Par Laurent Quevilly

En septembre 1793, les 18 à 25 ans furent encasernés d'office à l'abbaye de Jumièges. L'un d'eux, Jacques-Philippe Decaux fut ensuite versé dans la Marine. Jusqu'au jour où il demanda à retourner dans ses foyers. Ses arguments ? Au moment de son enrôlement, il avait plus de 25 ans et échappait ainsi à la conscription.
Il n'attendit pas la réponse des autorités et s'en revint à Duclair. Là, on le considéra bientôt comme menteur. Et surtout déserteur. Qui dit vrai...



D'abord un document capital. Il est daté du 14 septembre 1796. Ce jour-là, Dyvetot, le secrétaire par intérim de l'administration du canton de Duclair, recopie consciencieusement l'acte de naissance de Jacques Philippe Decaux. D'un trait. Sans une seule rature.

 "Du registre des naissances, mariages et décès de la commune de Duclair, département de la Seine-Inférieure tenu pendant l’année mil sept cent soixante huit est extrait ce qui suit.

Ce jourd’hui, vingt huitième jour d’août a été baptisé par moy, vicaire soussigné, Jacques Philippe Decaux, né hier et du légitime mariage de Pierre Decaux, journalier, et de Marie Marguerite Godalier, son épouse, de cette paroisse. Le parrain Jacques Philippe Le Cler, fils de Simon Lecler et de Elizabeth Godalier, de Saint-Pierre-de-Varengeville. La marraine Geneviève Godalier, femme de Guillaume Vattier, de la paroisse de Saint Pierre de Varengeville, le père absent. La parrain avec nous a signé, la marraine a apposé sa marque ordinaire, ayant déclaré ne savoir signer. Signé Jacques Leclerc et Ponty de Boscregnoult et une croix autour de laquelle est écrit le fait de Genevève Godalier.

Collationnné à l’original par le secrétaire de l’administration du canton de Duclair le vingt huit fructidor an quatrième de la République.
Dyvetot,
secrétaire pour absence.

"Nous, administrateurs municipaux du canton de Duclair, certifions que la signature apposée au bas de l'extrait de l'autre part est celle dont le citoyen Dyvetot, secrétaire pour absence de cette administration a coutume de se servir. En foi de quoy nous avons signé le présent lesdits jours mois et an.
BERTAUX, GUILBERT, DELARUE (?)


Voilà. Le personnage est campé. Sa famille. Sa naissance. 27 août 1768, vous avez bien lu !

La supplique de Decaux

Six mois plus tard, le 3 janvier 1797, le matelot-charpentier Jacques-Philipe Decaux, manifestement réfugié au hameau de Saint-Paul où il exerce des talents, prend la plume :

"Aux administrateurs du canton de Duclair

"Jacques Philippe de Caux, charpentier à Duclair, expose qu’il a été mal à propos compris parmi les militaires de la première réquisition vu qu’à l’époque de la publication de la loi du 23 août 1793, il était âgé de plus de 25 ans.
" L’exposant qui, à cette époque, ignorait les dispositions de la loi, ne réclama point et servit la patrie en qualité de matelot charpentier, il ne regrette pas le temps qu’il a donné au service de son pays mais se trouvant dans un âge avancé et désirant prendre un établissement, il réclame l’exécution de la loi et préfère cette mesure à une désertion lâche. Pour quoi il demande a être effacé du contrôle des compagnies de la Marine. Présenté le 15 nivôse an 5 de République française une et indivisible."
Jacques DECAUX.

Les administrateurs convaincus


Les administrateurs de Duclair prennent aussitôt cette requête en considération. Dès le lendemain, 4 janvier 1797, ils adoptent une délibération destinée au Département.

"Nous, administrateurs municipaux du canton de Duclair,

"Vu la pétition ci-contre du citoyen Jacques Philippe Decaux, matelot charpentier à 33# par mois expositive qu’il était âgé de plus de vingt cinq ans lors de la promulagation de la loi du 23 août 1793, qu'il n’est point conséquemment compris dans la première réquisition, pour quoi il demande à être retiré du contrôle des compagnies de la Marine.
 
"Vu la loi précitée du 23 août 1793, vu l’acte de naissance de l’opposant, considérant qu’une loi ne peut obliger avant qu’elle soit légitimement promulguée,
Quelques jours plus tard, le 10 janvier 1797, Dinaumare, l'homme fort du canton, transmet la délibération au Département.

"Duclair, le 21 nivose an 5 de la République française. Le commissaire du directoire exécutif près l’administraiton municipale du canton de Duclair aux administrateurs du département de la Seine-Inférieure..

"Citoyens, je vous transmets cy joint souscrite de la délibération de l’administration municipale une pétition du citoyen Jacques Philippe Devaux, matelot charpentier. Je vous prie de la souscrire de votre décision le plus tôt possible afin que je prenne à l’égard de ce militaire un parti définitif."

Salut et fraternité.
DINAUMARE.
"Considérant que, des renseignements que nous nous sommes procurés, il résulte que la dite loi n’a été promulguée dans le district d’Yvetot que postérieurement au 27 août 1793, jour de la naissance du pétitionnaire, que cette promulgation n’a eu lieu dans la commune de Duclair, lieu de son domicile, que le 12 septembre 1793, dix sept jours après la naissance du pétitionnaire susdit.

"Considérant qu’il a toujours suivi le sort des jeunes gens de la première réquisition, qu’il est à notre connaissance qu’il a été caserné à Jumièges avec eux et à la même époque et qu’il a été ensuite distrait pour servir dans la marine en qualité de matelot charpentier, qu’il n’existe aucun engagement qui l’attache au service comme volontaire,

"Oui le commissaire du directoire exécutif, sommes d’avis que le citoyen Jacques Philippe Decaux soit rayé du contrôle des compagnies et la Marine et qu’il soit rendu à ses foyers.
En l’administration municipale à Duclair, le 16 Nivôse an 5 de la République française une et indivisible."

BERTAUX, HOCQUEREL, DINAUMARE.

La Marine condamne

 A Rouen, on est catégorique. Pour le bureau de la Marine, Decaux est déserteur. Déserteur et menteur. Voici ce qu'il en dit le 14 janvier 1797.

"Jacques Philippe Decaux, matelot charpentier à 33# de la commune de Duclair étant déserteur de la corvette de l’Etat La Belliqueuse suivant la dénonciation adressée le 2 Thermidor an 4e (20 juillet 1796) par le port de Brest à celui de Rouen,  l’arrêté du Directoire exécutif du 24 fructidor an 4e (10 septembre 1796) lui est applicable, en conséquence, il doit être conduit au port du Havre pour y servir sur les bâtiments de République.

"Quant à réclamation qu’il a formée tendante à être rayé des registres de l’inscription maritime, elle ne regarde aucunes autorités constituées. Il n’y a que le Ministre de la Marine qui puisse en connoître, mais cette réclamation ne peut empêcher à l’égard du citoyen Decaux l’exécution du susdit arrêté du 24 fructidor dernier."

Faux et usage de faux !


"Au surplus, le commissaire de la Marine observe que l’extrait baptistaire joint à la pétition et qui fixe la naissance du dit citoyen Decaux au 28 août 1768 n’est pas conforme à ce qui a été porté au registre de l’inscription maritime sur lequel il paraît que Jacques Philippe Decaux est né le 28 août 1771. Les autres indications sont d’ailleurs conformes. Il observe en outre que le même extrait baptistaire présente à la date de la naissance quelques mots surchargés et qui ne sont pas approuvés."

Au bureau de la Marine à Rouen le 25 Nivôse de la 5e année républicaine.
QUESNEL.

Comment ! Pour le bureau de Marine, voilà Decaux né en 1771 ! Pourtant, l'extrait certifié conforme que nous avons lu plus haut fait bien état de 1768.

Le Département menace

Trois jours plus tard, le 17 janvier 1797, le Département adopte l'avis du bureau de la Marine et le fait savoir aux Duclairois :

"Rouen, le 28 nivose, an 5e.

"L’administration centrale du département de la Seine-Inférieure à l’administration municipale du canton de Duclair.

"Citoyens

"Nous vous renvoyons cy jointe la pétition du citoyen Devaux en vous obervant que sa réclamation ne regarde aucune administration constituée et qu’il n’y a que le Ministre de la Marine qui puisse en connaître. Mais il est nécessaire avant tout d’éxécuter à son égard l’arrêté du 24 fructidor an 4 parce qu’il est constant que ce particulier est déserteur de la corvette de l’Etat Belliqueuse suivant la dénonciation adressée le 2 thermidor an 4 par le port de Brest à celui de Rouen.

"Vous voudrez bien prendre au reçu de la présente les mesures les plus promptes et les plus efficaces pour faire conduire ce citoyen au port du Havre à l’effet de servir sur les bâtiments de la République.

Dans le plus grand secret


"Nous ne doutons pas, citoyens, que vous ne mettiez en outre dans cette opération le plus grand secret, vous n’ignorez pas que votre responsabilité serait compromise si ce particulier pouvait se soustraire à son service par l’effet de votre néglicence en de quelque indiscrétion.

"Nous ajouterons que l’extrait baptistaire jointe à la pétition et qui fixe la naissance du citoyen Decaux au 28 août 1768 n'est pas conforme à ce qui est porté au registre de l’inscription maritime sur lequel il paraît que le pétitionnaire est né le 28 août 1771. Les surcharges qui se trouvent sur l’extrait que représente l’individu sembleraient annoncer qu’il y a à cet égard infidélité dans l’extrait qu’il représente, vous voudrez bien en faire la vérification mais cela ne doit point au surpsus arrêter la conduite du citoyen Devaux au Havre pour être remis au commissaire principal de la Marine. Vous nous rendrez compte, citoyens, de ce que vous aurez fait pour l’exécution de la présente."
Salut et fraternité.

Qu'on l'arrête !

Dès réception de cette lettre, le 20 janvier 1797, nos Duclairois, obéissant à leurs instances supérieures, abandonnent la défense de Decaux et alertent la gendarmerie basée à Caudebec.
.
"Duclair, le 1er pluviose, an 5 de la République française une et indivisible

"Les administrateurs du canton de Duclair au citoyen lieutenant ou brigadier de la gendarmerie en la résidence de Caudebec.

"Citoyen,

"Nous vous dénonçons le citoyen Jacques Philippe Decaux, charpentier, Duclair, hameau de Saint-Paul, comme déserteur et nous vous prions, au nom du service public, de le faire conduire sur le champ au Havre où il sert comme matelot charpentier. Ce marin mérite à double titre cet acte de sévérité pour avoir lâchement abandonné son corps et trompé notre confiance en nous présentant un faux extrait de baptistaire.

Salut et fraternié.

BERTAUX, FOUTREL, VAUTIER, LESAIN, DINAUMARE (*)

(*) Nicolas-David Foutrel est l'ancien organiste de l'abbaye de Jumièges. Il sera maire de sa commune. François Le Sain est un homme qui fit tout pour échapper la conscription en 1793. Il est maintenant maire de Yainville.

Decaux a menti !

Un faux extrait de baptistaire ! Mais bon sang, ce sont bien nos administrateurs de Duclair qui, voici six mois, ont relevé la date de naissance de Decaux : 1768.Relisons leur document :

"Collationnné à l’original par le secrétaire de l’administration du canton de Duclair le vingt huit fructidor an quatrième de la République.
Dyvetot,
secrétaire pour absence."


Collationné à l'orginal... Ce mensonge nous fait-il déduire que Dyvetot est complice de Decaux ? En tout cas, devant la tournure que prenait cette affaire, nos administrateurs auront sans doute pris la peine d'ouvrir les registres. Et là, qu'ont-ils découvert...


Le texte original du baptême de Jacques-Philippe Decaux est bien, à la virgule près, le même que celui qu'a recopié Dyvetot. Seulement, il ne se trouve pas dans le registre de 1768. Mais dans celui de... 1770 ! Decaux a donc menti et s'est vieilli de deux ans pour échapper à la loi.

La gendarmerie rapplique


Aussitôt le lieutenant de gendarmerie prend les mesures qui s'imposent :

"Caudebec, le 3 pluviose an 5e, après midi.
Le lieutenant de la gendarmerie nationale à la résidence de Caudebec.
Aux citoyens administrateurs municipaux du canton de Duclair.

"Citoyens,

"Je reçois à l'instant votre lettre dans laquelle vous me dénoncé (sic) le dénommé Jacques Philippe Decaux, charpentier, demeurant au hameau de Saint-Paul comme Déserteur. Je vais, citoyens, donner les ordres les plus précis pour que ce citoyen soit arrêté et de suite conduit au Havre."

Salut et fraternité.
DESLOGER.

Epilogue

On ne sait ce que devint Jacques Philippe Decaux. Lui qui voulait tant s'établir ici. S'est-il marié ? Fut-il encore marin ? Ou est-il mort ? Cette fois, les registres du canton resteront muets à son égard.




SOURCES

ADSM, Cote L3244 et L3247, relevé : Jean-Yves et Josiane Marchand, transcription : Laurent Quevilly.