Par Laurent QUEVILLY.

Que son mari se soit suicidé lui fut déjà insupportable. Mais qu'on le fasse passer pour un assassin l'était bien plus. Voici comment une Duclairoise fut victime d'un délit de presse commis par un grand quotidien parisien...


Tous deux natifs de Duclair et filleuls de laboureurs, Antoine Noël Chapelle et
Adélaïde Saulnier avait scellé leur destin en 1802. Lui, était alors boucher et fils d'artisan. Elle, c'était une fille de marchands.
Le couple Chapelle traversa les tumultes de l'Empire en élevant un garçon qui matérialisait cette belle union. Il parvint à la Restauration en tenant, quai du Havre, un de ces estaminets prisés des marins en goguette. La Seine coulait désormais sous leurs fenêtres, indifférente aux espoirs qu'elle charriait.

Et puis en 1819, c'est le drame. Inattendu. Brutal. Et voilà comment, avec une avidité froide, s'empare de l'affaire le Journal de Paris, ce héraut des puissants, premier quotidien de France et voix de Charles X :

"Le nommé Chapelle, cafetier, demeurant à Duclair, arrondissement de Rouen, après avoir donné à sa femme et à son fils un breuvage qu'il croyait être du poison, s'est brûlé la cervelle le 21 de ce mois. on présume que c'est le dérangement de ses affaires qui l'a porté à cette extrémité.

Il s'était heureusement trompé dans le breuvage qu'il avait préparé pour sa femme et son fils et qui, au lieu d'être un poison lent, n'était qu'un caustique, dangereux à la vérité, mais dont les effets n'ont point été mortels."

Le suicide de Chapelle ne souffre aucun doute. Et comme en pareil cas, il y a enquête, réticence de l'Eglise à inhumer ce mauvais paroissien qui, malgré son nom très catholique, a repris ce que Dieu a donné : la vie.

Mais le jour-même, Chapelle fut bien enterré dans le cimetière de Duclair. "Après un procès-verbal, précise le registre, dressé par M. Denis Richard Thuillier, premier suppléant de juge de Paix avec une instance de lui donner la sépulture chrétienne." Ce qui fut accompli sans sourciller par le curé Richer en présence des amis et parents du défunt, notamment ses cousins Géhanne père et fils. Quant à Thuillier, suppléant du juge Quevilly, il passera bientôt de l'ombre à la lumière en devenant maire de Duclair.

Comment la nouvelle de cette mort avait-elle volé jusqu'à la rue Plâtrière, siège du Journal de Paris ? A la vitesse cahotante de la diligence sans doute.
Paru à la une du 29 juillet, soit une semaine après la détonation fatalel, l'article fut repris dès le lendemain par une Gazette de France toujours avide de sensations. Le Journal de Rouen, fit quant à lui l'impasse sur ce ratage qui lui était infligé. Sa chronique locale, encore balbutiante, ne s’encombrait pas encore de tels échos. C'est pourtant au rédacteur-en-chef du quotidien rouennais que, le 12 août suivant, avertie de ces allégations, Adélaïde adresse de Duclair une lettre-ouverte trempée d'une dignité blessée :

"Monsieur, dans le Journal de Paris du 29 juillet dernier, le rédacteur attribue à mon mari, dont il annonce la fin malheureuse, d'avoir voulu me donner la mort, ainsi qu'à notre fils, dans un breuvage qu'il crut empoisonné.

J'ignore qui peut avoir induit l'auteur de cet article dans une si grande erreur, tout ce qu'il rapporte étant entièrement faux.

Je vous prie, Monsieur, en publiant ma réclamation, de détruire le soupçon que le rédacteur du Journal de Paris a fait naître sur cela, ainsi que sur le dérangement de nos affaires.

J'ai l'honneur d'être, etc.

Veuve CHAPELLE."

Au niveau national, L’Indépendant fut le seul journal à relayer cette mise au point puisée chez son confrère normand. Le grand quotidien parisien, lui, se garda bien de reconnaître son erreur. Qu'importe, l’honneur de la veuve Chapelle était lavé, tant dans le canton qu’au comptoir de son café, qu’elle continua de tenir malgré le fantôme qui le hantait. Au recensement de 1836, Adélaïde, désormais âgée de 54 ans, trône encore derrière la caisse tandis que le sulfureux curé Delaouard souille de ses turpitudes sa sacristie et que l’extravagant Queval règne en despote à la mairie. Sous son toit vit alors André Régnier, méthodique receveur des droits, 41 ans, et Virginie Lemonnier, 30 ans, cafetière au regard vif.
En 1841, le café d’Adélaïde fait toujours les beaux jours du quai du Havre. Joséphine Durosay, domestique appliquée, y sert les clients. Un vétérinaire pour voisin compléte ce tableau vivant
Ainsi s'estompera à nos yeux la silhouette d'Adélaïde Saulnier, veuve Chapelle, dans la fumée du tabac et les brumes de la Seine. Une femme de caractèrer qui aura su conjurer le déshonneur.
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Laurent QUEVILLY

Notes


Jacques Antoine Noël Chapelle est né à Duclair le 25 février 1777 d'Antoine Pascal, menuisier, absent à la naissance et Marie Anne Thorel. Ses parrains furent Jacques Valois, laboureur à Anneville et Magdeleine Thorel, épouse de Pierre Gehanne, pâtissier.

Marie Françoise Adélaïde Saulnier est née 7 novembre 1779 à Duclair de Noël Saulnier, marchand, et Marguerite Le Tanneur. Ses parrains furent Jean-Baptiste Durdent, laboureur de Berville et Marie-Françoise Rouland, épouse de François Guédin, laboureur à Sainte-Marguerite.

Le couple s'est formé à Duclair le 19 janvier 1802, Chapelle étant alors Boucher, la mère du marié et le père de la mariée décédés... C'est le maire bonapartiste Jacques Lebreton qui scella cette union. Les témoins furent Louis-Gatien Planquette, époux de Marie Marguerite Saulnier et Nicolas Adrien Saulnier, marchands, Antoine Pascal Chapelle, menuisier, Pierre Géhanne, pâtissier. A noter que le capitaine des volontaires qui, en 1793, firent casernement à l'abbaye de Jumièges, avaient pour capitaine le sieur Planquette. Si ce n'est Louis-Gatien, c'est donc son frère, Jean-Louis...





 

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