Jean Pierre Derouard

Le Val-des-Leux, Caumont

Deux passages d’eau de la basse Seine

Abréviations utilisées dans les sources : ADE : archives départementales de l’Eure, ADSM : archives départementales de la Seine-Maritime, PAR : archives du port autonome de Rouen.

Les passages d’eau de la Seine maritime, en aval de Rouen, du Val-des-Leux et de Caumont sont assez proches et ont des histoires assez liées pour qu’on les traite ensemble. Les deux passages sont espacés d’environ 2,5 kilomètres, distance moyenne pour deux passages sur la Seine en aval de Rouen.

PAYSAGES

Le passage du Val-des-Leux1, d’un lieu-dit riverain, relie deux communes de la Seine-Maritime ci-devant Inférieure : Mauny et Saint-Pierre-de-Manneville.

Le passage de Caumont unit une commune de l'Eure, Caumont, à, également, Saint-Pierre-de-Manneville.

Les deux passages ont leur chef-lieu sur la rive gauche. La Seine, sur la rive concave du méandre ou boucle de Roumare, ne laisse qu'une étroite bande de terrain jusqu'aux falaises: le bas Caumont et le Val-des-Leux au bas Mauny dépendent de villages situés sur le plateau. Par opposition, classique, la rive droite, convexe, est alluviale et plate.

La Seine est longée par le chemin de halage, qui n'est pas en meilleur état qu'ailleurs: sa largeur est parfois limitée à deux mètres et n'en excède jamais cinq. Armand Destampes, qui l'utilise pour sa briqueterie, se plaint qu'il est dangereux : une charrette est tombée à la Seine et son cheval s'est noyé (ADSM, 3S67 en 1808).

La Seine a peu de largeur : 200 mètres au Val-des-Leux, 175 à Caumont (PAR, dossier 652 en 1861).

De la Bouille à Bardouville, beaucoup de riverains mènent une vie étroitement liée à la Seine.

Le principal port et quai de Caumont est à la cavée – chemin qui descend depuis le village, où se pratique le radoub de bâtiments directement sur la grève. La pierre de Caumont est bien connue : « A Caumont il y a des carrières très importantes d’où l’on extrait de gros blocs de pierre mesurant jusqu’à 3 mètres cubes et pesant environ 7 à 8000 kg, ces blocs sont chargés sur des chalands » (ADE 29S6 en 1907). Certaines carrières se spécialisent dans le lestage de navires ou y consacrent leurs débris de carrières2. Un autre quai se situe à la Ronce, à la limite de Mauny/Caumont, où se trouve aussi un poste des fermes du roy, qui emploie au moins un garde matelot et dispose donc d’une embarcation, puis des douanes. Un poste de douanes se trouve également dans l’enceinte du château du Val-des-Leux.

Les deux passages se trouvent sur un axe nord-sud, comme le cours de la Seine. L’ancien chemin de halage reclassé en chemin de grande communication 64 de Caudebec à Elbeuf suit la Seine de Berville (rive gauche du passage de Duclair) à Moulineaux. Le chemin de grande communication 45 de Duclair à Bourg-Achard traverse la presqu’île d’Anneville de Berville à Mauny (situation en 1873).

Le passage du Val-des-Leux se trouve au pied d’un court vallon très pentu qui est tout de même emprunté par un très ancien itinéraire orienté est-ouest, qui vient de Routot et mène à Déville et Maromme par Quevillon, le val Phénix et la forêt de Roumare.

On ne voit pas que Caumont soit sur un axe de même sens. En rive gauche, pas de chemin menant directement sur le plateau. En rive droite, la chaussée de Caumont, juste à la limite avec Sahurs, ne peut mener qu’au village de Saint-Pierre-de-Manneville.


HISTOIRE

Caumont et le Val-de-Leux sont déjà des ports, et probablement des passages, en 1311 quand la Vicomté de l’eau de Rouen y installe des bureaux de perception3 (Ernest de Fréville, Mémoire sur le commerce maritime de Rouen, 1857).

En1685 Charles d’Etampes, marquis de Mauny, rend aveu : « Droit de port et de passage tant à la Bouille, Caumont, le Nouret4 qu’au Val des Leux fieffés par mes prédécesseurs avec exemption de moy ma maison et mes officiers de payer aucun droit » (ADSM, IIB433 ; Charles de Beaurepaire, La Vicomté de l’eau, 1856).

Les mentions au XVIIIè siècle sont éparses mais assez nombreuses pour qu’on pense que nos passages sont restés en service tous les deux.

Le Val-des-Leux

Le passage est inspecté deux fois pendant la Révolution : en 1793 après l’abolition du droit seigneurial de bac et en 1799 pour application de la loi du 6 frimaire an VII sur l’administration des bacs. Le passager Augustin Herpin, 30 ans en 1793, habite Mauny. Ses trois bateaux, des bachots de 19, 21 et 23 pieds (6,2 à 8,25 m), sont déclarés en bon état en 1793 et à demi ou au tiers usés en 1799. Herpin les conduit lui-même (ADSM, L2572 et L2954).

La grande affaire du passage est au début du XIXè siècle, et sans doute depuis très longtemps, la traversée des bestiaux vendus chaque mercredi au marché de Routot et destinés à Maromme et Déville. C’est pour cela que ses deux bateaux sont "très grands". Le plus grand mesure 9 mètres sur 3,30 et peut embarquer neuf chevaux ou bœufs ; l’autre, de 8 mètres sur 2,80, peut en faire passer cinq (ADSM, 3S236 en 1812).

Dans ces années, les passages de la Bouille, du Val-des-Leux et de Saint-Georges (de-Boscherville) sont loués en un seul lot.

Le trafic de bétail se tarit peut-être. Le passage est dit en 1820 de peu de valeur : « le halage ne change pas de côté, il n'y a pas de village important aux environs, il n'y passe que quelques voyageurs et quelque marchands de bestiaux aux époques des foires » (ADSM, 3S336).

Le Val-des-Leux subit peut-être ensuite la concurrence d’un passage rétabli à Caumont en 1836-1840, notamment pour la traversée des chevaux de halage.

Louis Gosse est passeur après 1850. Le passage ne lui suffit pas puisqu’il travaille aussi dans les chantiers du chemin de halage. Il suscite alors la colère des usagers car les traversées sont assurées « par sa femme et sa fille, une jeune fille de 12 à 14 ans tout à fait incapable de faire un pareil service » (ADSM, 3S336).

Louis Gosse signe en 1868 un autre bail, à durer jusqu’en 1873. La faiblesse de la redevance, 5 francs, prouve un passage moribond (PAR, dossier 608). Des comptages sont effectués en 1870 : du 1er au 30 juin : 83 voyageurs à 10 centimes et 100 bottes de foin, du 1er au 31 juillet : 214 voyageurs, du 1er au 23 août : 123 voyageurs (ADSM, 3S336). Il est déjà constaté que le sieur Gosse « laisse le passage dans un total abandon » (PAR, dossier 608). Les communes voisines refusent une subvention et personne ne se présente à une tentative d’adjudication (ADSM, 3S336).

En 1886, Adolphe Capron, qui, « déjà vieux et plus usé même que ne le comporte son âge », n’a pu reprendre le passage de Caumont mais est « incapable de se livrer à aucun autre travail » et « n’a d’autre ressource qu’une modeste pension d’inscrit maritime » demande à réhabiliter le passage pour un franc symbolique. Mais « les échanges entre les deux rives sont nuls car de chaque côté ce sont des fermes donnant des produits de même nature » et « les communications sont largement assurées par les passages de la Bouille et de Caumont ». Surtout, l’ingénieur craint que le passage rétabli ne « créée quelques habitudes ou [satisfasse] plus commodément quelques besoins si restreints qu’ils puissent être » et qu’on soit plus tard contraint à accorder une subvention « comme pour d’autres bacs en réalité aussi peu indispensables » (ADSM, 3S336).

Caumont

Le passage est inspecté en 1793. Le citoyen Antoine Vincent, 58 ans, demeure à Caumont. Il est "batelier instruit" et conduit lui-même ses embarcations, deux bateaux, un en bon état et un autre "inférieur" (ADSM, L2572).

En 1836, Nicolas Vignant, cultivateur, prend le risque d'établir « illégalement un passage à la chaussée de Caumont » et obtient l’autorisation préfectorale en 1838 (ADSM, 3S254).

Entre 1793 et 1836, aucun mention du passage d’eau de Caumont. On peut en avoir manqué, mais si on a réhabilité le passage, c’est qu’il fut déserté à un moment ou à un autre.

S’il a cessé, c’est qu’il ne correspondait plus à un besoin, n’avait plus d’utilité et manquait d’usagers. On n’en sait pas plus.

Si on l’a remis en service, c’est qu’un besoin se faisait de nouveau sentir. C’est peut-être que les passages de la Bouille et du Val-des-Leux étaient très éloignés l’un de l’autre, 6 kilomètres, et que, situé à mi-chemin, le passage de Caumont comblait un vide. Pour un usager, la première qualité d’un passage est d’être proche pour éviter un long détour par voie de terre. Ce qui n’explique pas pourquoi il fut un moment inutile.

Selon les plans de la mi-XIXè siècle, le nouveau chemin de halage est dans ce secteur reporté sur la rive droite mais repasse bientôt sur la rive gauche. Bizarrement, le chemin ne s’arrête pas vers l’aval au niveau du passage de Caumont, mais n’allant que jusqu’à la chaussée de la Marguerite, n’atteint pas non plus le passage du Val-des-Leux. Louis Gosse, passeur du Val-des-Leux, se voit refuser de déplacer son passage un kilomètre en amont. C’est au passage de Caumont que revient visiblement la traversée des chevaux de halage (ADSM, 3S100 et 3S336 en 152 et 1856). Ainsi, « l’exploitation de ce passage consiste spécialement dans le transport des chevaux de halage » (ADSM, 3S238 en 1858). Mais on sait que l’importance du halage diminue déjà.

De 1888 à 1911, le passage connaît une véritable série noire avec plusieurs risques de fermeture5.

Le passeur Abraham Loison décède en octobre 1888, Charles Sauvage lui succède sans problème.

Pierre Boutard se noie en service le 31 août 18916, le passage est interrompu jusqu’au 31 janvier 1892 où Fessard prend la suite.

Ernest Fessard démissionne pour raison de santé en décembre 1899. Chéron prend sa suite sans interruption du service.

Chéron termine son bail le 31 décembre 1903. Chéron se présente à une nouvelle adjudication mais on considère qu’il ne remplit pas les conditions portées au cahier de charge. Il continue à assurer les traversées, « à ses risques et périls », sans avoir été reçu officiellement, mais décède bientôt. On considère alors « qu’il n’y avait qu’à procéder à la suppression du passage ». Mais les communes voisines demandent son maintien comme utile « pour certains fonctionnaires tels que le facteur des postes, les gendarmes, les douaniers, aux quelques ouvriers de St-Pierre-de-Manneville travaillant aux carrières de Caumont, aux touristes pendant l’été ». Caumont accorde une subvention de 25 francs, Saint-Pierre-de-Manneville accepte de participer (PAR, dossier 603).

En 1908, un nommé Gauthier officie un moment au passage mais sa barque ne remplit pas les conditions de sécurité souhaitables (Journal de Rouen du 29 juin 1908).

La situation ne se règle qu’au 1er janvier 1909 avec un bail à Louis Bourgeois. Le passage aura été officiellement interrompu du 1er janvier 1904 au 31 décembre 1908. Mais Bourgeois décède le 12 mars 1910. On tente alors une adjudication « mais le maigre trafic de ce passage ne permet pas de trouver facilement des candidats ». Charles Leborgne signe un bail à commencer au 1er juillet 1911, après une interruption du passage de plus de 15 mois.

Les baux se succèderont alors régulièrement.

En 1936, un abri est construit sur la rive gauche : « l’abri est très utile aux voyageurs exposés à toutes les intempéries en attendant l’heure du départ du canot assurant le service. », et « donne entière satisfaction aux usagers du passage ». Une demande pour un abri sur la rive droite sur le même modèle suit donc en 1937 : « le passeur qui habite sur la rive droite se trouve assez fréquemment sur l’autre rive lorsqu’il effectue des passages et qu’ainsi une attente est alors imposée aux usagers qui doivent rester exposés aux intempéries ». La dépense est de 4800 francs (PAR, dossier 603). Tout cela montre un passage en bonne santé7.


L’abri de la rive droite à Saint-Pierre-de-Manneville. L'abri de la rive gauche était sur le même modèle.

Liste non exhaustive de passeurs :

Val-des-Leux :

Moine, Charles (1769, 1771), Pellain, Pierre (1785), Perdrix, Geneviève, veuve Pierre Poullard (1788), Portet, Jean-Baptiste Louis (années 1790), Herpin, Augustin (1793, 1799, 1806), Boutchant (1808), Bouteheut (1809, 1810), Mériel (1810), Marette, Etienne (1817-1827), Metairie (1818), Poullain, Augustin (1835), Morant, Jean-Baptiste (1836), Gosse, Jean-Louis, Jean-François ou Louis (1850-1870), Capron, Adolphe (1886).

Caumont :

Dumontier (1729), Andrieu, Pierre (1777), Duprey, Jean (1780), Vincent, Antoine (1793), Vignant, Nicolas (1836-1842), Montier (1838, 1852), Gosse, veuve (1875), Capron, Adolphe (1880-1886), Loison, Abraham Joachim (1886-1891), Sauvage, Charles (1889-1891), Boutard, Pierre Louis (1890-1891), Levreux (1891), Fessard, Ernest (1894-1903), Pesard (1895), Chéron (1900-1911), Gauthier (1908), Bourgeois, Léon Emile (1908, 1909, 1910, 1911), Leberge (1911), Leborgne, Jean Marie (1911-1925), Vignant, Nicolas (1920), Agasse, Marcel (1937).

"Plan de la Seine entre Rouen et le Havre", 1860 (détail)

Caumont à mi-chemin entre la Bouille et le Val-des-Leux

Le chemin de halage de la rive droite s'arrête entre les deux passages.




LE VAL-DES-LEUX


Cadastre ancien de Mauny














La cale de la rive gauche, 1809

La cale rive gauche, 1822


CAUMONT




La cale rive gauche, 1864





















1937

Le rameur serait le passeur Marcel Agasse

Son passager serait René Briffault











































Borne du port du passage conservée près de l'église de Saint-Pierre de Manneville.

Le "port" du passage avait une largeur de 300 mètres de part et d'autre de la cale (ADSM, 3S258). Une bonne était plantée à chaque limite. Sur cette distance, le passeur avait le monopole de la traversée du fleuve.




























1   Graphie presque exclusive. On trouve autrement Val des Loups, Val des Leups, Val de Leu.

2 « Pierre Louis Coignard, qu’en lestant un navire anglais voulant lever une brouettée de vidanges est tombé de dessus la planche dans la Seine où il s’est noyé malgré les soins que les ouvriers présents ont donné à la recherche dudit Coignard » (registre d’état civil, 19 janvier 1852).

3 Les autres bureaux sont Moulineaux : la Bouille, Saint-Joire (Saint-Georges-de-Boscherville), Anneville, les Tuilerie (à Barneville ou au Landin), Yville, le port de Jumièges (Port-Jumièges à Heurteauville).

4 Une seule autre mention : tentative d’assassinat sur la personne de Charles Le Capelain, écuyer, au "passage du Val-du-Nouret" en 1723 (ADSM, G5030)

5 A partir de là, notre source principale vient des rapports et délibérations du Conseil général de l’Eure, en ligne sur Gall

6 L’hebdomadaire caudebecquais Le Pilote relate ainsi l’accident : 12 septembre 1891. Un triste accident a coûté la vie, lundi dernier, au sieur Pierre Louis Boutard, passeur à Caumont. Etant en état d’ivresse, il avait dans sa barque, pour les conduire de l’autre côté de la Seine, les époux Turgis, de Sahurs. Tout à coup il perdit l’équilibre en manœuvrant la godille et tomba dans le fleuve.
Le malheureux nagea quelque temps sans pouvoir saisir l’aviron que lui tendait le sieur Turgis puis à bout de forces il disparut sous l’eau.
Malgré les recherches faites immédiatement on ne put retrouver son cadavre. Boutard était veuf et âgé de 53 ans. Il laisse 5 orphelins.

7 Le passage fermera le 31 mars 1967.



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