Parfois, nous traversions la Seine pour une plongée dans une autre planète : la ferme au père Berthoud. Retracer l'histoire de ce paysan de l'Eure, c'est évoquer celle des villages qui nous faisaient face, sur les hauteurs de la rive gauche. Généalogie illustrée...
Petit-fils de
mère
célibataire, fils de tisserands parents à 17 ans,
Gustave Berthoud
a vu le jour à Cerisy-Belle-Étoile, Orne, le 30
décembre 1897.
Cette commune de quelque 700 habitants est située dans le
canton
de Flers.
Au hameau de la
Gaumonnière, Gustave va grandir entouré de deux
frères dont
l'aîné, Ernest, épousera le
même métier que lui : fromager.
C'est que dans la commune toute proche, Saint-Pierre-d'Entremont, une laiterie était alors en pleine expansion, au lieu-dit Noiré. Fondée dans une ancienne corderie par un tourneur sur bois, Victor Amiard, cette entreprise était passée depuis peu entre les mains d'un professionnel nantais, le sieur Albert Le Masne de Brons, propriétaire de plusieurs fromageries. En août 1913, Gustave est sans doute présent quand un employé, Louis Samson, en vient aux mains avec le chef de la laiterie, Joseph Péronne. Le gérant, Alcide Gigan, dut séparer les deux hommes.
Le 3 septembre
1916,
notre ouvrier fromager, jugé de faible constitution par ces messieurs du
conseil de
révision, quitta les rives du Noireau pour être tout de même
incorporé au 115e
RI. En 1918, on le changea de régiment pour l'envoyer sur le
front
d'Orient. Là, il fut un temps évacué
pour maladie. La quille
arriva enfin le 1er octobre 1919.
En février 1920, Gustave Berthoud a repris son métier de fromager. Mais en Haute-Normandie cette fois, au pied du château de Robert Le Diable, en un lieu-dit qui ne reniera pas son nom : la Vacherie. Le toponyme doit dater des ducs de Normandie. Outre Moulineaux, ils possédaient sous ce nom trois autres fabriques de beurre et de fromage : à Montfiquet, Canapville et Barneville-sur-Seine.
Le domaine de la Vacherie comporte un château en bord de Seine disparu de nos jours ainsi qu'une ferme qui fut la résidence d'une femme de lettres, célèbre au XVIIIe siècle, Mme du Boccage, née en 1710 à Rouen et ayant tenu salon à Paris.
A Moulineaux, en 1920, Berthoud travaille chez Maurice Hergault, un "pays" car natif de Chambois, dans l'Orne. Dix ans plus tôt, il est venu reprendre la fromagerie de Maurice Dupuis dont la veuve alla s'établir à Mauny. A son retour de guerre, Hergault est élu premier adjoint et très vite maire de Moulineaux.
Berthoud se maria le 15 décembre 1920 à Moulineaux avec Eugénie Lebreton, de quatre ans son aînée, native de La Chapelle-Caro, dans le Morbihan. Possédant plus le gallo que le français, Eugénie est la fille de cultivateurs illettrés établis au lieu-dit Le Bignon, Jean-Marie Lebreton et Anne-Marie Trégouet.
Au
1er rang, de g. à d. Marie-Louise Tariel, mère du
marié, Gustave
Berthoud, Eugénie Lebreton et Ernest Berthoud,
père du marié. Au
2e rang : Juliette Berthoud,, sœur cadette du
marié, Alfred
Berthoud, époux d'Alice Angue, frère du
marié, Juliette Andrin et
son mari, Ernest Berthoud, frère aîné
du marié, enfin Louise
Bosquet, ayant, selon la famille, des attaches à Barneville
et
Moulineaux.
Nos jeunes mariés sont encore attestés chez Hergault en 1921, lui comme charretier, elle comme ouvrière fromagère parmi la vingtaine de salariés que compte l'entreprise.
Maurice Hergault va multiplier les responsabilités professionnelles mais aussi politiques. Menant une campagne axée sur l'anti-communisme, il rate de peu le conseil d'arrondissement en 1922, entre au conseil général en 1925 avant d'échouer deux fois à la Députation sous l'étiquette de "Radical National". S'il siégera au conseil départemental sous Pétain, le ministre de l'Agriculture lui épinglera la Légion d'Honneur en 48.
Mais nos
Berthoud
n'assisteront pas à l'ascension de leur patron de choc. Si
leur
premier enfant est né le 26 novembre 1921 à
Rouen, le couple est
localisé le 26 janvier 1922 à Barneville
où il tient une ferme
près de l'église Notre-Dame. La famille y restera
une dizaine
d'années et aura un temps un domestique natif d'Yville,
Alfred
Lefebvre.
A leur arrivée, le maire est Marcel Desrez, un notaire de Rouen reconverti dans l'agriculture et établi au château de la Ferronnerie. Gendre de l'avocat Pierre-François d'Eté, qui fut bien avant lui maire de Barneville, Maître Desrez règne sur une soixantaine d'hectares en bordure de Seine où le Passage de la Roche relie Barneville à Jumièges. Desrez est un réactionnaire assumé qui, comme son homologue de Moulineaux, brigue le conseil général.
Le village bruisse alors d'une condamnation infligée à trois habitants pour falsification de lait : il s'agit du sieur Émile Quemin, herbager, de sa femme, Georgette Gora, et de sa belle-mère, Georgette Duvrac. Et ces deux femmes sont natives de Moulineaux.
Au bourg, on
salue avec
respect Mme Pierre Aubert, une agricultrice mère de 19
enfants, dont
16 en vie. On peut la féliciter pour ses efforts envers la
démographie locale. Barneville a perdu en cinquante ans la
moitié
ses habitants. Ils sont alors 300 qui vivent du commerce des fruits,
de la culture des céréales et du colza. On y
dénombrait jadis
nombre de meuniers et forestiers.
Les enfants Berthoud
sont-ils sur cette photo de classe de Barneville ?
Les Berthoud vont contribuer aussi à l'effort démographique. Sept enfants sont issus de leur union :
1) Solange, née en 1921 à Rouen, décédée à Bois-Guillaume en 1994. Mariée le 22 février 1946 à Fernand Messier comme nous le verrons plus loin. Solange est décédée à 73 ans, atteinte de la maladie d'alzheimer.
2) Jean, né en 1922 à Barneville, décédé célibataire à Bourg-Achard en 1990.
3) Gustave, né en 1924 à Barneville, marié à Yvetot avec Yvonne Vanverbegghe, décédé en 1971 à Routot sans postérité.
4) Pierre, né en 1925 à Barneville, marié avec Geneviève Cocain, décédé en 1994 à Bourg-Achard.
5) Madeleine, née en 1927 à Barneville, mariée avec Jean Lejeune, agriculteur et musicien, décédée en 1988 au Bosgouët d'un cancer du colon.
5 bis) Thérèse,
née
en 1927 à Barneville,
décédée célibataire en 1999
à Rouen. Receveuse des PTT, elle fut elle aussi atteinte de la maladie d'alzheimer.
7) Juliette, née en
1934 à Hauville, décédée le
17 novembre 1957 à Rougemontiers.
Les Berthout continuent de visiter leur famille à Saint-Pierre-d'Entremont où auront lieu plusieurs mariages. Nous sommes ici le 17 avril 1925 à celui de Juliette Berthoud, sœur cadette de Gustave et de Léon Letirand. Gustave est le 3e à droite de la mariée, debout, sur le même rang, près de la petite fille en blanc.
A l'époque où les Berthoud quittent Barneville, l'électricité vient tout juste d'arriver au bourg et un dernier fait-divers fait les choux gras. En mars 32, on retrouve Joseph Couture, un paysan voisin, des Berthoud dans un champ, près de l'église, la gorge ouverte par une balle de fusil. C'est son épouse qui a découvert le cadavre. Le couple était séparé depuis six mois. Après avoir cherché du travail à Grand-Couronne, Couture l'intempérant était revenu loger chez un ami à Barneville. Ami à qui il emprunta le fusil. Avant de se diriger vers l'ancien domicile conjugal et se donner la mort.
HauvilleC'est donc dans les année 30 que les Berthoud vont s'établir, comme cultivateurs-fermiers, au hameau de la Ferganterie, à Hauville, commune approchant alors les 700 habitants. Là naîtra leur dernière fille, Juliette, surnommée la Youtte, qui hélas mourra jeune. Les Berthoud sont recensés à Hauville en 1936. Dix ans plus tard, ils y sont manifestement encore. C'est dans cette ferme qu'eut lieu un jour un accident regrettable. Alors que Gustave nettoyait son fusil, le coup partit. Sa fille Thérèse y perdit deux doigts. Mais à toute chose malheur est bon. Si Thérèse n'est plus guère bonne aux travaux agricoles, on lui fera faire des études. Elle sera receveuse des PTT.
Durant la
Seconde guerre
les Berthout se lièrent d'amitié avec les
Quevilly. En cette
période difficile, mes parents qui vivaient à
Yainville se
ravitaillèrent à Hauville. En contrepartie, le
mécanicien de génie
qu'était Raphaël Quevilly aurait offert ses talents
au paysan. Où
leur rencontre a-t-elle eu lieu ? Le marché de Bourg-Achard
se
tenait le lundi, celui de Routot le mercredi. Les Berthout
écoulaient-ils aussi leur production le mardi à
Duclair ? Ils ont
par ailleurs des liens avec Heurteauville comme nous allons le voir.
Durant l'Occupation, toujours à Saint-Pierre-d'Entremont, le 23 novembre 1942, on marie André Berthout à Emilienne Fuzat. Gustave est le 4e à droite au dernier rang.
Heurteauville
En 1946, les Berthout marient leur aînée, Solange, à un garçon d'Heurteauville, Fernand Messier, habitant une ferme près de la chapelle du Bout-du-Vent. Armand Messier, le père, a épousé une Duclairoise, Marie Thierry, qui lui a donné quatre enfants.
Albert Messier 1878-1968 La
famille Messier compte aussi une fille,
Marie-Louise, 1911-2004, épouse d'André
Honoré, 1914-1992. |
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Les Messier
sont une
vieille famille du cru. Et comme telle, elle laisse
forcément son
empreinte dans la chronique locale...
En
février 1918, l'hiver
était si froid que, pour se chauffer, les locataires des
Messier
abattent deux fruitiers,
démolissent une rampe
d'escalier et défoncent une haie. Les coupables ? Deux
femmes : Mme
Albert Toutain et sa fille, épouse Émile Froville. Quand la
famille
Messier leur demande des comptes, elles reconnaissent tout juste
avoir brûlé un branche de prunier
cassée par le vent.
Albert Messier, le patron, est alors prisonnier de guerre à Merseburg. C'est là qu'il passera tout 14-18. Il aura tout de même combattu un peu plus d'un mois. Ce qui lui vaudra la médaille de la Victoire.
En mai 1922, un malfaiteur pénètre dans sa ferme, fracture une armoire et fait main basse sur des pièces en argent. Une trentaine de francs à l'effigie de Napoléon et Léopold II. Il empoche aussi de la menue monnaie et une dizaine sous. On a son signalement, veston de lustrine noire, pantalon, de velours, casquette grise, c'est celui d'un ouvrier d'usine. La trentaine, une petite moustache brune, il aurait été vu le même jour à Barneville où un autre vol a été commis.
Sous le mandat de Charles Guérin, Albert Messier est conseiller municipal. Lors d'élections complémentaires, en juillet 1933, il est élu en compagnie de François Jouveaux, Félix Salmon, le sieur Cherrier, Charles Petit, Gabriel Levreux...
Tels sont les Messier avec qui s'allient les Berthoud. La tante de ce Fernand qu'épouse en 46 Solange Berthoud est Armandine Messier, veuve d'un Breton, originaire de Leuhan, Finistère, officier des Douanes. Ce sont les parents de Roger Kervrann qui sera maire d'Heurteauville de 1950 à 1973. Un quai porte aujourd'hui son nom.
Jean Kervrann 1868-1941 |
|
Armandine Messier 1875-1964 |
Solange
mit au monde deux garçons, Alain et Gérard. Mon
père conduira ce dernier à Paris pour une
opération de la hanche.Les frères Mercier ont conservé la ferme familiale d'Heurteauville.
Gustave et
Eugénie
Berthoud sont toujours à Hauville en 1946, année
de recensement. Le 12 novembre 1949,
on retrouvera encore Gustave et Eugénie à
Saint-Pierre-d'Entremont pour le mariage de
René Berthoud
et Jeanne Lebrun. Ils sont en haut à gauche.
Mon
frère se souvient que dans
les années 50,
Gustave avait fait appel à notre père pour
estimer une traction-avant qu'il comptait acheter. Le verdict de
l'expert était vite tombé sans appel.
L'investissement s'avérait plus qu'hasardeux sur le plan
mécanique. Quant au plan esthétique, la
carrosserie avait été repeinte en bleu au
pinceau, "ce qui
n'était pas du meilleur effet pour une berline digne de ce
nom."
Puis les Berthoud déménagent une nouvelle fois pour Rougemontiers, commune voisine, où ils sont attestés en 1957. Cette année là, leur fille cadette, Juliette, décède prématurément à 23 ans. Cette autre commune rurale est dirigée depuis la Libération par Henry Caillouel, cultivateur à la ferme de la Porte, né en 1904 et qui emploie un temps trois domestiques.
Ma
mère avait, paraît-il, beaucoup d'affection pour
Mme
Berthoud, personne de forte corpulence. Mais comme disait mon
père, grand défenseur de l'embonpoint : " il vaut mieux faire envie que
pitié ! " Un
monde séparait pourtant les deux femmes. L'une, paysanne, ayant
gardé en tête la langue gallèse, l'autre un temps
couturière place Vendôme, mannequin à l'occasion.
C'est ainsi.
Ma mère a tiré sa révérence en 58. C'est donc la ferme de Rougemontiers qui, pour ma part, me revient en mémoire. Et nous y sommes allés souvent, mon père et moi. Pour cela, il nous fallait pour cela prendre le bac à Jumièges, passer le chêne-cuve et le moulin de pierre d'Hauville. Et c'était la route des vacances. Celle qui menait tantôt à Cabourg, tantôt à Saint-Jacut. La fête quoi. Mais un moment, nous quittions cette route enchantée pour nous enfoncer dans un labyrinthe de verdure où se cachaient les chaumières. Une autre planète. Assis dans son fauteuil, coiffé d'une casquette, le père Berthoud faisait l'effet d'un sage, un paysan à la Maupassant qui roulait les "r" en débitant son bon sens. J'étais si ébloui par le vert-bouteille de ses pantalons de velours cotelé que j'avais bien fait rire mon père en lui jurant : "Plus tard, j'en aurai des comme ça !" Et, vers la trentaine, j'en ai eu un comme ça...
J'étais
aussi impressionné par la main mutilée de la
fille de la
maison, vêtue d'un sarrau noir. Célibataire, c'était Thérèse, la postière de Rouen. Mon frère la voit encore se tricoter
un gant de
laine incomplet.
Eugénie
et Gustave Berthoud ont rendu
l'âme à Rougemontiers. Elle
le 11 juillet 1961, lui le 6 mars 1968, d'un cancer du colon qui ne voulut pas dire son nom.
Avant de faire quelques
recherches, j'avais gardé toute
la vie le souvenir d'un paysan de l'Eure dont la famille
était forcément sur sa ferme de toute
éternité, tant elle semblait hors du temps.
C'était en réalité le fils de
tisserands de l'Orne, marié à une Bretonne et qui
aura été très mobile.
Laurent
QUEVILLY.
Sur ce montage, Eugénie et Gustave Berthoud en 1949.
Claudette Berthoud.
Page Geneanet de David Honoré.
Martine Watteyne, fille de Madeleine Berthoud.
Camembert Museum
Jean-Claude Quevilly.