Voici l'histoire d'un seigneur qui tua son chapelain. Pour se faire pardonner, il aurait fait don de ses biens aux moines de Jumièges.

En 1862, l'Association normande visite la ferme de Sénateur Boullefort, à Betteville. Un érudit se charge du compte-rendu :

"Cette propriété a appartenu, dit-on, aux moines de Jumiéges, et l'origine en est assez curieuse pour que nous nous permettions de la rapporter ici, telle qu'elle nous a été racontée.

"Le propriétaire, riche seigneur, d'un caractère violent, était grand amateur de chasse. Le plaisir qu'il éprouvait dans cet exercice ne l'empêchait pas de remplir ses devoirs religieux, et, quand il chassait, il ne manquait jamais de rentrer pour l'heure de la messe qui se disait dans la chapelle du château.

"Un dimanche, entraîné sans doute plus loin qu'il ne le pensait, il ne put arriver à l'heure. Le curé attendit quelque temps; mais, fatigué de faire attendre ses paroissiens, et peut-être fatigué aussi d'attendre lui-même, ne sachant d'ailleurs si le seigneur viendrait, il commença la messe.

"Elle était presque achevée lorsque le seigneur, en costume de chasse, entra précipitamment. Il était dans une grande colère, il ne pouvait croire que le prêtre se fût permis de commencer l'office sans lui. Les réponses que lui fit le curé l'exaspérèrent davantage, et sa colère ne connaissant plus de bornes, il arma son fusil et tua le prêtre sur les marches de l'autel.

"Une conduite si odieuse fut suivie du plus grand remords. Ce seigneur, comprenant l'énormité de l'action qu'il avait commise, alla se jeter aux pieds des moines de Jumiéges afin d'obtenir la rémission de son crime, et en reconnaissance des prières qu'ils firent pour lui, il leur douna la ferme occupée aujourd'hui par M. Boullefort."

Observation

La ferme en question était propriété d'Emile Besselièvre. Sur sa centaine d'hectares, on comptait autant de têtes de bétail et des champs en culture. Natif de Roumare, Louis Sénateur Boullefort, l'exploitant, s'était marié à Veauville-les-Quelles en 1843 avec Catherine Esther Dupré.

Betteville était décidément terre de légendes. C'est là, en 652, qu'un garde de la forêt du roi aurait voulu transpercer saint Wandrille de sa lance. Mais au moment de frapper, son bras resta paralysé. Il fut alors comme possédé du démon jusqu'à ce que Wandrille, par ses prières, lui rende la santé. L'attentat eut lieu près des sources de la Rançon et le saint y fit bâtir la chapelle de Caillouville en action de grâce. Dénommé Betton, ce garde aurait possédé un manoir et donné son nom à la paroisse.

Au Moyen Âge, la cure de l'église dépendait de l'abbaye de Saint-Wandrille dont les titres s'étendaient aussi aux manoirs de Betteville et de Biville. La légende relatée par l'Association normande existe bien. Mais notre érudit se trompe d'abbaye. Quand le seigneur-chasseur tua son chapelain, les paysans de Betteville se soulevèrent et le contraignirent à abandonner ses biens aux religieux de Fontenelle.

SOURCES

Annuaire des cinq départements de l'ancienne Normandie, 1862.
Bunel et Tougard, Géographie de la Seine-Inférieure.