En 1931, Paul Le Cacheux brossa un belle fresque historique de l'abbaye de Saint-Georges.

Les origines de l’abbaye de Saint-Georges-de-Boscherville sont assez obscures. Tout ce que nous en savons repose sur une charte de Guillaume le Conquérant, dont l’original est perdu depuis longtemps, mais qui a été insérée dans le Cartulaire, manuscrit du XIIIe siècle, conservé à la Bibliothèque de Rouen. Elle y occupe les folios 54-58. Acceptée comme authentique par tous les historiens de l’abbaye, à la suite, d’ailleurs, de Mabillon, qui en donne un extrait dans ses Annales ordinis sancti Benedicti (tome IV, p. 674-675), cette charte n’est pas à l’abri de tout soupçon. Sans
doute n’a-t-elle pas été fabriquée de toutes pièces par les moines, car il y est fait allusion dans un acte d’Henri Ier, avec lequel on l’a souvent confondue et qui, lui, nous est connu, non seulement par la copie du Cartulaire, mais par un vidimus du roi Charles IV, daté de Bellozanne, au mois de juin 1327 (13 H 9).


L’intervention de Guillaume le Conquérant dans la première fondation de Boscherville paraît au surplus un fait certain. Mais le texte de ce document a été remanié et des interpolations y sont visibles (*).

(*) M. Besnard, dans sa Monographie de l’église et de l’abbaye de Saint-Georges-de-Boscherville (p. 4), a soupçonné le peu de crédit que mérite ce document. Mais, comme Deville, il s’est trompé en croyant que l’original existait encore au début du XIVe siècle. C’est la charte d’Henri Ier, et non celle de Guillaume le Conquérant, qui a été vidimée par Charles IV.

La date qu’on lui attribue, antérieure à la conquête de l’Angleterre (1066), n’est pas elle-même très sûre, bien que, dans la suscription, Guillaume s’intitule simplement duc de Normandie (*).

(*) Il y est, en effet, parlé du fondateur, Raoul de Tancarville, comme s’il était mort : « ... et in fine omnia que in vita possederat et ei accidebant, in anro, peccoribus, ornamentis et in aliis quibuscunque rébus canonicis possidenda concessit... » Or, le décès de Raoul le Chambellan est rapporté par Deville lui-même aux environs de l’année 1082.

Si l’on rapproche cette pièce de la charte d’Henri Ier, on trouve entre les deux textes de singulières analogies et des différences de rédaction non moins troublantes. C’est l’acte du fils, et non celui du père, que les moines ont fait vidimer, au XIVe siecle, par la chancellerie royale. De ce dernier nous ne possédons pas d’autre copie que celle du Cartulaire et aucun inventaire ancien ne le mentionne (*).

(*) Une copie du 14 février 1430 n. st. se trouve cependant dans le fonds du comté de Tancarville (série A). Elle fut faite à la requête de l’abbé Philippe Auvray, alors à Rouen. Mais bien que le notaire fasse allusion à des lettres originales, il pourrait bien s’être servi tout simplement de la copie du Cartulaire, avec laquelle son texte ne présente aucune différence.

Après en avoir altéré le texte pour préciser des droits contestés, se serait-on empressé de le faire disparaître, afin d’effacer toute trace de la falsification ? Dans tous les cas, Deville, qui l’a publié in-extenso, en l’accompagnant d’une traduction française, en a tiré des conclusions tout-à-fait erronées sur la date de construction de l’église abbatiale de Saint-Georges. Ce beau monument ne peut avoir été élevé, comme il le dit, au début de la seconde moitié du XIe siècle. Il n’est pas antérieur au premier quart du XIIe, et l’honneur de l’avoir édifié ne revient pas à Raoul de Tancarville (*), ainsi que pourrait le faire croire la charte du duc Guillaume, mais aux Bénédictins appelés par son fils en l’année 1114, lorsque le collège de chanoines, qui desservait l’église, fut dissous, et cet établissement religieux transformé en abbaye.

(*) « Radulfus aulem meus magister auleque et camere mee princeps, instinctu divino tactus, ut in vera petra esset fundatus (et non fundaturus), ecclesiam supradicti martyri Christi Georgii, que erat parva, reedificare a fundamentis inchoavitet exproprio in modum crucis consummavit » (Cartulaire fof. 55-56).

Autant, en effet, qu’on peut l’induire de cet acte sujet à caution, dans la seconde moitié du XIe siècle, Raoul, chambellan du duc Guillaume, avait installé sur son domaine de Boscherville, à la lisière de la forêt de Roumare, une petite communauté de chanoines et lui avait donné à desservir une église érigée sous le vocable de saint Georges. Cet édifice, entièrement reconstruit par ses soins à la place d’un autre, de dimensions médiocres, qui devait être déjà le but de quelques pèlerinages, fut entouré des bâtiments nécessaires au logement des chanoines et devint vite une sorte de collégiale, incapable assurément de porter ombrage aux puissants monastères voisins de Jumièges et de Saint-Wandrille. Raoul en fit faire la dédicace, en présence de sa femme et de deux de ses fils, et l’enrichit de ses aumônes.

C’est à cette fondation que participèrent largement par leurs dons Guillaume le Conquérant et sa femme Mathilde. Ils accordèrent notamment aux chanoines des droits très étendus, dont devait hériter plus tard l’abbaye de Saint-Georges, dans la paroisse de Saint-Martin-du-Tilleul, près Bernay. Auguste Le Prévost, qui a écrit l’histoire de cette paroisse, prétend que cette donation fut faite pour le repos de l’âme de Richard II, aïeul du Conquérant. Mais le texte du Cartulaire porte simplement : «pro requie Ricardi anime ». Les mots « avi mei » ont été ajoutés par Le Prévost, et, au lieu du grand-père de Guillaume, il peut fort bien s’agir ici d’un fils de ce dernier, Richard, mort en bas âge aux environs de l’année 1080, à la suite d’un accident de chasse dans une forêt du Hampshire. Quoi qu’il en soit, malgré ces aumônes, ou peut-être à cause d’elles, le collège de chanoines installé à Boscherville n’eut pas une longue durée.
Le relâchement qui ne tarda pas à se glisser parmi ses membres amena leur dispersion. C’est, du moins, ce que racontent les historiens du monastère, et le principal d’entre eux, Deville, a brodé sur ce sujet de bien jolies fantaisies : « L’un des grands crimes du supérieur, dit-il, était de cultiver la poésie.... Sans doute, ce paisible cénobite, tempérant l’austérité des prières par le culte des muses, s’égarait quelquefois sous l’ombrage des chênes de la forêt de Roumare ; et là, peut-être, rêvant aux exploits du conquérant de l’Angleterre et de son chambellan, il s’occupait à chanter la gloire de son pays et celle des Tancarville, quand l’un d’eux s’apprêtait à le chasser honteusement du domaine de ses pères (*)... 

(*) DEVILLE. Essai historique et descriptif sur l’église et l’abbaye de Saint-Georges-de-Boscherville, pp. 23-24

« Le mot « chasser » se trouve, en effet, dans Orderic Vital. «Expulsis canonicis de Balcherivilla », dit l’historien du XIIe siècle (ORDERIC VITAL. Histoire ecclésiastique, édit. Delisle-Le Prévost, III, pp. 382-383.), et il est constant qu’en l’année 1114, Guillaume de Tancarville, fils du fondateur, muni de l’assentiment du pape et de celui de l’archevêque de Rouen, qu’il avait obtenu par l’intercession d’Henri Ier, expulsa les chanoines et fonda l’abbaye, où vinrent s’installer, sous le gouvernement de l’abbé Louis, dix bénédictins de Saint-Évroult.

Le Cartulaire nous a conservé la charte du Chambellan (Cartulaire, fol. 74-75.), dont celle d’Henri Ier reproduit les dispositions essentielles, en les développant. L’intention du fondateur s’y révèle dès les premiers mots : il veut accroître et améliorer l’église de Saint-Georges et il sollicite du roi la permission d’ouvrir la basilique et d’y établir une abbaye, s’engageant à la doter de biens suffisants pour subvenir à l’entretien de plusieurs moines. Les donations faites par Raoul de Tancarville à l’ancien établissement sont transférées au nouveau.
D’autres viennent s’y ajouter, telles que, dans le Cotentin, l’église de Saint-Floscel, la dîme des moulins de Vaudiville et celle de la forêt de Montebourg. Le roi, non content de confirmer toutes ces aumônes, donne lui-même quelques domaines en Angleterre, ainsi que des droits dans la forêt de Roumare. Sa fille, l’impératrice Mathilde, et le fils de celle-ci, Henri II Plantagenet, ainsi que Richard Cœur-de-Lion, continuant l’œuvre de leur ancêtre, prennent l’abbaye sous leur protection et l’enrichissent de nouveaux dons.

Une bulle du pape Innocent II, datée du Latran, le 12 juillet 1131, et plusieurs lettres des archevêques de Rouen, Hugues d’Amiens, Rotrou de Warwick et Gautier de Coutances, énumèrent environ vingt-cinq églises ou chapelles à la présentation des moines : elles sont situées presque toutes dans le diocèse de Rouen (Cartulaire, fol. 44 et suiv.) ; telles, pour ne citer que les principales, les églises de Saint-Martin-de-Boscherville, Auberville-la-Renault, Hénouville, Houdetot, Limésy, Quevillon, Saint-Jean d’Abbetot, Saint-Laurent de Brévedent, Saint-Romain-de-Colbosc, Tourville-sur-Arques.

Les religieux possèdent également, par suite d’une donation de Guillaume de Tancarville, quatre maisons et la dîme de tous les revenus appartenant à leur fondateur dans la ville de Rouen. Plus tard nous voyons l’abbé habiter de temps à autre un hôtel, appelé l’hôtel de Saint-Georges ou de la Porte-Roullant, sis rue du Merrien, non loin de l’ancienne collégiale du Saint-Sépulcre (13 H 184-187, V. également dans un registre du tabellionage de Rouen (meubles), à la date du 6 avril1543, le bail à Nicolas Le Vallois de l’hôtel de l’abbaye, sis paroisse Saint-Michel, rue du Merrien).

Des moulins, de nombreuses pièces de terre, les dîmes de plusieurs paroisses, des droits de pêche dans la Seine, des exemptions de péage et de tonlieu, la faculté de prendre dans la forêt de Roumare les bois de construction ou de chauffage dont ils ont besoin, celle de faire venir leurs vins en franchise par la rivière, tout cet ensemble de propriétés foncières, de rentes, de privilèges, qui constitue le temporel des religieux, atteste la générosité des seigneurs de Tancarville et la foi très vive qui les animait.

A l’exemple des ducs de Normandie, dont ils étaient les chambellans, ils voyaient dans le monachisme la forme supérieure du christianisme, et ils ont voulu, eux aussi, avoir leur abbaye, leur oratoire privilégié, où de pieux cénobites prieraient pour le salut des âmes du fondateur et de ses descendants. L’église de Saint-Georges, avec ses annexes, le cloître, la salle du Chapitre, devint ainsi la nécropole de leur famille, comme l’abbatiale de Fécamp fut celle des ducs Richard, et, dans la suite, Fontevrault celle des Plantagenet. Lorsque s’éteignit, au début du XIVe siècle, en la personne de Robert, dont le fils mourut en bas âge, la postérité mâle des Tancarville et que leur succession passa par mariage aux familles de Melun, d’Harcourt et d’Orléans-Longueville, ces héritiers des fondateurs n’oublièrent pas les liens qui les unissaient à l’abbaye ; et celle-ci, reconnaissante, continua de faire figurer dans son blason les armes de ses bienfaiteurs. Une sorte de tutelle seigneuriale s’exerce ainsi dès l’origine sur le monastère et favorise son développement : elle ne disparaît guère que sous le régime de la commende, au milieu des troubles politiques et religieux du XVIe siècle.
Nous n’avons pas à entrer ici dans le détail des principaux événements qui ont marqué, au cours des siècles, l’histoire de l’abbaye : fréquentes visites d’Eudes Rigaud, archevêque de Rouen, perte des prieurés anglais, réduction des fondations par l’abbé Philippe Auvray, pillage de l’église et desbâtiments claustraux par les protestants en 1562 (C’est le 4 mai 1562 que les religieux furent forcés de quitter l’abbaye par suite des incursions des protestants. V. l’arrêt du Parlement de Rouen, du 5 septembre 1562 et ceux des 17 et 22 septembre de la même année.) et 1570, incendie de la maison abbatiale lors des troubles de la Ligue en 1590, introduction de la réforme de Saint-Maur en 1659, séjour du jeune duc de Longueville de 1672 à 1693, etc. Tous ces faits ont été relevés par les historiens de Saint-Georges et notamment par le plus récent d’entre eux ( A. Besnard, Monographie de l’église et de l’abbaye de Saint-Georges de Boscherville ; Paris, Lechevalier, 1899, 1 vol. in-4° de 347 pages, 97 gravures, 12 planches.).

M. Besnard nous montre le monastère, à peine fondé, résistant aux prétentions des religieux de Saint-Évroult, qui veulent en faire l’un de leurs prieurés ; recevant, en 1321 et 1322, la visite du roi Charles le Bel et, le 27 août 1367, celle de Charles V ; souffrant de la domination anglaise qui dépeuple le pays d’alentour et force les abbés à se réfugier à Rouen ; tombant en décadence à la suite des guerres de religion, mais tirant encore un certain lustre de la présence des abbés commendataires, dont quelques-uns portent des noms célèbres : les cardinaux Antoine Bohier, Hippolyte et Louis d’Este, Charles de Balzac, évêque de Noyon, Louis de Bassompierre, évêque de Saintes, Henri-Charles de Coislin, évêque de Metz, membre de l’Académie française et de l’Académie des Inscriptions, François de Fitz-James, évêque de Soissons etc..

Si la substitution de ces hauts dignitaires ecclésiastiques aux anciens abbés, élus par les moines, eut pour effet d’affaiblir l’autorité spirituelle et entraîna, au moins jusqu’à la réforme de Saint-Maur, un relâchement de la vie bénédictine, elle ne fut pas aussi nuisible qu’on pourrait le croire à la bonne administration de la maison. Les revenus de celle-ci, consistant surtout en dîmes, ne firent que s’accroître pendant tout le XVIIIe siècle, grâce aux progrès de l’agriculture.
Certains abbés, comme M. de Coislin, n’hésitèrent pas à dépenser des sommes importantes pour l’entretien ou la reconstruction des bâtiments claustraux. L’église abbatiale échappa fort heureusement aux transformations que le goût du temps aurait pu lui faire subir : elle resta, dans son ensemble, un pur chef-d’œuvre de l’architecture romane du XIIe siècle, aussi remarquable par l’unité de son style que par l’harmonie de ses proportions.

Au début de la Révolution, la bonne gestion des Mauristes avait amené l’extinction progressive des dettes et l’augmentation des revenus qui, dans l’espace d’un siècle, avaient plus que doublé. On avait élevé des bâtiments nouveaux, sans laisser tomber en ruines les anciens. Le monastère présentait alors, à peu de chose près, l’aspect extérieur que nous lui voyons sur la belle planche du Monasticon Gallicanum et qu’un demi-siècle de bouleversements politiques ne devait pas tarder à lui faire perdre.
C’est le 13 février 1790 que fut décrétée par l’Assemblée nationale la suppression des ordres religieux, et par conséquent des monastères. Dès le 26 avril suivant (Arch. de la Seine-Inférieure, série Q -non répertoriée- : arr t. de Rouen, Établissements religieux) , les officiers municipaux de Saint-Martin-de-Boscherville se transportaient à l’abbaye et convoquaient au son de la cloche, en la manière accoutumée, les religieux, qui étaient au nombre de sept :

Dom Philippe-Nicolas Dupont, prieur, âgé de 58 ans révolus ;
dom Léonard-Dominique Duriez, faisant la recette, âgé de 57 ans ;
dom Henri-Louis Alliot, âgé de 53 ans ;
dom Guillaume-François Dabout, âgé de 63 ans ;
dom Bruno Dufour, faisant l’office de dépositaire, âgé de 56 ans ;
dom Jacques-François Huard, âgé de 57 ans ;
dom Charles Fossé, âgé de 56 ans.

Il fut procédé en leur présence à l’examen des comptes de l’établissement. Le revenu atteignait la somme de 22.563 livres 15 sols, non compris les faisances, le faire-valoir, dix cordes de bois à prendre dans la forêt de Roumare, une rente sur le trésor royal et les treizièmes, qui se montaient à 2.547 livres 13 sols. Les dettes actives étaient de 9.733 livres 16 sols 8 deniers ; les dettes passives de 6.171 livres 5 sols 9 deniers, auxquels il convenait d’ajouter 526 livres de rentes dues à l’abbaye de Bonport et à la paroisse de Sainle-Croix-Saint-Ouen de Rouen. On fit l’inventaire de l’argenterie, qui comprenait onze couverts, outre les sept des religieux, chacun d’eux ayant le sien, quatre cuillers de service, une cuiller à pot et six cuillers à café. Il ne se trouva point d’argent monnayé, et même une somme de 43 livres avait été prise d’avance sur les fonds à recouvrer. « Cette pénurie, « dit le procès-verbal, » vient des aumônes considérables que ces messieurs font depuis près de deux ans ».

L’armoire du trésor, dans la sacristie, renfermait les objets suivants, « en argent pur » : une croix processionnelle, avec son bâton, revêtu d’une feuille d’argent ; un bâton de chantre, revêtu de même, dont le couronnement était d’argent massif ; quatre calices avec leurs patènes ; quatre burettes et un bassin ; un soleil et sa couronne ; l’aspersoir ou goupillon du bénitier ; un encensoir avec sa navette ; une baleine de bedeau, proprement montée et garnie en argent. Le saint ciboire reposait, suivant l’usage, dans le tabernacle du maître-autel. En fait de linge d’église, on comptait vingt et un aubes et amicts, neuf nappes d’autel, tant grandes que petites. Quant aux ornements, il y en avait deux principaux, l’un rouge et l’autre blanc, consistant chacun en trois chapes, une chasuble et deux tuniques ; un ornement noir, assez propre, comprenant une chasuble et trois chapes.
Le dais et les soupentes sont notés comme étant d’une étoffe très belle, avec des franges en or, ainsi que l’écharpe servant d’accompagnement aux deux ornements ci-dessus. Tous les autres, tant chasubles que chapes, étaient fort anciens et de peu de valeur. A ces différents objets il fallait ajouter la lampe et le bénitier, les six chandeliers de l’autel et les deux qui accompagnaient la croix aux processions, le tout de cuivre argenté seulement ; une horloge fort ancienne et de peu de valeur ; six cloches, dont trois grosses et trois petites ; un orgue et l’aigle du chœur. Cette partie de l’église renfermait de très belles stalles. Dans la bibliothèque, les officiers municipaux remarquèrent une grande quantité de volumes, dont la plupart étaient mal couverts et dépareillés, et un seul manuscrit informe. Le prieur gardait dans sa chambre un exemplaire incomplet de l’Encyclopédie. Aucun inventaire ne fut dressé des titres déposés dans le chartrier ; on se contenta d’apposer des scellés sur la porte. Les étables de la maison ne renfermaient que deux chevaux, deux vaches et une voiture à deux roues. Le procès-verbal de visite nous révèle qu’il y avait alors dix chambres habitables et que l’on pouvait en faire aménager cinq autres à peu de frais.
Le 17 novembre suivant, les administrateurs du district de Rouen firent procéder au recensement de l’inventaire dressé par la municipalité. L’état qu’ils nous ont laissé est beaucoup plus complet que le précédent et mériterait d’être publié en entier (Il se trouve dans le même dossier de la série CM). Nous y retrouvons non seulement les objets déjà signalés dans l’église et la sacristie, mais encore ceux qui garnissaient trois chambres d’hôtes, l’infirmerie, le réfectoire, la salle à manger, la cuisine et l’office. La salle à manger, lambrissée en beau bois de chêne jusqu’à la naissance de la voûte, était ornée de quatre portraits et d’un tableau placé sur la cheminée. Il faut noter le mobilier de la cuisine : « neuf casseroles en cuivre, une casserole à deux anses, une poissonnière, une braisière, trois grandes tourtières, un petit chaudron et une grande tourtière, une écumoire, une cuiller à pot, deux marmites, un moule à gâteau de Savoie, en fer blanc, une lèchefrite, des couvercles de casseroles en cuivre, une passoire en fer blanc, deux poêles, trois pincettes et deux pelles à feu, un couperet, un tournebroche avec deux broches, un gril, une chaudière en fer, deux chenets, deux crémaillères et la poterne, la porte du four, les pelles et fourgons.. »

Dans le jardin il y avait une pompe en cuivre, servant à fournir l’eau à la maison. L’apurement des comptes, qui suivit le recensement de l’inventaire, montra que l’actif excédait le passif de 24.853 livres 5 sols 9 deniers. Une pension de mille livres fut accordée à chacun des religieux, auxquels on laissa provisoirement l’usage de leurs chambres et une partie du linge. L’organiste, M. Deniaux, qui remplissait ces fonctions depuis 1746 et qui était âgé de 72 ans, hors d’état de gagner sa vie, se vit accorder une pension viagère et alimentaire de 300 livres, « sans laquelle cet infortuné, sa femme et ses enfants eussent été obligés de mendier leur pain. » Deux des religieux, dom Fossé et dom Huard, constitués gardiens des scellés, eurent également à répondre d’un certain nombre d’objets nécessaires au culte ou à la vie journalière de la petite communauté et restés en dehors du séquestre. La régie des biens de la mense abbatiale et de la mense conventuelle fut confiée au sieur Lefebvre, ex-chargé d’affaires du dernier abbé, Claude du Cheylar, vicaire-général de Dijon.
Toutes ces opérations n’étaient que le prélude d’une liquidation générale. La plupart des biens de l’abbaye furent vendus en 1791 au profit de la nation. L’église, la maison abbatiale et ses dépendances furent d’abord comprises pour un chiffre global de 22.000 livres, dans les 4.300.774 livres de biens nationaux que la municipalité de Rouen fut autorisée à acquérir par décret de l’Assemblée Nationale du 23 avril 1791. Mais, dès le 6 août suivant, ces bâtiments, sauf l’église,devenaient, moyennant un prix de 31.000 livres, la propriété du sieur Jacques-François Le Barbier, marchand teinturier, domicilié à Rouen, rue du Faubourg. Voici en quels termes ces immeubles sont mentionnés dans le procès-verbal d’adjudication (Arch. de la Seine-Inférieure, série Q non répertoriée. Vol. de Ventes des biens nationaux, district de Rouen, tome IV, fol. 485 recto):
» Dans la municipalité de Saint-Martin-de-Boscherville :
» 1°Les maisons abbatiale et claustrale, avec touttes les droitures, servitudes et mitoyennetés qui y sont attachées, dont jouissoient les cy-devant abbé et religieux de Saint-Georges-de Boscherville ;
» 2° Les cours, encloses de murs, et les bâtiments qu’elles contiennent, à la charge par l’acquéreur d’en laisser la jouissance aux personnes qui y ont droit jusqu’à l’expiration de leurs baux ;
» 3° Enfin les jardins et generallement tout ce qui dépend des dittes maisons abbatiale et claustrale.
» Il est d’observation cependant que l’église et la sacristie de laditte abbaye ne sont point comprises dans cette vente.
» Il est aussy d’observation que les murailles de laditte église seront mitoyennes avec les bâtiments de la maison claustrale partout où elles seront simples, et dans le cas de démolition future de l’église, l’entrepreneur de cette démolition ne pourra déclarer lesdits bâtiments, et sera tenu de laisser subsister un mur de dix pieds pour les fermer du côté de la rue.
» L’acquéreur pourra avoir des arbres en espaliers le long des murs de l’église et de la sacristie, pourvu qu’ils ne nuisent pas au jour, mais il sera tenu de clore à ses frais en maçonnerie touttes les bayes des portes qui donnent de la maison claustrale dans l’église, à condition que lesdittes portes resteront à son proffit, d’après la soumission de M. Duval et sur l’estimation de dix sept mille trois cents deux livres, auquel prix le tout a été ajugé à la municipalité de Rouen... »

L’église abbatiale, exceptée de l’adjudication, figurait pour une somme de 10.000 livres dans le procès-verbal d’estimation des biens de l’abbaye qu’avaient signé, le 27 octobre 1790, les deux architectes rouennais Barbarey et Gilbert, désignés comme experts par l’administration du district. Elle dut son salut à l’excellent état de conservation dans lequel l’avaient laissée ses propriétaires. Alors que l’église de la paroisse, délabrée, d’aspect misérable, menaçait ruine et qu’il eût fallu de grands frais pour la reconstruire, celle de l’abbaye semblait d’un entretien facile, et elle était devenue plus centrale depuis que le village s’était progressivement groupé autour d’elle. Aussi voyons-nous la municipalité en réclamer, dès le mois de février 1792, la concession, vraisemblablement à titre gratuit. De nouvelles démarches sont entreprises dans le même but le 20 mai suivant : on fait valoir que cet édifice pourrait servir aux assemblées primaires de neuf paroisses environnantes. Finalement, le 26 décembre, les paroissiens en prennent possession.
L’église Saint-Martin, abandonnée, devint un atelier de salpêtre : elle existait encore en l’an VII ; mais, à cette date, s’il faut en croire une lettre de l’administration cantonale de Canteleu, « elle était tombée dans un tel état de déprédation que la réparation en semblait impossible ». Quant à la salle capitulaire, charmante construction du début du style gothique, l’établissement d’une petite manufacture dans les bâtiments qui l’englobaient la préserva du vandalisme, et cette affectation utilitaire la maintint à peu près intacte jusqu’aux approches de 1822, année où elle fut mise hors de danger, grâce aux efforts énergiques d’Auguste Le Prévost et de la Commission des Antiquités de la Seine-Inférieure : un secours de 3.000 francs, accordé par le ministre, permit au département d’en faire l’acquisition (Commission des Antiquités, P. V., t. I, p. 58.).
Le chartrier de l’abbaye de Saint-Georges-de-Boscherville, mis sous scellés le 26 avril 1790 par la municipalité de Saint-Martin, fut transféré à Rouen, en vertu de la loi du 5 novembre de la même année, concernant la vente des biens nationaux. La loi du 5 brumaire an V (26 octobre 1796) le fit passer des archives du district dans celles du département. Nous le perdons de vue jusqu’au 27 janvier 1825. Le Tableau des archives, dressé à cette date par l’archiviste Hénault, donne pour Saint-Georges-de-Boscherville la note suivante : « Chartrier important sous le rapport de ses biens et de ses privilèges. Pièces inutiles à conserver : les gages-pièges. » Hénault ajoutait dans son rapport, qui porte la même date : « Cette abbaye, fondée par Guillaume, chambellan de Tancarville, possédait des revenus considérables dans le comté de Tancarville. Elle jouissait de plusieurs privilèges, confirmés par les rois d’Angleterre, de France, les papes et les archevêques. Un volume petit in-fol., en papier, relié en veau (C’est l’inventaire inscrit sous la cote 13 H 1.), contient l’inventaire de ses titres, qui présentent beaucoup d’intérêt d’après l’apperçu, mais j’ignore si tous sont aux Archives de la Préfecture. » Deux ans plus tard, Hénault, envoyé en mission à Yvetot pour rechercher dans les Archives de la Sous-Préfecture les titres et papiers qui y étaient indûment conservés, signalait au préfet, entre autres documents provenant des anciennes abbayes, des pièces du chartrier de Saint-Georges-de-Boscherville. Il dut les ramener à Rouen et les réintégrer dans son dépôt. Un répertoire numérique de ce fonds d’archives fui dressé, le 28 juillet 1828, par l’aide-archiviste Hamel : il a suffi à guider les travailleurs jusqu’au jour où nous avons dû reprendre sur un nouveau plan le classement de tous ces titres et en rédiger le répertoire analytique, objet de la présente publication.
Le Cartulaire de Saint-Georges-de-Boscherville, inscrit sous le n° 3417 dans la Bibliographie générale des Cartulaires français de M. Henri Stein, est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque municipale de Rouen, mss. Y 52. C’est un registre parchemin, de 226 feuillets, mesurant 195 millimètres sur 140, relié en veau, écriture du XIIIe siècle ; au dos titre en caractères modernes. Il est composé de la façon suivante :
Fol. 1-6 : Calendrier liturgique (encres rouge, bleue et noire. La dédicace de l’église de Saint-Georges est mentionnée au 4 des ides de septembre, 10 septembre) ;
Fol. 7-49 : Censier de l’abbaye ; en tête, encre rouge : « In primo notantur census Sancti Georgii ad Pascha, ad festum Sancti Johannis Baptiste, ad festum Sancti Michaelis et ad Natale domini reddituri ». Et au-dessous, même encre : « Ne oblivione vel subreptione alicujus suorum censualium aliquid de jure suo alque suorum successorum pereat R. dei gratia abbas Sancti Georgii (Il s’agit de Richard I, abbé dans le premier quart du XIIIe siècle, Gallia christania, XI, 271.) et totus conventus pretaxate domus dignum duxerunt hec pre manibus habere coadunata ».
Les fol. 30, 33, 34 ont été récrits ( XIIIe siècle) ; les fol. 39 et 40 sont également d’une écriture plus récente (fin du XIIIe siècle) ;
Fol. 41-43 : Chartes transcrites dans la seconde moitié du XIIIe siècle : Mémorial d’assise de 1258, coutumes de la forêt de Roumare, etc. ; on y a ajouté au XIVe siècle une note sur les biens de l’abbaye en Angleterre ;
Fol. 44-193 : Cartulaire ; jusqu’au fol. 151, majuscules ornées, rubriques en encre rouge. Les écritures deviennent plus variées à partir du fol. 143 verso. Il y a une lacune après le fol. 63 verso ;
les fol. 64-72 ont, été récrits, le fol. 65 intercalé, les fol. 88-91 également (écritures du XIIIe siècle) ; Fol. 194 : « Hic fuerunt scripti redditus de Rispevilla anno domini M° CC° octogesimo quinto, die dominica post festum Omnium, Sanctorum » (4 novembre 1285). A la suite sont transcrites les rentes dues à Rouen et à Yonville (incomplet) ;
Fol. 196 : Charte de Philippe le Bel au sujet de la franche nef des religieux (Paris, juillet 1301) ;
Fol. 197-203 : Accord avec l’abbaye du Bec au sujet des hommes de Boscherville (1315) ; notes sur les fondations de Raoul et Guillaume de Tancarville (écriture du XVe siècle) ; Fol. 204 : Chartes de 1270 pour Montivilliers et Berneval ; Fol. 205-224 : Table alphabétique des noms de lieux (sur papier) ; XVIIIe siècle ;
Fol. 225-226 : Elenchus prœcipuarum cartarum (XVIIIe siècle).
Les chartes non numérotées transcrites dans le Cartulaire sont au nombre de 356 (Il convient de signaler ici qu’aux Archives de la Seine-Inférieure, dans le fonds du comté de Tancarville,série A, se trouve une importante liasse de procédures remontant au xve siècle, au sujet des dîmes que réclamait l’abbaye dans les forets du comté. Ce dossier renferme de nombreuses copies de chartes du XIIIe siècle et un vidimus de 1450 des actes de fondation).

Une bibliographie assez complète des travaux publiés sur Saint-Georges-de-Boscherville a été donnée par Dom Besse dans le tome VII des «Abbayes et Prieurés de l’Ancienne France », Province ecclésiastique de Rouen, pp. 49-50. Il convient d’y ajouter : CH. DE BEAUREPAIRE, Saint-Georges-de-Boscherville dans «Les Environs de Rouen», (Rouen, Augé et Borel, 1882, in-4°, pp. 167-185).
– Dr COUTAN, Saint-Georges-de-Boscherville, d’après M. A. Besnard, architecte ; (Sotteville, imprimerie Lecourt, 1899, in-8°, 12 p.)
– Abbé TOUGARD, L’église de Saint-Georges-de-Boscherville, dans la Normandie monumentale et pittoresque, Seine-Inférieure, t. I, pp. 235-238 (Le Havre, Lemale, 1893, in-fol.).
– L.-M. MICHON, L’abbaye de Saint-Georges-de-Boscherville, dans le volume du Congrès archéologique de France, LXXXIXe session (Rouen), pp. 531-549 (Paris, A. Picard, 1926, in-8°).
 Il y a également dans le Bulletin de la Commission des Antiquités de
la Seine-Inférieure un certain nombre de communications intéressant cette abbaye. Ch. de Beaurepaire y a publié notamment (t. XIV, pp. 152-155) : «Les Coustumes du port de Saint-Georges», qui indiquent les droits perçus par les moines pour le passage de la Seine. Sans méconnaître le mérite de ces travaux, il est permis de faire observer que la plupart d’entre eux ont surtout un caractère archéologique.

On a beaucoup écrit sur l’église et la salle capitulaire, et il n’y a pas lieu de s’en étonner, ces édifices présentant un intérêt de premier ordre. Mais l’histoire proprement dite de l’abbaye reste encore à faire. Personne n’a étudié d’une façon satisfaisante la vie des moines, la formation et l’exploitation de leur temporel, leurs rapports avec le clergé séculier ou les abbayes voisines, le rôle qu’ils ont joué dans la région au point de vue religieux comme au point de vue économique. Sous ce rapport, les ouvrages parus offrent plus d’inconvénients que d’avantages : ils donnent l’illusion que le sujet a été traité et ils détournent les érudits d’une étude approfondie qui, pour répondre aux exigences de la science moderne, devrait être reprise par le commencement. Le Répertoire que nous publions aujourd’hui montrera que, pour cette œuvre, les matériaux ne manquent point.


ABBAYES DIVERSES. – SUPPLÉMENT

L’abbaye de Saint-Georges-de-Boscherville n’eût pas suffi, à elle seule, à fournir la matière d’un fascicule. Nous y avons joint un supplément aux fonds d’abbayes déjà répertoriés. L’apport est surtout notable en ce qui concerne Beaubec-la-Rosière (titres des seigneuries de Criquiers, la Rosière, Roncherolles, Saint-Saire, provenant de l’acquisition Mathon) ; Bellozanne (donation Beaurepaire : titres des paroisses d’Argueil à Saumont-la-Poterie) ; Bonport (titres du moulin de la Ronche à Freneuse, provenant de la donation Kerallain) ; Fécamp (titres des baronnies de Fécamp, Fontaine-le-Bourg, Heudebouville, Saint-Gervais, Aizier, etc. ; prieurés d’Argences et Saint-Gabriel, Saint-Georges de Mantes, Nogent-les-Vierges, la Roche-Guyon ; paroisses) ; Foucarmont (titres provenant des acquisitions Mathon et Millet : biens des paroisses d’Aubermesnil à Varimpré) ; Jumièges (baronnies de Duclair, Jumièges, Vimoutiers ; domaine de Longueville ; seigneuries d’Anneville-sur-Seine, Guiseniers, Hauville, etc.) ; Saint-Étienne de Caen (titres du prieuré de Cléville).
Les pièces les plus importantes de ce Supplément sont les plans et les terriers qui, pour l’Ancien Régime, tiennent lieu de documents cadastaux. Certains d’entre eux sont d’une remarquable perfection technique et nous donnent sur le morcellement des tenures, l’enchevêtrement des droits féodaux, le mode d’exploitation du sol, les renseignements les plus sûrs et les plus précieux. Il y a là une source de premier ordre pour l’histoire économique de la Haute-Normandie aux XVIIe et XVIIIe siècles
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Rouen, le 10 octobre 1931.
PAUL LE CACHEUX.

 


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