La boucle de Brotonne et la traversée de la Seine
Par Jean-Pierre Derouard


La boucle des Brotonne comprend quatre paroisses puis communes, « séparées du reste du monde et enclavées entre la rivière de Seine et la forest [de Brotonne] dans toute leur longueur » dit un mémoire de 1779 :

  • Guerbaville appelée la Mailleraye depuis 1910 du nom de son hameau riverain où se trouvait le port et la cale du passage ;

  • Vatteville-la-Rue ;

  • Notre-Dame-de-Bliquetuit et

  • Saint-Nicolas de Bliquetuit qui ne formaient qu’une seule et même paroisse avant 1779.


Heurteauville hameau de Jumièges jusqu’en 1868, dépend entièrement de la rive droite.


Carte extraite du Gouvernement général de Normandie, par B. Jaillot, 1719.


Quatre passages assurent les traversées de la Seine au niveau de la boucle de Brotonne :

  • Le passage de la Roquette entre Vatteville et Villequier, au service visiblement intermittent ;

  • Le passage du centre de Villequier, aussi avec Vatteville, à partir de 1841 ;

  • Le passage de la Mailleraye, avec un bac, qui se situe sur un grand chemin, celui d’Yvetot à Lisieux. Pour les locaux, il s’oriente surtout vers Sainte-Marguerite-sur-Duclair par le Val des noyers. Les habitants de Guerbaville se rendant aux marchés de Caudebec empruntent ainsi le passage de Caudebec.

  • Caudebec est donc pour les habitants de la boucle le passage le plus important. Il apparaît pourtant comme malaisé. Avant la Révolution, les passeurs se plaignent fréquemment des vents d’ouest et du mascaret qui obligent à avoir de très fortes embarcations et à doubler le nombre des employés, des bancs qui rendent l’accostage difficile en rive gauche, mais surtout de l’élargissement du fleuve qui mesure près de 800 mètres de large vers 1780.

Les quatre paroisses de la boucle dépendaient originellement de l’élection du Pont-Audemer et c’est ce marché que fréquentaient leurs habitants. En 1696, les dangers de la boucle de Brotonne, repaire de brigands et de loups, les fit rattacher à l’élection de Caudebec et, est-il dit alors, les habitants prirent très vite l’habitude de fréquenter ce bourg pour leurs affaires. La préférence est dès lors donnée à la traversée de la Seine plutôt qu’à celle de la grande forêt. On a la preuve que l’espace vécu dépend bien plus des limites administratives et de la situation des chefs-lieux que des conditions naturelles.

L’appartenance de ces paroisses à l’élection et au bailliage de Pont-Audemer leur laissa cependant une empreinte durable sous la forme de formes de cultures différentes de celles de la rive droite ; dont un ouvrage sur les usages locaux doit encore tenir compte en 1874 en leur consacrant un chapitre spécial.

En 1790, nos quatre paroisses sont réunies au département de la Seine-Inférieure et au canton – et district jusqu’en 1793 – de Caudebec. Certains historiens pensent que le département voulait s’assurer le contrôle de la forêt de Brotonne. La forêt ayant autrefois dépendu de la maîtrise des Eaux et Forêts de Caudebec, il n’y a en fait pas de changement. La district de Pont-Audemer, département de l’Eure, ne digérait cependant pas son espoir de l’avoir possédée et la revendiqua même en 1801. Il est particulièrement intéressant que les paroisses de la boucle opposèrent un net refus à cette revendication avant même qu’elle ne soit officielle. Remarquons que les quatre communes demandent dès décembre 1790 à avoir leur propre juge de paix. L’accord presque immédiat du département en fait un presque canton avec Guerbaville pour chef-lieu, même s’il s’agit toujours de la « section rive gauche » du canton de Caudebec.

Les plaintes proviennent dès lors des usagers du passage de Caudebec et non plus des passeurs : c’est une grande nouveauté. La rive gauche est inabordable : les habitants se disent alors obligés de fréquenter le marché de Pont-Audemer.

Les plaintes concernant les difficultés de traverser la Seine sont à leur paroxysme quand pour des raisons politiques la Convention montagnarde retire le chef-lieu de district à Caudebec, jugée plus que timidement révolutionnaire, pour le donner à Yvetot la montagne, en novembre 1793. Caudebec ne peut bien sûr pas rester indifférente à ce changement et organise une pétition. Sur la rive droite, Lillebonne est la seule commune à se ranger à ses côtés : c’est le fiasco. Bien plus partisanes sont évidemment les communes de la boucle de Brotonne. Pour elles, « pendant au moins 6 mois de l’année il est impossible en partant de Guerbaville, Vatteville et les 2 Bliquetuit d’aller à Yvetot et revenir le même jour – définition même du chef-lieu de district. « On est exposé, disent-ils encore, à rester sur la rive parce qu’il est trop tard et qu’il n’y a plus de passage ou parce que le flux de la mer rend la traversée dangereuse ou enfin parce que les pluies et débordements rendent peu sûre pendant la nuit les prairies qui sont au-delà ». De fort bonnes raisons, un peu trop bonnes mêmes, comme si on en avait fait un catalogue raisonné. Et réapparaît la peur de devoir traverser la forêt : « si le district n’est plus à Caudebec, dit toujours la pétition, les délits se multiplieront dans la forêt de Brotonne ».

     Il semble bien évident que ces craintes de la rive gauche de devoir traverser la Seine prouvent bien davantage ses relations privilégiées avec la rive droite et son désir de la conserver qu’une quelconque envie de sécession.

Jean-Pierre DEROUARD.