Isidore Cantrel fut, en 1883, le fondateur du Pilote, le journal de Caudebec. Il n'y resta que trois ans. Mais il n'oublia pas sa ville d'adoption. En 1892, ce monarchiste et catholique convaincu signe à la une du Parisien une chronique sur le mascaret...

Les heureux mortels qui peuvent quitter Paris pondant vingt-quatre heures et consacrer deux louis à une agréable et intéressante excursion, ont ces jours-ci une belle occasion à saisir. Nous voici aux grandes marées de l'équinoxe du printemps ; la paragraphe inscrira mercredi la plus pliante cote du siècle, 1 m. 18 ; le mascaret fera merveille ce jour-là et le lendemain. A cette occasion, la compagnie de l’Ouest va délivrer des billets d’aller et retour à prix réduits pour Caudebec-en-Caux.

Tout le monde sait plus ou moins ce que c’est que le mascaret. Poussée par 1a force irrésistible du flux, la mer se précipite tout à coup à l'embouchure des fleuves, s’y engouffre et refoule leurs eaux avec une indescriptible impétuosité.

Le mascaret se produit à l’embouchure de tous les fleuves qui se jettent dans une mer directement soumise à la loi des marées ; mais, sur les côtes de France, c’est à l’estuaire de la Seine que le mascaret doit être vu.

Le cours de la Seine, vers son embouchure est, en effet, unique au monde par ses dispositions. De Rouen au Havre, il n’y a guère, à vol d’oiseau, que 75 kilomètres, mais les sinuosités de la Seine, qui la font ressembler à un gigantesque serpent nonchalamment endormi dans ses plis, lui donnent un parcours d’environ 150 kilomètres, avec une pente totale de 5 m. 74 seulement. 

Puis, la vaste échancrure du point de jonction du fleuve avec la mer vient ajouter encore à l’impétuosité du flot et rendre le choc plus furieux. _

Enfin, entre toutes les localités riveraines de la Seine, Caudebec est tout particulièrement favorisé par le mascaret parce que ses hauts fonds succèdent aux eaux profondes de Villequier.

De Paris à Caudebec, c’est un trajet de quelques heures. On quitte à Barentin la grande ligne de Paris au Havre, pour prendre le petit chemin de fer de Caudebec, dont le prolongement prochain sur Lillebonnonne ouvrira au Havre un débouché de plus et servira d’amorce à la voie ferrée qui doit relier les deux rives de la Seine. Comment s’effectuera la traversée du fleuve ? On étudie la question depuis quinze ans. Bac, porto-trains, pont gigantesque, tunnel sous la Seine, on esait encore qui l’emportera.

De Barentin à Caudebec, on roule lentement, mais au milieu de sites pittoresques. Voici Duclair renommé pour ses canetons ; puis, au fond d'une sorte de presqu’île formée par les replis du fleuve, les ruines gigantesques de l'abbaye de Jumièges dont le nom rappelle à la fois le souvenir des Enervés et d’Agnès Sorel.

Un peu plus loin, de 1'autre cote de la Seine, c'est la Mailleraye dont le château et les splendides avenues tombèrent naguère sous les coups de la Bande noire. 

Malgré la lenteur du train, on touche au but, et déjà l’on aperçoit la flèche restaurée de l’église de Caudebec qu’Henri IV appelait la plus jolie chapelle de son royaume.

A droite, dans un agreste vallon, se trouve l’antique abbaye de Saint-Wandrille (Fontenelle).

Voici enfin la ville d’élection du Mascaret, Caudebec, l’ancienne capitale, bien déchue, de ce riche et vaste pays de Caux qui s’étend des confins du Havre jusqu’à Dieppe.

Au delà, au pied des hautes falaises rocheuses qui dominent la rive droite du fleuve, c’est l’antique chapelle de Barre-y-Va, puis Villequier dont le modeste cimetière renferme la tombe de la femme de Victor Hugo et celle de sa fille, Léopoldine Hugo, l'infortunée victime de la catastrophe de 1843.

Mais voici l’heure du flot. Les hôtels, des maisons se vident. La foule arrive de toutes part et se masse sur le large quai. Le bac à vapeur quitte son stationnement et court, ainsi que toutes les autres embarcations, chercher un abri dans les eaux profondes de Villequier. C’est le signal. Bientôt, dans le lointain les rives se frangent d'argent et un sourd grondement se fait en tendre.

Voici le mascaret ! De gigantesques lames de deux ou trois mètres de auteur s'avancent avec la vitesse d'un cheval au grand trot. Malheur à qui ne leur a fait place ! Après les lames, les ételles.

La masse humide jaillit de toutes parts, roule, tourbillonne, décrit en 1'air de capricieuses volutes, retombe en cascades tournoyantes sur les quais qu'elle submerge. Les vagues bondissent, blanches d’écume ou irisées se dressent en formidables panaches, puis, comme blutées, forment une pluie fine et étincelante. Par un beau soleil ou encore par le clair de lune, c'est un incomparable spectacle. Les grandes eaux de Versailles n’eurent jamais tant de feux, tant de chatoiements.

Il y a seulement quelques minutes, les eaux du fleuve étaient basses et calmes. Maintenant, c’est une pleine mer furieuse, démontée. Peu à peu, le calme va renaître, et tout reprendra son aspect ordinaire jusqu'à la prochaine marée qui, survenant environ douze heures et demie plus tard, produira eos phénomènes analogues, mais diminuant d’intensité à mesure que 1'on s'éloigne davantage du début de la nouvelle lunaison.

Ceux des voyageurs auxquels il restera des loisirs en attendant l'heure du train de retour, pourront les toiser en visitant Caudebec et ses environs. Ils n’auront que l'embarras du choix. Aucun pays ne renferme à la fois autant de sites charmants et autant de curieux vestiges du passé que ce petit coin de la Normandie.

Isidore CANTREL.




Source

Le Parisien, 29 mars 1892.