos yeux éblouis.

La seconde route est celle du fleuve. L'impression de ces ruines grandioses n'est pas moins saisissante quand on les aperçoit de la Seine. Si on a la bonne fortune de descendre le fleuve dans un bateau qui vous laisse le temps d'admirer, on découvre d'abord, au milieu de la verdure, le côté sud, bientôt on se trouve en face de Ventrée principale et des deux tours si majestueuses. Enfin une dernière vision vous montre le côté nord qui bientôt s'efface et disparaît dans le lointain.

II ne reste rien ou presque rien des splendeurs architecturales de Saint- Wandrille ; mais les tours ruinées de Jumièges témoignent aujourd'hui même aux rares voyageurs qui naviguent sur la Seine de la magnificence d'une autre abbaye, plus célèbre encore, qui fut longtemps le plus bel ornement de cette partie de la Ne us trie à  laquelle les Normands ont donné leur nom, et qui, comme Fontenelle, se rattache par son fondateur, saint Philbert, à l'œuvre et à  la Lignée de Colomban. D'ailleurs, la vie des deux fondateurs offre de nombreuses analogies. Comme Wandregesile, le jeune Philbert fut recommandé par son père au roi Dagobert et à  vingt ans quitta la cour et la vie militaire pour la vie claustrale. Lui aussi avait été lié, dès sa jeunesse, avec saint Ouen, le puissant archevêque de Rouen, et ce fut dans ce même diocèse qu'il se fixa définitivement pour y élever la grande abbaye qui, comme Fontenelle, fut dotée des bienfaits de Clovis II et de la sainte reine Bathilde (1).

Ce fut en 654 que saint Philbert, né en Gascogne, ancien abbé de Rebais, fonda l'abbaye de Jumièges, grâce aux libéralités de Clovis II et de sainte Bathilde.

Saint Philbert, suivant une habitude cénobitique, fit bâtir trois églises ; une au nord dédiée à  saint Denis et à  saint Germain, une au midi à  saint Pierre, celle du milieu à  Notre-Dame (2). Autour de ces rois églises, le fondateur groupa l'ensemble de ses bâtiments monastiques, et bientôt un grand nombre de religieux peupla le nouveau monastère.

1. Montalembert- Les moines d'Occident, vol. II, p, 591.
2. Abbé Cochet, Répertoire archéologique de la Seine-Inférieure, p.304.


Saint Philbert s'attira les rigueurs du maire du palais, Ebroïn, pour lui avoir reproché ses débauches, il fut exilé pendant neuf ans.
Puis il revint à  Jumièges, qu'il quitta bientôt pour fonder d'autres monastères, notamment une abbaye de femmes à  Pavilly dont sainte Austreberte fut la première abbesse.

Saint Philbert fut calomnié, par Ebroïn, dit-on, auprès de saint Ouen, qui le fit enfermer dans la tour d'Alvarède, sur les remparts de Rouen (actuellement rue de la Poterne), mais saint Ouen laissa bientôt sortir son ancien ami.

Saint Philbert fonda le monastère de Noirmoutiers, puis celui de Montivillier, dans le pays de Caux. Il mourut à  Noirmoutiers, le 20 août 684, âgé de soixante-huit ans.

C'est sous le gouvernement de saint Philbert que l'on place la Légende des Enervés dont le tombeau existe encore dans les ruines actuelles.

Saint Philbert laissa son monastère, déjà en pleine prospérité, aux mains de saint Aichadre ou Achard, On assure que sous ce second abbé, il y avait neuf cents religieux et quinze cents frères convers ou employés aux travaux. C'est sous le gouvernement de saint Aichadre qu'eut lieu la mort miraculeuse des quatre cent cinquante moines, arrivée en quelques heures. Nous parlerons plus loin de cette touchante légende.

Sous l'abbé Landric, l'un des successeurs de saint Philbert, deux hôtes illustres furent enfermés à  Jumièges et tondus. C'étaient Tassillon, duc de Bavière, et son fils aîné Théodon. Ils avaient trahi Charlemagne : le puissant empereur les envoya à la garde des moines et les obligea à  se faire moines eux-mêmes. Ils moururent à Jumièges.
En 841, les Normands, sous la conduite de leur chef Hastings, ravagèrent les bords de la Seine, le monastère ne fut pas épargné.
Les invasions normandes se renouvelèrent fréquemment. Rollon apparut. Les religieux virent leur asile saccagé, puis détruit entièrement. Jumièges devint un désert Les choses restèrent en cet état de désolation jusque vers 930.

A cette époque un grand changement s'était produit dans la vieille Neustrie qui n'avait pas même gardé son nom. Elle avait reçu celui de Normandie, de ses farouches envahisseurs. Rollon le marcheur, Rollon le pirate était devenu chrétien, 11 avait épousé la fille du roi ;  Charles-le- Simple n'avait pas osé la lui refuser. Devenu duc de Normandie, Rollon avait mis sa formidable épée à  la défense de son nouveau duché, et il était bien gardé dans sa main puissante, bien gardé et bien gouverné aussi, car, dit-on, le duché de Normandie était devenu aussi florissant que le royaume de France était malheureux.
Guillaume Longue-Epée avait succédé à  Rollon, son père. Chrétien lui aussi, il songea à  la restauration du monastère. A la suite d'un incident de chasse, un peu légendaire peut-être, il le releva de ses ruines; les cloîtres se repeuplèrent. Les ducs, successeurs de Guillaume Longue-Epée, se plurent à  enrichir l'abbaye.

La grande église fut restaurée par l'abbé Robert Champart qui, appelé en Angleterre en 1042 par Edouard le Confesseur, élevé à Jumièges, devint évêque de Londres puis archevêque de Cantorbéry,
Robert Champart revint mourir à  Jumièges en 1056, Il avait rapporté d'Angleterre un missel et un pontifical renfermant la formule de couronnement des rois anglo-saxons, écrits dans l'abbayeimg_1518189875_422.jpg de Newminster, à  Winchester, de 980 à  990, Ces manuscrits existent encore, ils sont conservés à  la bibliothèque de Rouen,

Une grandiose cérémonie eut lieu sous le pontificat de Maurille, archevêque de Rouen (1067), en présence de Guillaume le Conquérant. Ce fut la dédicace de l'église commencée par Robert Champart. Une grande foule en fut témoin , notamment des seigneurs, des évêques et des abbés normands. Le Conquérant qui affectionnait beaucoup Jumièges l'enrichit par ses largesses.

On assure que le serment de Harold qui assurait au duc Guillaume la possession de l'Angleterre à  la mort d'Edouard le Confesseur fut prêté à Jumièges,

Vers 1080, florissait à  l'abbaye le moine Guillaume de Jumièges, qui a laissé en huit volumes une Histoire des Normands empruntée en partie à  Dudan de Saint-Quentin et dédiée à  Guillaume le Conquérant, Malgré quelques erreurs, son livre est écrit avec exactitude et même avec une certaine élégance de style (1)

Quand mourut Guillaume le Conquérant au prieuré de Saint-Gervais, ce furent Guilbert, évêque de Lisieux, et Gonthard, abbé de Jumièges, qui l'assistèrent et le soignèrent.

Vers cette époque, on éleva l'église paroissiale de Jumièges, sous le vocable de saint Valentin, en reconnaissance d'un miracle obtenu par l'intercession de ce saint, img_1518189875_422.jpg

En 1198, Richard Cœur de Lion vint à Jumièges, il y passa les fêtes de la Pentecôte et, en souvenir du bon accueil qu'il y reçut, il accorda aux religieux le droit de marché à  Duclair (2), Il y eut échange de bons procédés entre ce prince et l'abbaye : au temps des revers, Jumièges contribua dans une large mesure à  la rançon de Richard Cœur de Lion.

I . Ce pontifical a dû servir au sacre d'Edouard le Confesseur.
2. Abbé Tougard. p. 275,.


Au XlVe siècle, l'abbaye était considérée comme le séjour et l'asile des rois, des seigneurs, des prélats et des religieux  et l'hospice, celui du peuple et des pauvres. L'abbé et les moines dépensaient tous les ans la moitié de leurs revenus à  recevoir les uns et à  secourir les autres (1). La charité des moines était passée en proverbe, témoin ce dicton populaire : « Juumièges l'Aumônier  (2).

Les lettres étaient cultivées à  Jumièges, Son école était alors pourvue de professeurs de philosophie, de logique et de grammaire. La bibliothèque passait pour une des plus riches de la France (3).

L'abbé Guillaume fut choisi, en 1339, pour rendre les honneurs funèbres à  Jehan Roussel Marc d'Argent, fondateur de l'église Saint-Ouen de Rouen. L'abbé de Saint-Ouen était décédé au monastère de Bihorel, près Rouen, le 7 décembre 1339.

La guerre de cent ans ruina Jumièges. L'abbaye fut investie et prise en 1358 par huit cents hommes qui la pillèrent pendant six jours L'abbé et les religieux se réfugièrent à Rouen. Le monastère resta presque désert. Les terres cessèrent d'être cultivées et les religieux se trouvèrent si dépourvus que plusieurs moururent faute de pouvoir se procurer le nécessaire (4). Jumiègesimg_1518189875_422.jpg fut repris sur les Anglais en 1365, Les religieux revinrent au monastère.

1, Deshayes, Histoire de l'abbaye royale de Jumièges, p. 5
2. Deshayes, id., p. 81,
3. Abbé Tougard. p, 276,
4, Abbé Tougard id., p 283.


De 1389 à  1418, l'abbaye fut gouvernée par Simon du Bosc, né à Rouen ; il joua un rôle important dans le grand schisme d^Occident.  En reconnaissance des services rendus à  l'Eglise, Alexandre V accorda à  Simon du Bosc et à  ses successeurs le droit de porter la mitre, l'anneau et autres ornements pontificaux. Simon du Bosc fut un des vingt commissaires qui jugèrent Jean Huss.

Pendant son administration, de nouveaux malheurs éprouvèrent le monastère. La plupart des religieux, voyant Harfleur aux mains des Anglais, s'étaient retirés à  Rouen. Ceux qui restaient furent décimés par la peste. Après la bataille d' Azincourt, l'abbaye fut pillée et détruite et les domaines dévastés, Simon du Bosc mourut à  Paris en 1418. On le rapporta à  Jumièges où lui fut élevé un magnifique tombeau.

Le nom de l'abbé qui lui succéda évoque un douloureux souvenir : Nicolas Leroux fut l'un des juges de Jeanne d'Arc et non le moins acharné à condamner la vierge martyre. Il mourut en 1431.

Charles VII vint à  Jumièges, En 1450, il vit mourir au manoir du Mesnil-sous-Jumièges, Agnèsimg_1518189875_422.jpg Sorel, âgée de quarante ans. Le cœur d'Agnès Sorel fut déposé à  l'église de l'abbaye où on lui éleva un monument.

Louis XI aussi visita Jumièges, de même Marguerite d'Anjou, reine d'Angleterre.

Deux frères du cardinal Georges d'Amboise, Louis et Jacques d'Amboise ont été successivement abbés de Jumièges.

Au XVe siècle, « une fois chaque année, dit M. de Beaurepaire, tous les pêcheurs étaient tenus de comparaître devant le bailli de la haute justice de l'abbaye, les uns l'aviron sur l'épaule, les autres le bâton blanc à  la main. Le bailli procédait à  leur appel, recevait d'eux cinq sols pour le droit seigneurial de mouillage de chaque bateau et applet, et leur faisait prêter serment de garder et observer les ordonnances du roi et les chartes de l'abbaye. » Deshayes ajoute que les pêcheurs faisaient trois fois le tour du colombier du monastère en présence des religieux et qu'ils frappaient la porte avec leur bâton blanc en faisant un salut (i).

Toujours « aumôniers », les religieux de Jumièges, pendant la grande famine de 1538 qui mit la ville de Rouen à  une si rude épreuve, procurèrent de grands secours aux habitants épuisés. Les fermes de l'abbaye ayant été dévastées par des pillards mourant de faim, l'abbé obtint leur grâce et les renvoya avec des aumônes.

Vers cette époque, les religieux étaient dans l'usage de donner à dîner aux vieilles femmes le jour de sainte Pétronille. On appelait ce repas la fête aux vieilles . Il s'en présentait quelquefois jusqu'à  cent. On leur donnait de la soupe et du pain à  discrétion, deux œufs, un plat de poisson (ordinairement une feinte), et une bouteille de bière ou une pinte de vin de Conihout (2),

1, Deshayee P 35.img_1518189875_422.jpg
2, Abbé Tougard. p, 383


Le commencement du XVIe siècle fut une ère de prospérité pour l'abbaye. La régularité s'était affermie grâce au zèle de ses abbés, parmi lesquels Philippe de Luxembourg. Les bâtiments furent restaurés ainsi que l'église abbatiale, un cloître fut bâti par l'abbé François de Fontenoi. Malheureusement les guerres de religion vinrent tout bouleverser en y apportant leur cortège de calamités. Les moines s'enfuirent. Les Calvinistes s'emparèrent de l'abbaye, ils enlevèrent tout ce qu'ils purent emporter, après avoir renversé les autels, brisé les images, foulé aux pieds les reliques et torturé un frère convers pour qu'il leur découvrit les richesses de l'abbaye. Ce frère convers était resté pour soigner un religieux que le grand âge avait empêché d'accompagner ses frères. Ces deux malheureux demeurèrent trois jours sans manger et furent presque massacrés par les furieux.

Charles IX vint à  Jumièges en 1563, Tannée qui suivit la dévastation de l'abbaye par les Calvinistes, il prit des mesures pour réparer les désastres.

Le règne des abbés commandataires était arrivé, les moines de Jumièges protestèrent contre cette intrusion, notamment lors de la nomination d'Hippolyte d'Est, cardinal de Ferrare : ils voulaient continuer d'élire leur abbé. Un moine du nom de Gauvin fit une résistance énergique, les autres moines se joignirent à  lui, mais ils furent tous obligés de se soumettre.

Parmi les abbés qui lui succèdent, on distingue les deux cardinaux de Bourbon, archevêques de Rouen. Celui qui fut roi de la Ligue, sous le nom de Charles X, accorda aux religieux des troupes pour se défendre. Quand la bonne nouvelle s'en fut répandue, dit Deshayes, on vit arriver à  Jumièges toute la noblesse des environs, des marchands, des laboureurs, des artisans, des femmes de toute condition. L'appartement destiné au roi, les dortoirs, l'infirmerie, le logis abbatial, les hôtelleries, les greniers, tout fut occupé. Il existait des ménages entiers dans leimg_1518189875_422.jpg réfectoire, la buanderie, la boulangerie, le pressoir et
jusque dans les clochers des églises. Le séjour de cette multitude dura près de sept mois {1591-92); après quoi, chacun se retira chez soi avec ce qu'il avait apporté. L'entretien d'un aussi grand nombre de personnes réduisit les religieux à  la plus pénible détresse. Jumièges avait mérité une fois de plus son glorieux surnom d' « Aumônier ».
Henri IV nomma abbé René de Courtenay (1594). Le comte de Soissons, prince du sang, lui succéda. Sous son gouvernement eut lieu la réforme de Saint-Maur, Jumièges passa aux mains des religieux de cette congrégation.

En 1640, la peste ravagea Jumièges et les environs. Les moines, quoique attaqués par le fléau, procurèrent des soins et des secours aux habitants.

Le roi donna l'abbaye à  Pierre de Coislin, âgé de six ans (1640). Quelques années après, François de Harlay, archevêque de Rouen, échangea son abbaye de Saint-Victor de Paris contre celle de Jumièges. Jean Harel était prieur claustral, puis Mathieu Desforges, qui fit bâtir l'hôtel de la Poterne, à  Rouen.

Les troubles de la Fronde virent encore une fois accourir à  Jumièges une foule considérable de toute condition, de tout sexe, qui se plaça sous la sauvegarde obtenue par les moines. Il vint jusqu'à  quatre cents pauvres de l'Orléanais qui furent accueillis et nourris dans l'abbaye. Leur entretien coûta, dit-on, quinze mille livres aux religieux.

En 1651, l'archevêque de Rouen donna son abbaye à  son neveu François de Harlay, âgé de vingt-six ans.
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Le duc de Longueville, gouverneur dé Normandie, visita Jumièges en 1657. A cette époque, on construisit la bibliothèque qui ne contenait que six cents livres manuscrits, les imprimés n'étaient guère plus nombreux. Le nombre s'en accrut rapidement, car à  la Révolution elle contenait au moins dix mille volumes, non compris les manuscrits dont deux cents avaient disparu.
Vers cette époque encore, on construisit une digue de deux mille cinq cents pieds pour arrêter les ravages, terribles en cet endroit, de la marée ou « mascaret » comme on l'appelle maintenant -

En 1665, mourut à  Jumièges, D. Pierre Barré, En 1632, il avait été appelé à  Loudun pour exorciser les religieuses Ursulines, Il exerça les fonctions d'exorciste jusqu'en 1638. Il contribua à  la condamnation d'Urbain Grandier, curé de Loudun.

Les religieux de Jumièges avaient la suprématie sur les curés des alentours. Le curé de Duclair, ou plutôt le vicaire perpétuel de Duclair, voulut secouer le joug; il fut obligé de se soumettre.

L'abbaye était vacante depuis 1695, elle fut donnée par le Régent, en 1716, au fils du marquis de Saint-Simon, Claude de Saint-Simon, âgé de vingt ans, qui ne prit possession qu'en 1720. Son administration fut des plus singulières : il ruina les religieux, injuria le prieur et battit à  coup de canne le cellérier. Ces deux derniers prirent le parti de se réfugier, l'un à  Fécamp, l'autre à  Bourgueil. Les habitants détestaient cet étrange abbé qui les molestait de toutes façons.
Les religieux transportèrent leur noviciat à  Saint-Wandrille.

L'ancien roi de Pologne, Jean Casimir, visita Jumièges en 1720. C*est la seule visite royale du XVIIIe siècle.

En 1760, le roi donna l'abbaye au prince François de Lorraine. Cet abbé ne vint jamais à  Jumièges, mais de loin protégea toujours les religieux.
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Le dernier abbé fut M. de Loménie, neveu de l'archevêque de Sens^ du même nom. Il ne fit que paraitre à  Jumièges. Nommé au commencement de la Révolution, il disparut bientôt sans laisser de traces. (NDLR : faux!)

Dans les dernières années, la règle s'était beaucoup relâchée, mais les religieux pratiquèrent la charité jusqu'au dernier moment de leur existence. Le dernier prieur, dom Pierre Armand Bride, quitta l'abbaye au début de la Révolution , emportant avec lui les regrets de tous les habitants. Après la Révolution, il desservit la paroisse d'Yvetot, de 1802 à  1820, époque de sa mort.

Pendant la tourmente révolutionnaire, l'abbaye fut vendue par le gouvernement et livrée à  la destruction ; les monuments furent détruits ou mutilés, les vases sacrés et l'argenterie confisqués par le trésor public, La bibliothèque, une des plus riches de la province, fut livrée au pillage. Cependant, la majeure partie des livres, portés à  Rouen, sont maintenant à  la bibliothèque de la ville, dont ils ne forment pas la partie la moins intéressante et la moins précieuse.

Malheureusement tout ne fut pas sauvé, on eut à  déplorer des pertes irréparables. « On mit au feu les amas de parchemins, titres féodaux^ chartes seigneuriales de l'abbaye, et la population dansa autour du brasier immense où ces documents de onze siècles d'histoire étaient réduits en cendres. »

Les belles cloches de l'abbaye, dont les habitants étaient fiers à juste titre, disparurent à  leur tour. L'une d'elles, la plus grosse, fut transportée à  T église paroissiale (ancienne abbaye royale) de Saint-Ouen de Rouen ; elle y est encore actuellement et appelle les fidèles à la prière comme jadis elle y appelait les moines. Cette cloche a nom Jumièges.

Après avoir passé par diverses mains « un marchand de bois de Canteleu acheta, en 1802, les deux églises et les bâtiments conventuels et passa des marchés avec des entrepreneurs de Rouen et de la Mailleraye pour la démolition générale. Tout disparut sous les coups des barbares, peintures murales, sculptures, bas-reliefs si finement fouillés, dentelles de pierre si délicatement ajourées. Chefs-d'œuvre de l'art gothique, de la renaissance, des temps modernes, ces trésors
d'art de nobles et grandioses basiliques furent impitoyablement brisés, broyés, dispersés, anéantis. Les voûtes, dit M, Savalle, s'écroulaient avec fracas sous d'immenses nuages de poussière. La mine qui devait d'un seul coup mettre à  bas la grande tour carrée fit mal son effet : et l'on voit encore un gigantesque pan de muraille de la lanterne, seul, debout dans l'air, dominant la nef, au-dessus d'une voûte de quatre-vingts pieds, soutenu par deux piliers contemporains de saint Philbert, c'est-à -dire inébranlables depuis douze siècles,

Le vandalisme des étrangers et la rapacité des passants achevèrent peu à  peu l'œuvre de destruction. Des Anglais, assure-t-on, achetèrent de belles sculptures scellées dans la muraille de la lanterne, et le cloître qui passait pour un des plus beaux du monde, ce cloître a été, dit-on, reconstruit dans un parc anglais.

La grande abbaye ne porte plus désormais qu*un nom tristement populaire : les ruines de Jumièges (1).

1. Deshayes p. 114.

Ces ruines, heureusement, passèrent en 1824, puis en 1854 entre les mains de propriétaires intelligents et soucieux des choses du passé. Ils mirent fin aux spoliations des voyageurs, et actuellement un musée, dans l'enceinte même de l'abbaye, a recueilli maints souvenirs intéressants et précieux. Les ruines sont religieusement respectées et conservées avec grand soin. Les terrains d'alentour, disposés avec art, donnent à  tout cet ensemble un grand air de solitude et de mélancolie.

En contemplant, au déclin du jour, ces lieux désolés, ces tours géantes, tristement découronnées, blanches comme des fantômes, ces squelettes de granit informes, grimaçants, fantastiques; en interrogeant les souvenirs de douze siècles épars dans ces ruines immenses, on sent qu'au milieu de ce silence de la tombe s'élève comme un lugubre gémissement (1) 

Les ruines de la grande église Notre-Dame attestent encore sa sveltesse et sa beauté. Le temps et la fureur des hommes ont tout détruit de ces immenses constructions qui ont abrité près de quarante générations de moines, couchés dans la poussière, à  l'ombre des grands arbres; mais ils ont laissé debout les deux tours jumelles,hautes, blanches, vénérables qui s'aperçoivent à  dix lieues, à  travers les méandres de la Seine (2).»

1. Abbé Julien Loth. Histoire de l'Abbaye royale de Jumiègest t. III p, 269.
2. Abbé J. Loth, id., p. 243-264.


Le portail de l'antique basilique, bâtie au Xe siècle, est encore debout ; il s'avance d'une manière inusitée entre les deux tours carrées lesquelles, aux deux tiers de leur hauteur, changent de forme et se terminent en tours octogonales. « Ces tours romanes, dit l'abbé Cochet, sont les plus anciennes de la Normandie.» Des flèches de charpente recouvertes d'ardoises les surmontaient; elles ont été détruites, l'une vers 1830, l'autre vers 1840. Deux escaliers de deux cent quatorzeimg_1518189875_422.jpg marches conduisent au niveau de la corniche qui est à  cinquante-deux mètres au-dessus du sol, selon Duplessis. Un porche voûté en berceau donne accès à l'église par une large porte en plein cintre (i. »

L'église est divisée en trois nefs, les bas côtés, larges de 3m40, sont séparés de la nef principale par des colonnes à  bases romanes et à  chapiteaux gothiques. Cette nef est en grande partie détruite ainsi que le côté droite celui de gauche a conservé ses voûtes. On admire encore dans la nef le grand arc qui soutient un pan entier de l'ancienne tour centrale, haut de 41 mètres, selon Duplessis. Des arcades romanes se prolongent jusqu'à  la tribune de l'orgue. Des peintures décoratives du XVIe siècle subsistent encore dans certaines parties des bas-côtés de la nef.

Les transepts sont démolis. Dans le transept nord, dédié à  la sainte Vierge, était le mausolée qui recouvrait le cœur d'Agnès Sorel. Le chœur et la chapelle de la Sainte-Vierge mesurent 33 m. 60. L'emplacement du chœur est encore parfaitement distinct, quoique cette partie de la grande église soit la plus mutilée : il n'en reste plus que les soubassements des colonnes. L*abbé Nicolas Le Roux, l'un des juges de Jeanne d'Arc, fut enterré dans la partie gauche du chœur. Si au nord les chapelles sont à  peu près arasées, au midi, trois d'entre elles sont parfaitement conservées jusqu'aux voûtes. Les voûtes, les moulures et
les clefs, les colonnettes et leurs chapiteaux indiquent la fin du XIIIe siècle, ou le commencement du XIVe (2).

1. Abbé Cochet. Répertoire archéologique de la Seine- Inférieure 305.
2. Abbé Cochet, id., p. 305.


A l'extrémité du transept de droite, se trouve un passage dit passage de Charles VII qui fait communiquer la grande église avec l'église Saint-Pierre.

L'église Saint-Pierre est parallèle à  la première et placée au midi. Cette église, construite primitivement sous Dagobert, fut rétablie au Xe siècle par Guillaume Longue-Epée. On y remarque, avec le plein cintre roman de la construction primitive, des restaurations plus modernes de l'époque ogivale (XIVe siècle). L'extrémité du mur nord offre une arcature romane très intéressante. Dans cette église se trouvent trois chapelles : 1) celle du fond dédiée à  saint Pierre; 2) à  droite, celle de saint Martin où était le tombeau des Enervés ; sur la clef de voûte, se voit saint Philbert ayant un loup à  ses côtés, le loup de la légende. Au-dessus de cette chapelle, se trouve la chambre de saint Philbert ; 3) en face à  gauche, la chapelle de saint André.

En sortant de l'église Saint-Pierre par la grande porte, on se trouve sur l'emplacement du cloître dont il ne reste plus rien. Toutefois la place qu'il occupait en est parfaitement indiquée sur trois de ses côtés ; le quatrième s'appuyait sur les bâtiments des dortoirs qui sont démo-lis. Un if séculaire marque seul le milieu du cloître. On enterrait les moines dans cette partie du monastère.

Entre l'église Saint-Pierre et l'église Notre-Dame, sur un des côtés du cloître, on voit un renfoncement de forme demi-circulaire, c'était la salle capitulaire. On y remarque, creusés dans le sol, de nombreux tombeaux. Au-dessus de la salle capitulaire se trouvait le trésor.

Précédant le cloître, se rencontre une grande salle, dite « Salle des gardes de Charles VII », longue de 35 m. 80, large de 11 mètres; haute sous clef de 7 m. 30. Mélange de roman dans la partie construite antérieurement et d'ogival dans les remaniements postérieurs. Les voûtes sont à  des degrés différents de ruine. La bibliothèque était au-dessus de cette pièce.

Une suite de caves profondes et voûtées règne sous cette salle des Gardes, sous la salle du chapitre, sous l'église Saint-Pierre et la chapelle Saint-Philbert et même sous les jardins ; on en compte vingt-huit. Une de ces caves porte le nom de « Salle d'Inquisition » , elle est du XIIIe siècle. Des piliers séparent les deux allées souterraines qui forment comme des galeries. On parle même d'un souterrain qui irait jusqu^au Manoir du Mesnil-sous-Jumièges. »

Le palais abbatial date de 1670, cet édifice qui existe encore, a été réparé dernièrement. Il servait d'habitation aux évêques et aux abbés de passage à  l'abbaye.

Les deux travées de la petite entrée sont transformées en un musée lapidaire où sont déposés une foule d'objets et de débris provenant de l'abbaye, notamment : les deux effigies tumulaires des « Enervés », statues couchées, du XIIIe siècle; la pierre tombale de l'abbé Nicolas Le Roux (le juge de Jeanne d'Arc), décédé en 1431, cette dalle est admirablement conservée ; la dalle de marbre qui recouvrait le cénotaphe d'Agnès Sorel et supportait son image.
1. Abbé Cochet, Répertoire archéologique de la Seine-Inférieure, p. 309.
Sur trois côtés de la tranche, on lit très bien gravée en caractères du XVe siècle l'inscription suivante :  Cy gist noble damoiselle Agnès Seurelle, en son vivant dame de Beaulté, de Roque errie e, d'lssoutdun et de Vernon-sur-Seine, piteuse entre tou (tes gens) et qui largement aumosnoit de ses biens aux eglyses et pouvres, laquelle trespassa (le neuvième jour de février) en l'an de grâce M. CCCC et XLIX, Prie(z Dieu pour elle).

Le Chartrier de l'abbaye forme le plus riche fond des archives départementales. Outre plusieurs cartulaires dont deux du XIIIe siècle, on y voit des plans des registres et près de 3,000 chartes.

La vieille abbaye royale frappait monnaie» La Bibliothèque nationale en possède quelque spécimens. Nos plus célèbres numismates, notamment M. de Longpérier n'ont pas oublié de nous les faire connaître. Les plus connus jusqu'à  présent sont : un tiers de sou d'or appartenant à  M. Cartier et représentant d'un côté saint Philbert, puis un denier d'argent, etc.

Nous ne savons, dit l'abbé Cochet, à  quelle époque faire remonter les superstitions, croyances et légendes dont cette terre abonde, de même certaines coutumes très anciennes. Une légende célèbre et qui a acquis une grande popularité en Normandie est celle des Enervés. Le fait se serait passé sous saint Philbert, le fondateur de Jumièges.
Voici ce qu'on raconte : Clovis II, roi des Francs, roi de France, dit la légende, se décida à  contracter mariage avec la très belle et très vertueuse Bathilde d'origine Saxonne. Ils eurent cinq enfants dont les deux aînés sont les héros de la légende.

Le roi eut la pieuse inspiration d'entreprendre un pèlerinage en Terre-Sainte. Avant de partir, il assembla ses barons et prit leur conseil. On décida que l'aîné des princes gouvernerait le royaume sous la tutelle de sa mère.

Tout alla bien d'abord, mais le jeune prince se révolta bientôt et entraîna avec lui son frère. La reine était grandement désolée, elle envoya un messager à  son époux pour l'informer de ce qui se passait.
Le roi avait alors accompli son pèlerinage, il revint en toute hâte avec les seigneurs qui raccompagnaient. Ses enfants, ayant appris sa prochaine arrivée^ se mirent, avec leurs partisans, en défense contre lui. Avant d'employer la force, le roi, par un message plein de tendresse, essaya de les soumettre, maïs ils ne daignèrent pas même répondre.

Le roi se décida à  marcher contre eux; il mit bientôt les révoltés en fuite. Les fils de Clovis, prisonniers, furent amenés devant le roi et la reine qui délibérèrent sur le châtiment qui leur devait être infligé. La reine se leva et dit qu'il convenait a: que chascun porte la paine de son péché, soit en ce monde ou en l'austre», et aussy affin que les aultres filz du roy ilz prenent exemple et ce chastient de voulloir entreprandre si grand cryme contre père et mère. y* Pour les punir» ilz perderont la force et la vertu du corps. Le roi confirma  le jugement de Bathilde, « La saincte Royne tantost fist admener devant elle ses deulx enfens, et leur fist cuyre les jarrectz deuant tous ceulx qui estaient là.

Les princes endurèrent courageusement ce supplice, le repentir pénétra dans leur cœur, ils se consacrèrent entièrement à  la prière et aux bonnes œuvres. Cependant le roi était ému de pitié de voir que ses fils « nulle foys se levaient, mais tousiours se seaient ». Il consulta encore Bathilde. Ils résolurent de faire construire un bateau assez grand oii leurs enfants seraient à  Taise, avec des provisions de toute nature et sous la garde d'un serviteur.

Le bateau fut confié au cours de la Seine. Bercé par un courant dou^c et facile, il arriva sans accident jusqu'en Neustrie, en un lieu qu'on appelait Jumièges, « où un sainct homme démourait qui avait nom Philebert, et tenoit illecques la reigle, luy et ung aultre moyne. »

Saint Philbert accueillit les jeunes princes avec le plus grand empressement, il leur offrit un refuge dans son monastère et les initia à  la vie religieuse.

Le serviteur retourna informer le roi et la reine de l'heureuse issue du voyage. Ils en furent très joyeux et, sans plus tarder, se rendirent à  Jumièges pour voir leurs enfants. Us firent de magnifiques donations à  l'abbaye naissante.

Les deux princes restèrent à  Jumièges ; ils persévérèrent dans la pratique de la vie religieuse jusqu'au jour où Nostre Seigneur reçeust leurs âmes en Paradis

Ce récit, ce poème plutôt, se trouve dans un vieux manuscrit du XVe siècle déposé à  la Bibliothèque nationale et désigné sous ce titre : La vie et légende de nostre bonne et glorieuse mère saincte Eaultheur Royne de France. Quant à  sa véracité, ou simplement à  sa probabilité au point de vue historique, il ne supporte pas la critique : Clovis II ne sortit jamais de son royaume, il mourut très jeune, vers vingt-six anSp Ses fils, tout enfants, ne songèrent donc jamais à  se révolter.

Cependant le tombeau existe, les deux statues, œuvres du XIIIe siècle, représentent deux jeunes gens couchés, presque des adolescents, ayant sur leurs vêtements divers insignes royaux.

Selon Mabillon, les Enervés seraient Tassillon, duc de Bavière qui, coupable d'avoir soulevé les Huns contre Charlemagne, fut tondu et confiné dans le monastère avec son fils Théodon.
Selon Duplessis, les Enervés seraient les fils de Carloman, fils ainé
de Charles Martel et frère de Pépin le Bref.

En 1838, époque où parut son Essai sur les Enervés de Jumièges, Hyacinthe Langlois croyait qu'il ne s'agissait que d'un simple cénotaphe. Des fouilles pratiquées depuis, ont amené la découverte de deux squelettes dont l'un d'un homme déjà  d'un certain âge. Devant cette découverte, on peut se demander si la version du savant Mabillon est la vraie. Le champ reste ouvert aulx suppositions et aux recherches des érudits.

Une autre légende ; celle du Loup vert, se place aussi sous le gouvernement du saint fondateur de l'abbaye. Nous ne croyons pouvoir mieux faire que d'en donner le récit charmant qu'en a fait un auteur normand, lequel s'est beaucoup occupé des richesses historiques et légendaires de la Normandie (1).

1. Mme Amélie Bosquet : La Normandie romanesque et merveilleuse.

Saint Philbert, avant le temps de son exil, avait fondé un monastère de filles à  Pavilly, auquel il avait donné pour abbesse sainte Austreberte, prieure de l'abbaye de Port-en-Somme, Sainte Austreberte et ses religieuses étaient de vigilantes épouses du Seigneur, pleines de zèle pour le service divin. Voulant contribuer pour leur part à  la prospérité du monastère de Jumièges, elles s'étaient chargées de blanchir le linge de la sacristie, Pavilly n'est éloigné de Jumièges que de quatre lieues; un âne, dressé à ce charitable office, allait et venait, transportant le linge d'un monastère à  l'autre sans qu'il fût besoin que personne lui servit de guide, et plus fidèle qu'aucun commissionnaire de meilleur entendement. Or, un jour à  jamais néfaste, il arriva que le pauvre âne fit la rencontre d'un loup; loup aussi sauvage que la forêt de Jumièges, théâtre du crime barbare dont il allait se rendre coupable- En effet» sans égard pour la modestie de l'âne, pour son obligeance, sans respect pour son droit inoffensif et pour la charge bénite qui aurait dû servir à  l'infortuné messager de sauvegarde inviolable, le loup vorace se jeta sur ce serviable animal et le dévora. La bête cruelle comptait fort s'en aller au plus profond du bois digérer en paix son forfait ; il n en fut pas ainsi.
Sainte Austreberte s'était établie la gardienne officieuse de ses plus humbles subordonnés; aussi après que l'âne eut été rongé jusqu'au dernier os, la sainte abbesse apparut tout à  coup sur le lieu du forfait ; elle réprimanda messire loup de la manière la plus véhémente, et conclut en le condamnant à  remplir à  l'avenir les fonctions de sa victime.
Le loup confus ne se le fit pas dire à  deux reprises, et nous devons même ajouter à  la louange du pénitent, qu'il emprunta les douces vertus de l'âne, et sut accomplir sa tâche jusqu'à  la fin de ses jours avec une exactitude et une soumission irréprochables.

Dès le VIIe siècle, une chapelle fut élevée sur le lieu même de l'événement . Quand le temps ruina la chapelle, une croix de pierre la remplaça. Environ soixante ans avant la révolution, la croix fut détruite, un chêne voisin, dans lequel on plaça plusieurs statuettes pieuses, fut choisi pour rappeler le naïf souvenir du miracle de sainte Austreberte. Cet arbre s'appelle encore aujourd'hui le Chêne à  l'Ane.

Cette pieuse tradition, dit Hyacinthe Langlois, non moins fameuse dans Jumièges que celle de saint Valentin, me parait d'autant plus piquante qu*elle semble se rattacher, par des fils rompus parle temps, mais qu'on pourrait renouer peut-être à  la singulière procèssion du Loup vert qui se fait encore à  Jumièges avec un cérémonial fort bizarre.»

Voici comment se passe cette procession (1) ; « Le 23 juin, veille de la saint Jean-Baptiste, la confrérie instituée sous l'invocation de ce saint va prendre au hameau du Conihout le nouveau maître de cette association qui ne peut être élu ailleurs.

I, Hyacinthe Langlois écrivait en 1838 Essai sur les Enervés de Jumièges, p. 17.

aCelui-ci, appelé le Loup vert, revêtu d'une vaste houppelande et d'un bonnet de forme conique très élevé, sans bords et de couleur verte ainsi que la robe, se met en marche à  la tête des frères. Ils vont en chantant l'hymne de saint Jean-Baptiste au bruit des pétards et des mousquetades, la croix et la bannière en tête, attendre au lieu dit le Chouquet, le curé, qui, prévenu par le bruit, vient, entouré de son clergé champêtre, se réunir à  eux ; de là , il les conduit à  l'église paroissiale où les vêpres sont aussitôt chantés. Un repas tout en maigre préparé chez le Loup, et des danses exécutées devant sa porte occupent le reste du jour jusqu'à  l'heure où doit s'allumer le feu de la saint Jean. Après avoir chanté le Te Deum autour du bûcher qu'ont cérémoniellement allumé, au son des clochettes, un jeune garçon et une jeune fille parés de fleurs, un individu entonne en patois normand, un cantique, espèce de parodie de l'Ut queant laxis et pendant ce temps le Loup vert, en costume, ainsi que les frères, le chaperon sur l'épaule, se tenant tous par la main, courent autour du feu, en front de bandière, après celui qu'ils ont désigné pour être le Loup vert l'année suivante. On conçoit que ces singuliers chasseurs ainsi disposés, il n'y a que celui delà  tète et celui de la queue de file qui aient une main libre, il faut cependant envelopper et saisir trois fois, sans quoi il serait censé n'être pas pris, le futur Loup qui, dans sa fuite frappe indistinctement toute la file d'une grande baguette dont il est armé. Lorsque les frères s'en sont enfin emparé, ils le portent en triomphe et font le simulacre de le jeter dans le bûcher. Cette étrange cérémonie terminée, on se rend chez le Loup en charge où l'on soupe, encore en maigre. La moindre parole immodeste ou étrangère à  la solennité est signalée parle son bruyant des clochettes déposées près d'un censeur, et ce bruit est l'arrêt qui condamne le contrevenant à  réciter debout à  haute voix le Pater noster; mais à  minuit sonnant la liberté la plus entière, pour ne pas dire plus, succède à  la contrainte, les chants bachiques aux hymnes religieux, et les aigres accords du ménétrier du village peuvent à  peine s'entendre à  travers les voix détonnantes des joyeux convives. Le lendemain, 24 juin, la fête du saint précurseur est célébrée par les mêmes personnages et de nouvelles cérémonies qui consistent principalement à  promener, au bruit de la mousqueterie, un énorme pain bénit à  plusieurs étages, surmonté d'une pyramide de verdure ornée de rubans, après quoi les religieuses

clochettes, déposées sur les degrés de l'autel, sont confiées comme insignes de sa future dignité à  celui qui doit être le Loup vert l'année suivante. On se doute bien que les plaisirs de la table entrent comme la veille pour beaucoup dans la solennité de cette seconde journée.

M. de Montalembert raconte ainsi la mort des quatre cent cinquante élus de Jumièges : « Saint Philbert eut pour successeur un noble Poitevin nommé Aïchadre, auquel se rattache une légende écrite deux siècles plus tard. Selon le récit, Aichadre se sentant à  la veille de mourir et craignant qu'après sa mort les religieux ne tombassent dans les embûches du péché, pria le Seigneur d'y pourvoir.

« La nuit suivante, il vit un ange qui parcourait le dortoir des religieux ; cet ange en toucha quatre cent cinquante de la verge qu'il tenait, et promit à  l'abbé que dans quatre jours ils quitteraient la vie, et que lorsque son tour serait venu, ils iraient au devant de lui dans le ciel. L'abbé ayant averti ses frères, les prépara à  l'heureux voyage.
Ils prirent ensemble le viatique et vinrent ensuite tenir chapitre avec ceux des leurs que l'ange n'avait pas marqués. Chacun des élus se plaça entre deux de ces derniers, et tous entonnèrent ensemble des chants de triomphe,

Bientôt la figure de ceux qui devaient mourir commença a resplendir, et sans donner le moindre signe de douleur, les quatre cent cinquante passèrent de cette vie à  l'autre ; le premier cent à  l'heure de tierce^ le second à  sexte, le troisième à  none, le quatrième à  vêpres,  et les derniers à  compiles. Pendant huit jours on célébra leurs obsèques ; et ceux qui leur survivaient pleuraient de n'avoir pas été jugés dignes de les suivre. Deshayes a vu dans cette légende une peste qui emporta la moitié des religieux.

En 841, les Normands pillèrent l'abbaye et y mirent le feu après avoir massacré tous les moines qui ne s'étaient pas enfuis. Cet affreux massacre parait avoir donné lieu à  la légende qui ne fut écrite qu'après les invasions normandes (2).

1, Montalembert. Moines d'Occident, T. II, p, 595,
2, Abbé Tougard. Géographie de la Seine-Inférieure, Arrondissement de Rouen, p. 371
.

La restauration de Jumièges, après les dévastations normandes est due, on le sait, à  Guillaume Longue-épée, deuxième duc de Normandie- Voici ce que racontent les chroniqueurs sur un fait qui a, dit-on, précédé et déterminé cette importante restauration : la tranquillité régnait en Normandie depuis le baptême de Rollon. Deux anciens religieux de Jumièges, déjà  avancés en âge, se décidèrent à  y revenir, Baudouin et Gaudouin, c'étaient leurs noms, essayèrent de déblayer ce lieu dévasté. Avec l'aide de quelques habitants, ils construisirent une cabane et s'y logèrent.

Le duc Guillaume, étant venu chasser dans la forêt, rencontra les deux vieillards qui lui offrirent l'hospitalité et lui présentèrent les seuls aliments dont ils disposaient, un pain d'orge et de l'eau. Le duc refusa avec dédain, et il continua sa chasse. Un sanglier tout à  coup se jeta sur lui, Guillaume se défendit avec son épieu qui se rompit. Il fut renversé de cheval et perdit connaissance. En revenant à  lui, il ne vit plus le sanglier, et constatant qu'il n'en avait reçu aucune blessure dangereuse, il reconnut que Dieu l'avait puni de s'être montré dur et dédaigneux envers les religieux-. Il retourna près d'eux, partagea leur repas, et leur promit de rétablir l'ancien monastère. Les ducs de Normandie ne savaient pas faillir à  leur parole : l'église fut réédifiée ainsi que les bâtiments principaux de l'abbaye.

L'église paroissiale était primitivement dédiée à  saint André, Au XIIe siècle, elle fut mise sous le vocable de saint Valentin. Voici à quelle occasion : A cette époque, une irruption de rats et de mulots ravageait la péninsule; les moyens les plus extrêmes ; pièges, empoisonnements, etc. furent mis en usage; rien ne réussissait. Les rats se multipliaient au point que la famine était imminente. Les habitants, désolés, supplièrent les religieux de venir à  leur secours. Ceux-ci se mirent en prières, puis firent une procession solennelle en portant les reliques de saint Valent in. A mesure que la procession passait, les
rats se réunissaient sur son passage : lorsqu'ils furent au grand complet, ils se dirigèrent vers les bords de la Seine, Arrivés devant le fleuve, rats et mulots s'y précipitèrent tête baissée; ce fut une merveilleuse noyade. Les habitants, pleins de reconnaissance envers saint Valentin, le proclamèrent patron de leur église. Il l'est encore aujourd'hui.

Ce sont là les principales légendes qui se racontent en cette étrange terre toute imprégnée des grands souvenirs monastiques. Quelques croyances populaires s'y joignent qui enrichissent encore ce fonds déjà si riche. C'est d'abord le trésor enfoui dans l'abbaye, trésor réservé pour la rançon du roi, et caché de telle sorte que nul ne le pouvait découvrir, sinon quelques religieux privilégiés, peu nombreux, et qui devaient en garder le plus profond secret, La cause de cette croyance est due très probablement à  la rançon de Richard Cœur de Lion à  laquelle contribuèrent généreusement les religieux de Jumièges,

Et encore celle-ci : parmi les fosses nombreuses situées dans la forêt de Jumièges et appelées « Trous fumeux », à  cause des vapeurs qui s'en échappent dans l'hiver, il en est une qu'on a appelée la « Fosse Piquet », elle renferme, dit-on des cloches qui y ont été cachées depuis très longtemps.

Enfin la plus singulière peut-être est celle qui consiste à  « nouer les fièvres aux branches des genêts » . Une chapelle dédiée à la Mère de Dieu est située dans la forêt qui sépare Jumièges de Duclair ; c'est un lieu de pèlerinage très fréquenté par les gens du pays qui souffrent des fièvres intermittentes. Il faut bien se garder de toucher aux fleurs d*or des genêts comme on serait tenté de le faire en remarquant que l'extrémité des branches forme un nœud. Ces nœuds, en nombre considérable, sont l'œuvre des malades qui viennent à  la chapelle demander guérison et santé. Si un promeneur, ignorant du danger qu'il court, à  la malchance de dénouer les genêts, il attrape immédiatement la fièvre de celui qui a fait les nœuds. Cette croyance est encore très vivace dans le pays.

Qu'on nous permette, en finissant cette excursion au pays des légendes, des grandes épopées monastiques et des ruines imposantes, d'évoquer un souvenir tout moderne, il a ceci de particulier, qu'il est doublement normand, tant parle lieu où la scène se passe que par la nationalité du principal acteur, l'illustre compositeur Boïeldieu, né à Rouen.

M. de Caumont, l'ancien propriétaire des ruines de Jumièges, raconte ainsi dans ses Mémoires une visite que lui fit le célèbre auteur de la Dame Blanche : « Boïeldieu vint le lendemain de la représentation des Deux Nuits. Comme il arriva fort tard, je m'empressai de le faire mettre à table en lui disant que je préférais qu'il visitât les ruines au clair de lune, spectacle imposant dont nul ne peut se faire une idée. Hélas ! la nuit vint mais la lune fut infidèle. J'étais désolé. Mon imagination me vint heureusement en aide. Je donnai l'ordre d'allumer et de disposer des feux dans plusieurs parties des ruines, et lorsque tout fut prêt j'y conduisis mon ami pour le faire jouir des effets pittoresques qu'elles présentaient. Les flammes se projetaient d'une manière bizarre, éclairant vivement quelques parties, tandis que d'autres demeuraient dans un jour douteux. C'était d'un merveilleux effet.
« Mais quel ne fut pas l'étonnement de Boïeldieu lorsqu'il vit s'avancer du fond des ruines restées dans les ténèbres une Dame Blanche ayant une couronne de lauriers à  la main et arrivant à  pas mesurés.

« Alors une musique lointaine se fit entendre jouant l'air célèbre : Prenez garde. La Dame Blanche lui posa une couronne sur la tête et disparut.

« Je m'approchai de Boïeldieu, il était muet, immobile, très ému. Je le rendis à  lui-même en découvrant la tête de mon jardinier qui faisait le revenant. Le brave homme me disait après la soirée : « Savez-vous bien, not'maitre, que le beau Monsieur de Paris a dû avoir peur tout de même, car pardine ! moi qui faisait le revenant je tremblais de tous mes membres. »

C. L.

Source : Notes d'art et d'archéologie, publication mensuelle de la Société de Saint-Jean. La Société de Saint-Jean pour le développement de l'art chrétien, fondée le 21 juillet 1839 par Henri Lacordaire (alors au Couvent de la Quercia (Viterbe, Italie)) avec des Grands Prix de Rome en séjour à la Villa Médicis (Rome, Italie) dont Charles Gounod, réunit dans une même fraternité des artistes de toute discipline. Elle est toujours active.