Les Goumet de Boscherville




Par Laurent Quevilly


L'église abbatiale de Boscherville, contrairement à Jumièges, eut la chance d'échapper aux démolisseurs. Quant à ses dépendances, dépecées, leur histoire est intimement liée à la famille Goumet...

En 1790, l'abbé commendataire était Claude du Cheylar, vicaire général de Dijon, qui ne résidait ni dans son abbaye ni dans son diocèsse, mais à Paris. Le prieur claustral était Pierre Dupont, en fonctions depuis quelques mois seulement. Il ne restait plus que sept moines vivant dans un misérable mobilier et le cheptel ne comptait que deux chevaux et deux vaches. Le village de Boscherville, c'était un peu plus de 200 feux, soit une population d'un millier d'âmes.


L'abbaye dans toute sa splendeur. Les bâtiments conventuels seront en grande partie démolis...Les jardins dessinés par Le Nôtre seront effacés. Ils ont été depuis reconstitués..

C'est le 13 février 1790 que fut décrétée, par l'Assemblée Nationale, la suppression des ordres religieux. Le 26 avril suivant, les officiers municipaux de la commune se transportèrent dans l'abbaye pour prendre note de ce qu'elle contenait et signifier aux sept derniers moines qu'ils n'étaient plus chez eux. 

L'abbaye fut fermée quelques jours après. Elle avait existé 676 ans sous les Bénédictins, 740 ans depuis sa fondation vers 1050. Existence marquée surtout par l'exercice de la charité. La tombe d'un abbé fut profanée. Guidé par des habitants, Deville retrouvera plus tard son cercueil dans les ronces, près du portail de l'abbaye.

Les raisons d'un sauvetage
Des circonstances heureuses vont permettre la conservation des deux parties les plus précieuses de l'ancienne abbaye : l'église et la salle capitulaire. Vendus comme bien nationaux, les bâtiments abandonnés des monastères étaient à la merci de leurs acquéreurs qui en disposaient suivant leurs intérêts.

Dans les campagnes, la création d'une industrie était le seul moyen de tirer parti de ces vastes constructions; mais lorsque ce moyen manquait ou que le succès en paraissait aléatoire, il n'y avait plus qu'à vendre les matériaux, qui presque toujours étaient excellents : c'est même à ce procédé expéditif et en apparence le plus avantageux qu'on s'arrêta parfois sans autre examen.
Le 6 août 1791, pour 31.000 livres, les bâtiments conventuels furent attribués à Jacques François  Le Barbier, teinturier du faubourg de Martainville à Rouen. Il projetait d'y installer une filature. Cloître, dortoir, hôtellerie croulent sous la pioche des démolisseurs. Le 26 décembre, la fabrique sauve l'abbatiale...

On vendit les terres agricoles de l'abbaye comme celles tenues par les sieurs Thiberville, Bellamy, Chedeville, Leroux ( clos à l'Abbé), la ferme de la Lavanderie tenue par Lemonnier ou encore des pièces de terre à Quevillon tenues pas la veuve Desmarets, le sieur Caron. Les sieurs Duhamel ou encore Lemasson achetèrent des prairies.



La situation de Saint-Georges fut en quelque sorte mixte : une partie des constructions fut sacrifiée, comme le cloître du XVIIe, mais il fut possible d'utiliser le grand bâtiment neuf, qui enchâssait la vieille salle capitulaire, pour une petite manufacture.

L'abbaye entière avait été estimée par les experts, le 27 octobre 1790, à 22,000 francs seulement, sur lesquels l'église comptait pour près de moitié, soit 10,000 francs.

Le puits Renaissance de la cour du cloître perdu parmi les pommiers. Le cloître avait été bâti par l'abbé Victor et reconstruit au XVIe et XVIIe siècle. Il n'en reste que deux arcades au Musée des Antiquités.

Alors que ses illustres voisines, les basiliques de Jumièges et de Saint-Wandrille étaient découronnées de leurs toitures, partiellement démolies et abandonnées à la ruine, l'église Saint-Georges parut bonne à garder.

L'église Saint-Georges était en bon état, pourvue d'un mobilier suffisant, d'un jeu d'orgue complet et d'une remarquable sonnerie campanaire. La mise à prix, 10,000 francs, ne s'appliquait qu'à la construction, le mobilier devant être compté à part. L'achat et la perspective d'un entretien qui s'annonçait comme très abordable n'effrayèrent pas les habitants de Saint-Martin-de-Boscherville, dont au reste l'amour-propre était flatté à la pensée d'avoir au milieu de leur village, cette fois bien à eux, un aussi bel édifice.

La vieille église menaçait ruine
Un motif plus positif, acheva de déterminer les Bochervillois. Dédiée en 1233, contenant le tombeau de l'abbé d'Orléans-Longueville, l'église Saint-Martin, centre paroissial, était délabrée et d'aspect désagréable. Sa reconstruction s'imposait. C'était donc une excellente affaire pour les paroissiens que de se rendre acquéreurs de l'église abbatiale. De plus, comme l'église Saint-Martin était isolée depuis que le village s'était regroupé auprès du monastère. Ces questions de distance et de commodité enlevèrent les dernières hésitations.

Le 21 octobre 1819, les matériaux de l'ancienne église furent mis en vente par adjudication sur une première mise à prix de 600F. La vente eut lieu sur place, dans le cimetière, de huitaine en huitaine en présence du maire et de son conseil ainsi que d'une représentant de la fabrique.

Voici ce que découvrit l'érudit anglais Thomas Dibdin...

Une visite en mai 1818


Nous descendimes à l’auberge, et, pendant que nos chevaux, aussi bien que notre postillon, déjeunaient, nous sortîmes pour aller goûter d’un mets d’une autre espèce. Nous suivîmes une rue en pente sur la gauche, ombragée de rameaux qui se croisaient en berceau sur nos têtes. Nous pressâmes notre marche, toujours appuyant sur la gauche, et nous aperçûmes bientôt, à travers les arbres , et à peu de distance, le vénérable monument ecclésiastique, reconnaissable au ton blafard et toujours frais, cependant, de sa couleur. Il nous parut petit, mais extrêmement beau ; son vieil aspect surtout nous charma. En un moment le village fut sur pied. C’était presque toutes femmes et enfants, les hommes se trouvant alors occupés dans la campagne. Le bonnet de cauchoise en forme de tour et les souliers de bois indiquaient que nous étions toujours dans le voisinage de Rouen. Le village nous parut sale et pauvre.

Nous demandâmes le concierge; il était absent; madame son épouse vint à sa place. Nous examinâmes avec beaucoup de soin le portail occidental; je trouvai que c’était un fort bel échantillon de l’architecture des douzième et treizième siècles; car il y a bien certainement des parties plus anciennes que certaines autres. Je savais, par M. Leprevost, que M. Cotman avait dessiné cet édifice presque en entier, à l’exception de la salle capitulaire, à gauche du portail d’occident. L’inspection de cette salle me remplit de chagrin et de satisfaction tout ensemble. De chagrin: que la révolution eût dénaturé le caractère du monument, aujourd’hui métamorphosé en filature; de satisfaction: que les parties subsistantes fussent encore aussi belles, et dans un tel état de conservation.

La pierre, d’un grain très serré, est aussi blanche, aussi parfaite que si elle sortait de la carrière. La salle, où de jeunes enfans des deux sexes, nu-jambes, travaillaient aux différents métiers, présente une voûte à nervures du travail le plus délicat. Depuis peu, on a construit un plancher à l’intérieur de ce vieil édifice; de sorte qu’il se compose aujourd’hui d’un rez-de-chaussée et d’un étage. Ce fut de ce plancher intermédiaire que nous pûmes examiner avec tant de détail les nervures de la voûte. J’imagine que toute cette portion du monument formait le chapitre, et que l’espace actuellement occupé par une longue suite de constructions modernes, l’était autrefois par le réfectoire et le dortoir. Il est possible aussi que ce soit tout le contraire, et il importe peu que ce que nous vîmes ait été le réfectoire ou le chapitre.

Un établissement commercial dans un lieu originairement destiné aux exercices religieux, présente un étrange aspect. Ce n’est pas la première métamorphose de ce genre. Il y a environ quatre-vingts ans que le vaste monument dont je viens de parler fut érigé par un gentilhomme ou prince, fatigué du bruit de la vie publique. Il consacra une grande fortune à l’érection de cette demeure dont il fit un monastère pour un prieur et dix sept frères-lais. Elle est au milieu d’une belle pièce de terre, ou parc entouré de murs, qui se trouve aujourd’hui dans un pitoyable abandon. L’intérieur lui-même, où est établie la manufacture, offre le même aspect de dégradation. Le contre-maître qui nous faisait voir chaque partie de ce vaste édifice, nous dit que le propriétaire était dans l’intention de le vendre, ou du moins d’en
céder la moitié, moyennant 35,000 francs. La modicité apparente de cette somme étonnerait d’abord un manufacturier anglais; mais toutes choses, vous le savez, ont un degré de valeur relatif au pays où l’on se trouve. Ici terre et main-d’œuvre sont à un prix raisonnable et modéré; mais quoiqu’une amélioration générale se fasse sentir, les demandes sont lentes et incertaines.



Procession devant les bâtiments claustraux, Langlois, 1821. Sur cette gravure, on voit 14 rangées de fenêtres sur la façade et le toit dépourvu de fronton. Sur le dessin réalisé avant la Révolution, les fenêtre sont au nombre de quinze et le toit est couronné d'un fronton en triangle percé de trois ouvertures.

Le mot seul de monastère m’inspira la curiosité de visiter l’intérieur du monument. Je suivis mon guide, montai plusieurs escaliers de pierre, traversai une suite d’appartements et différents corridors. Je donnai aux dortoirs l’attention qu’ils méritaient, et, comme vous le pensez bien, je m’informai vivement de la bibliothèque. Il n’en restait plus que les tablettes. La crainte de la Révolution, ou la fureur des révolutionnaires, l’avaient depuis longtemps dépossédée de tout ce qui ressemblait à un livre. L’intérieur de la salle était peint en blanc. Je comptai onze divisions perpendiculaires. D’après le peu d’espace laissé entre les tablettes supérieures, il faut que la collection des in-douze ait été considérable. Les désignations de chaque classe étaient tracées en lettres blanches sur un fond gros bleu. Les Bibles occupaient la première division, les Pères la seconde, il paraît aussi qu’on attachait une égale importance aux ouvrages des Hérétiques et à ceux qu’on range dans la classe des litteræ humaniores, puisqu’un espace égal était réservé à l’une et à l’autre de ces divisions.

Je fis une question précise à mon guide, et j’appris qu’un jour de la Révolution avait suffi pour vider la pauvre bibliothèque. A la vérité, la salle est fort petite. Il y avait quelque chose d’extrêmement pénible dans l’aspect de ces ruines prématurées. Gros murs, appartemens spacieux, encore assez fraîchement décorés, mais déserts...
Des fenêtres de l’édifice, particulièrement de celles qui donnent sur les derrières, l’œil découvre dans leur entier ces vergers autrefois chargés de fruits, ces potagers abondants, ces promenades ombragées. Riche par sa nature, précieux par le voisinage d’une grande ville, un tel domaine chez nous reprendrait e
n quelques années sa beauté, sa fertilité premières, et charmerait les yeux d’un éclat tout nouveau.
Que les débris de l’architecture ecclésiastique sont intéressants ! comme la maison du Seigneur semble plus sainte au milieu d’un pareil paysage !
Et voici les Goumet

En juillet 1820 fut mis en vente un  manège à deux attelages avec lequel un seul cheval faisait mouvoir treize machines, carde, laminoir, ventilateur etc. Pour le voir, il fallait s'adresser à M. Colmar-Barbié, filateur à Boscherville.
A cette époque, la maison abbatiale, du moins ce qu'il en reste, est rachetée par Charles-Noël Goumet, lui aussi teinturier à Rouen et proche de Lebarbier, le premier acheteur. Goumet descend d'une vieille famille d'Isneauville. Ses frères sont également teinturiers à Rouen quant à ses sœurs, elles font de beaux mariages. Noël Goumet est pour sa part l'époux de Marie Florence Prudence Hébert, fille d'un défunt industriel de Sotteville. Elle lui donnera en tout neuf enfants, dont sept viables, et la dernière naîtra ici, à l'ancienne abbaye de Boscherville.

L’aspect de ces lieux était en harmonie avec les sentiments de mon cœur; là, pour la première fois depuis que le tramtran de Rouen n’étourdissait plus mes oreilles, je trouvais tout ensemble le calme des champs et la majesté de notre vieille architecture; je l’avoue, j’éprouvai, en quittant Saint-George, une émotion difficile à décrire. Nous revinmes à l’auberge; les chevaux nous attendaient; le cabriolet était prêt à nous recevoir; nous montàmes, et le postillon fouetta pour Duclair.




Les bâtiments claustraux avant... et après ! Ne subsiste que l'aile gauche et une partie du bâtiment de façade dont on n'a conservé qu'un étage.



L'intervention des antiquaires


Dibdin publia ces lignes dans son Voyage bibliographique, archéologique et pittoresque en France paru en 1821. Et très tôt, on écrit sur Saint-Georges : Taylor et Nodier dans leur Voyage pittoresque et romantique dans l'ancienne France commencé en 1820, le comte de Laborde dans les Monuments de la France publiés de 1816 à 1826. Ces écrits rendent plus chère l'église à l'administration locale. Elles  attirent aussi l'attention des administrations supérieures qui n'ont pas attendu ces écrits pour agir...

Dès le début de 1818, le préfet de Kergariou fonde à Rouen la Commission des Antiquités. Dès ses premières séances, elle s'occupe de Boscherville. Le 21 mars, Auguste Le Prévost range cette église parmi les types caractéristiques de l'architecture du XIe siècle. Le 23 mai, le même, dans une notice, fait de Saint-Georges «la plus belle église à plein cintre que renferment les départements de la Seine-Inférieure et de l'Eure». A la séance du 22 décembre 1821, Le Prévost, qui, avec Deville, aura été le grand bienfaiteur de Saint-Georges, obtient son classement officiel parmi les églises monumentales du département. La séance du 8 juin 1822 est plus décisive encore. Auguste Le Prévost a l'oreille du nouveau préfet, le baron de Vanssay.

Péril en la demeure

Si l'église Saint-Georges, affectée au culte, n'avait pas besoin d'assistance, la salle capitulaire était, en 1822, dans une situation critique. Sa manufacture fermée, Goumet avait jeté la sape du démolisseur sur le grand bâtiment, pour vendre au détail la pierre de Saint-Leu qui en formait les assises. Une tradition familiale veut que Goumet ait vendu le grand escalier pour le faire transporter en Belgique.
Le bassin, les ballustres et les éléments architecturaux du grand jardin furent dispersés dans divers manoirs de la région. Le tour de la salle capitulaire allait arriver, et l'on s'en émut à Rouen. En attendant, elle servait d'écurie. Le Prévost rédigea un rapport alarmiste : « Parmi tous les monuments du moyen-âge, nous n'en connaissons pas qui se recommandent plus puissamment aux soins conservateurs de l'administration que l'église et le chapitre de Boscherville situés à deux lieues de Rouen. Il semble, à la vue des deux édifices, que les arts du XIe et du XIIe siècles aient rassemblé à l'envi dans un espace aussi rapproché tout ce qu'ils pouvaient offrir de plus brillant, de plus caractéristique, de plus propre à charmer les yeux et à guider les recherches de l'antiquaire.


La salle capitulaire transformée en écurie. On voit à droite une mère en coiffe avec ses enfants. Le petit dernier est dans une armature en osier pour lui apprendre à marcher.

« La salle capitulaire, si intéressante par elle-même, est vouée à la destruction, si on ne se hâte de la sauver. Elle n'existerait même déjà plus si M. le Préfet n'eût réclamé un délai pour instruire S. E. le Ministre de l'Intérieur de la perte de ce monument et pour solliciter les moyens de la prévenir par son acquisition immédiate ».

Avant la fin de l'année 1822, grâce à un secours de 3,000 francs accordé par le ministre, la salle capitulaire était propriété du Département. 

La vie des Goumet à l'abbaye

Pour les Goumet, ce qui reste des bâtiments claustraux sert de maison de campagne. Puis de résidence principale. Et c'est ainsi que le 7 mars 1825, Mme Goumet met au monde son dernier enfant, Flore. Le père, Charles-Noël, est dit cultivateur à Boscherville. Il déclare sa fille en mairie en compagnie de Jacques Auzouf, cabaretier et Abraham Levasseur, marchand farinier, voisin et amis. Le maire est alors Martin Allain.

L'archéologue Deville, parlant des bâtiments claustraux, écrit en 1827 : "Le propriétaire actuel l'a fait démolir pour en vendre des matériaux. Il ne reste plus au moment où nous écrivons qu'un simple corps-de-logis occupé par le fermier de l'enclos et par une école de charité."


Florence Hébert, épouse Gourmet, la dame de Boscherville. Son époux fut photographié à l'abbaye mais cette image, conservée longtemps dans la famille, est aujourd'hui introuvable.

Les Goumet sont-ils attachés à leur demeure ? On peut en douter. Charles-Noël et sa famille allèrent un temps s'établir en Belgique pour y mener leur activité de teinturiers. En janvier 1831, la propriété est mise en vente par adjudication en l'étude de Me Lebourgeois, rue aux Ours. Elle consiste en "une maison de maître, plusieurs autres maisons et bâtiments, cours, jardins, vergers et terres labourables, le tout contenant ensemble environ 8 acres et entouré de murs garnis de beaux espaliers en plein rapport". Pour la visiter, on pouvait s'adresser à MM Hulin et Ozouf qui en occupaient une partie ou à Nicolas Bonaventure Goumet, frère de Charles-Noël qui demeurait à Rouen, rue de la Pannevert.

En 1834, la propriété était encore en vente. La veuve Hulin en occupait toujours une partie. On pouvait encore s'adresser à Nicolas Bonaventure.

Rentré de Belgique, Charles-Noël Goumet retrouve son abbaye. Le 16 janvier 1838, Emelie Goumet, l'une des filles aînées, épouse à Boscherville Jean-Amédée Bachelet, un agent d'affaires natif d'Oissel et demeurant à Somménil, près Yvetot. Il est le fils d'un fabricant en filature. Charles-Noël, le père de la mariée, est toujours dit teinturier. Les témoins de ces épousailles sont les frères du marié : Jean-Baptiste Bachelet, 35 ans, curé de Torcy-le-Grand, Adolphe Bachelet, 21 ans, épicier à Rouen, Jacques-Baudouin Bertault, teinturier à Rouen, 37 ans, beau-frère de la mariée et Pierre Bellenger, son oncle, lui aussi teinturier et âgé 57 ans. Hélas, Emelie mourra prématurément.
De leur maison, les Goumet voient affluer touristes et savants. En
Cette même année 1838, en novembre, le couple Bachelet a la douleur de perdre son premier enfant, une fille prénommée Marie Amélie et qui avait été placée en nourrice à Boscherville chez Michel Thiel, un journalier.

Si les Goumet vivent dans l'ancienne abbaye, ils y meurent aussi. C'est le cas de Bonaventure, fils du frère aîné de Charles-Noël. Il rend l'âme le 29 mai 1842. Il a 31 ans et laisse une jeune veuve, Léocarde Roussel.


Le 8 mars 1843, la famille célèbre un double mariage. Zénaïde Bathilde Goumet épouse Félix Bernard Raulin, natif de Berville, fabricant à Rouen. Quand à sa sœur Elisa, elle convole avec Jean-Amédée Bachelet, devenu veuf et désormais homme de loi à Oissel, sa commune natale. Il réside à présent à Boscherville et en sera bientôt maire. A ces noces, on retrouve le curé de Torcy mais aussi Florimond Bachelet, un autre frère, commis à Petit-Quevilly, Jacques-Baudouin Bertault, époux de l'aînée des Goumet, Félix Raulin, fabricant à Rouen, oncle de l'un des époux,...

Le portrait de Zénaïde Goumet, épouse Raulin.

En octobre de la même année paraît une nouvelle annonce dans le Journal de Rouen :

A louer pour Pâques prochain une maison de maître avec écurie et remise, cour d'honneur, jardins anglais et légumier, bosquets, pavillon d'été, serre et étang, le tout clos de murs et dans le meilleur état. On donnera le droit de chasse dans des bois et plaines d'une étendue assez considérable. Loyer, 800 francs. S'adresser pour en traiter rue de Fontenelle, n° 56. Nota : cette jolie propriété, qui est située à Saint-Martin-de-Boscherville, à 4 kilomètres de Rouen, est occupée par Mme veuve Goumet jeune, dont tout le mobilier est en vente maintenant.
Cette veuve est manifestement Léocade Roussel, femme de Bonaventure mort dix mois plus tôt.

En janvier 1844, à Boscherville, le nouveau couple Bachelet accueillit une fille : Marie Blanche Elisa.

Nouveau mariage le 25 octobre 1848. Alors que Charles-Noël est adjoint au conseil municipal, sa fille Flore épouse Pierre Prosper Lesort, natif de Cuy-Saint-Fiacre. Le tirage au sort lui a épargné le service militaire et il est instituteur, à Boscherville aux côtés de Patrice Monville. Le sous-inspecteur des écoles du département et un directeur d'école de Rouen, MM Lesort et Gaudet sont les témoins de l'époux. Bertault et Raulin entourent l'épouse. Jean-Amédée Bachelet est alors maire provisoire. Puis maire.


Elisa Goumet et son époux, Jean-Amédée Bachelet, maire de Boscherville de 1849 à 1852. Ils s'établirent par la suite à Quevillon où Bachelet fut maire. Veuve, Elisa revint à Boscherville sur la fin de sa vie.

Deux jours après ces noces, on procéda sur place à la vente volontaire pour cause de départ des meubles de la veuve Goumet jeune. Batterie de cuisine, vaisselle, dinanderie, chaises, tables diverses et à allonges, buffets, armoire, rideaux, matelas, lits de plumes, oreillers, baignoire en cuivre. 

Les meubles de salon en acajou étaient composés de fauteuils, canapés, bergères, tables à jeu, guérisons, consoles, secrétaires, commodes, bureaux, tables de nuit et de toilette, couches, tapis, glaces, pendules, garnitures de cheminée. On notait un piano neuf en bois de palissandre à six octaves et demi de Fournier, facteur du Roi. On vendait aussi un cheval et son harnais, un beau tilbury neuf du genre moderne avec sa capote, des bouteilles de vins vieux de Beaune et de Bordeaux, du cidre, du bois... Ce fut maître Dehors, huissier de Rouen, qui procéda à la vente.

Le 12 avril 1849, Bachelet accueille la Société française d'archéologie, dirigée par M. de Caumont, qui tient ici une de ses séances générales. M. de Glanville y prononce, en présence des membres et des habitants, un discours dans lequel il résumera les annales du monastère et les caractères architectoniques des deux monuments préservés. La cérémonie eut pour épilogue l'inauguration d'un marbre gravé et posé aux frais de la Société. Ce marbre est encastré dans le mur du collatéral de gauche, à la sixième travée.

PAR LA PIEUSE MUNIFICENCE
DE RAOUL DE TANCARV1LLE
GRAND CHAMBELLAN DE GUILLAUME II
DIT LE CONQUERANT
DUC DE NORMANDIE
CETTE EGLISE
A ETE CONSTRUITE
ENTRE LES ANNEES 1050 ET 1066
LAUS DEO, PAX VIV1S, REQUIES DEFUNCTIS

Au haut de la plaque est gravé l'écusson des Tancarville : De gueules, à lecu d'argent en abîme, entouré de six angemmes d'or, posées en orle ; avec, sur un phylactère, le cri de guerre: TANCARVILLE A NOTRE-DAME !

Nouvelle naissance à l'abbaye. Le couple Lesort accueille un fils, Ludovic, qui naît en octobre 1849. Son grand-père et un jeune docteur en médecine, Auguste Holley, déclarent la naissance en mairie où officie Bachelet. L'instituteur quittera l'école communale de Boscherville en 1851 pour Sotteville puis Rouen où il pourra prématurément. Quand à Bachelet, il achèvera son mandat de maire en juillet 1852. 

La fin des Goumet

Après les enfants, les petits-enfants Goumet, les Bertault, les Bachelet, les Lesort font de Boscherville leur résidence d'été. Courant au Generay, à la Salle-Verte, découvrant leurs premiers émois amoureux entre cousins. Les jardins de l'abbaye ont la particularité de produire des figues, les jours s'écoulent, rythmés par des jeux de société. Les descendants Goumet se forgent d'inoubliables souvenirs d'enfance.
Les cheveleux longs, la barbe blanche, Charles-Noël Goumet veille sur ce petit monde en patriarche. Mais ces jours heureux vont bientôt prendre fin. D'abord, la famille est endeuillée par la perte de l'instituteur Lesort et d'une fille Bachelet. Et puis, le 21 janvier 1858, Marie Florence Hébert, figure matriarale de la maison, décède à l'abbaye. Les Hilarion Quibel, père et fils, cultivateur, voisins et amis de la défunte, déclarèrent le décès en mairie.

Charles Noël Goumet mourra quatre ans après son épouse, le 22 décembre 1862. Le douanier Delauné et le jardinier Monborgne déclarèrent le décès.

En 1862, Jacques-Baudouin Bertault, époux de l'aînée des Goumet, est attesté à Boscherville. Il est impliqué dans un procès concernant une succession dans sa famille. Teinturier, il demeurait auparavant 19, route de Darnétal à Rouen.

Frère puiné de Charles-Noël, Nicolas Bonaventure Goumet est mort le 25 juin 1865 à 82 ans. Emmanuel Platel, rentier de 70 ans et l'instituteur Grenet déclarèrent le décès. Rose Feray, son épouse, le suivit très vite dans la tombe, le 23 octobre 1865. Adolphe Senard, maçon de 45 ans, signe l'acte de décès avec l'instituteur.

Juillet 1867 : le prince Arthur d'Angleterre visite les ruines de Jumièges et de Boscherville.

Commission des Antiquités, 1871 : L'occupation allemande, dont notre pays a été victime pendant la dernière guerre, aura laissé sa trace à Saint-Georges-de-Boscherville. M. le Président communique une lettre de M. le curé de Saint-Georges qui lui apprend que les Prussiens ont fait une écurie de la belle salle capitulaire. C'était là une humiliation qui manquait à l'histoire de ce vieil édifice. Heureusement M. le maire de Saint-Martin-de-Boscherville a obtenu qu'on n'y plaçât pas de râtelier.

En 1873, l'abbé Coipel écrit : "Le souvenir des moines et de leur charité est encore vivant dans la paroisse ; quatre-vingts ans ne suffisent pas à effacer huit siècles de bienfaits. Il y a quelque temps le dernier des pauvres dont les Bénédictins avaient lavé les pieds le jeudi saint, est allé les rejoindre au ciel. L'industrie et la petite propriété n'ont pas morcelé les jardins que protège encore une longue ceinture de murailles gothiques.  Des vastes constructions du monastère, il reste un corps de logis de médiocre étendue et relativement moderne. Les deux étages voûtés en pierres de taille savamment appareillées, et surtout la grande salle du premier, à deux nefs séparées par un rang de colonnes, offriraient, si on les débarrassait des planchers et des cloisons qui les encombrent, un beau spécimen du style un peu froid, mais large et majestueux, de la Congrégation de Saint-Maur."

En 1874, on enleva le badigeon hideux que l'on avait cru bon de poser à l'intérieur de l'église, opération à la suite de laquelle les murs, colonnes, profils et sculptures furent légèrement grattés, et les joints des pierres passés au feu. 

Le 20 avril 1876, Elisa Goumet est rentière à Boscherville. Elle a perdu son mari, l'ancien maire, à Quevillon en 1873. Aujourd'hui, elle marie sa fille Marie-Mathilde à Anatole Chivé. 

1876 : "Le lundi de la Pentecôte, sur une invitation faite peu de temps avant sa mort par le regretté curé de Saint-Georges-de-Boscherville, une trentaine de sociétaires du Cercle se dirigeaient vers l'abbaye, où ils chantèrent la Messe célébrée par leur aumônier, au milieu du pieux concours de la population. L'hospitalité la plus généreuse et la plus cordiale les attendait dans la propriété de M. et de Mme Duchemin, qui montrèrent avec une grâce charmante combien la classe ouvrière est aimée des bons chrétiens. Bientôt on retourne à l'abbaye pour les Vêpres et le Salut chanté en musique. M. le curé de Saint-Nicaise, ayant bien voulu prendre part à la fête de ses enfants, présidait. La bande joyeuse revient enfin saluer et remercier ses hôtes, puis, sous la belle charmille, après le goûter d'adieu , devant la statue de Marie environnée de fleurs, les cœurs s'épanchent dans le chant du Regina coeli. 0 Marie, protégez les bienfaiteurs des Cercles d'ouvriers, dont vous êtes mère et maîtresse !"

Louis Müller, 1890 : A droite de la façade se trouve, au fond d'une vaste cour, une ferme. Il ne faut pas oublier de franchir le seuil de la porte, car la cour renferme une charmante salle capitulaire, de style ogival naissant, de la lin du XIIe siècle. Dans la cour, des statues mutilées, des fûts de colonnes brisés, des pierres verdies par la mousse, un vieux puits avec son arcature de fer, sont à peu près tout ce qu'il reste du cloître construit là au XIVe siècle.

En 1897, un descendant de la famille habitait toujours Boscherville : Georges Brouesse.

Après l'épopée des Goumet, l'ancienne abbaye fut encore une exploitation agricole qui fonctionna jusqu'en 1987, l'ancienne maison de maître ayant été délaissée. Par la suite, le Département devindra propriétaire des bâtiments claustraux.

Depuis


1930, Société archéologique de l'Orne : "Certaines parties des bâtiments conventuels sont actuellement utilisés comme dépendances de la ferme qui l'avoisine."

La Croix, 1933 : Quelques fragments épars de colonnettes, de chapiteaux, de niches, marquent l'emplacement du cloître anéanti.Dans une maison voisine, dite la ferme, en dépit de ses hautes fenêtres cintrées du XVIIIe siècle, qui fut bâtie sur l'emplacement du logis de l'Abbé, on pourrait retrouver des vestiges d'autrefois, notamment un vieux puits àmargelle octogonale et des caves voûtées. Mais à la porte un écriteau arrêtetoute tentative d'accès : « On ne visite pas. »
J'ai trouvé meilleur accueil dans une habitation située de l'autre côté del'église, au café de l'Abbaye, où j'étais allée m'approvisionner de cartes postales. Les patrons, complaisants, me conduisirent dans leur jardin. Là, pas de caves, mais les traces d'un souterrain ayant son entrée au bout d'un pacage, sous un oratoire, et qui allait, dit-on, vers le monastère de Sainte-Barbe. Au bout du potager, le sol se relève en une sorte de terrasse c'était le promenoir des moines.

1954 : création de l'ATAR, l'association touristique de l'abbaye romane.

Depuis ont été entreprises : la restauration de l'ancienne maison Goumet, reconvertie en lieu d'accueil au rez-de-chaussée et d'exposition au premier étage, la reconstruction d'une partie du cloître, la reconstitution des jardins et de la grange-pressoir, la réfection des murs d'enceinte et de la chapelle des Chambellans épargnée au XIXe siècle par les démolisseurs. De nombreuses fouilles ont eu lieu sur le site qui est un lieu d'animations.

Laurent QUEVILLY.



Sources

Besnard, architecte, Monographie de Boscherville, Lechevallier, Paris, 1899. (extraits)
Catherine Chenu-Chamussy, Le paradis perdu des Goumet.
Thomas Frognall Dibdin, Voyage bibliographique, archéologique et pittoresque en France..
La semaine religieuse, 1873. Compilation : Laurent Quevilly.



Annexe : la famille Goumet

Les Goumet, jadis Gomet, comptent pour ascendants des Houais, Barberie, Saint-Ouen, Moisel... Le berceau de la famille est à Isneauville où Martin, l'ancêtre, est attesté en 1615. Nous débuterons cette dynastie aves Nicola Goumet, mort à Isneauville en 1799. De  Marie-Catherine Osmont, eut plusieurs enfants :

1) Nicolas Pascal Goumet, née en 1778, teinturier, demeurant 5, pavé Saint-Hilaire à Rouen, dit encore pavé de Darnétal, à l'angle de la rue Saint-Gilles. En 1825, sa teinturerie était occupée par le sieur Bance-Tiercelin. Elle donnait sur le Robec. Il est l'époux de Cécile Sophie Desaubris dont il prenda le nom. Elle est décédée en 1834. Lui en 1836. Deux fils ; Louis-Nicolas, teinturier, même adresse, époux de sa cousine Sophie Goumet et Bonaventure, 96 rue Saint-Gervais, époux Léocade Roussel et qui mourut à 31 ans à l'abbaye.

2) Pierre Victorien Goumet, teinturier, demeurant à Cholet.

3) Marie Catherine Goumet, épouse Pierre Bellanger, fabricant, 1, rue Caumont à Rouen.

4) Charles Noël Goumet, né en 1781 à Saint-Maclou-de-Folleville, teinturier, l'acheteur de Boscherville, époux en 1809 de Marie Florence Prudence Hébert. En 1812, demeure 32 rue Préfontaine. En janvier 1828, il habite Enreghem-sous-Auderlockt, un faubourg de Bruxelles et deux de ses enfants feront souche en Belgique.
Les enfants de Charles Noël Goumet
Prudence Goumet, Rouen, 1810, épouse Bertault.
Emilie Goumet, épouse Bachelet.
Elisa Goumet, épouse du même Bachelet.
Zanaïde Goumet, épouse Raulin.
Narcisse Goumet, époux Vandevelde.
Benjamin Goumet, épouse belge.
Flore Goumet, née à Boscherville, épouse Lesort.

5) Nicolas Bonaventure Goumet, né en 1783 à Saint-Maclou-de-Folleville, manufacturier en 1828, 3, rue de la Pannevert. Il fut copropriétaire de l'abbaye de Boscherville. En 1836, il est commis de négociant, propriétaire, mais demeure chez son beau-frère, M. Saint-Saëns, petite rue Saint-Gervais, faubourg Cauchoise. Epoux de Rose Feray, il eut pour fille Lucie-Catherine, épouse Guéroult.


6) Prosper Julien Goumet, cultivateur, Fontaine-sous-Préaux.

7) Rosalie Goumet, née en 1790, Montreuil-en-Caux, épouse Pierre Follatre, marchand de bois, Isneauville. Elle y est décédée en 1844.

8) Floreal Goumet, née en 1794 à Isneauville, épouse François Saint-Saens, fabricant, 10, rue du Lieu-de-Santé, Rouen. Dont quatre enfants. En 1851, elle est fabricante de Rouenneries, 11, petite Rue-Saint-Gervais. Elle y vivait encore en 1875.

9) Tranquille Goumet, teinturier, 20, rue Préfontaine, Rouen. Il fit faillite en 1840 et résidait alors 10, rue du Cat-Rouge. On l'emprisonna pour dettes. En 1843, il occupe la teinturerie du 5, de la route de Darnétal. Elle appartient à Goumet fils aîné, propriétaire à Saint-Martin-du-Vivier.





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