Kristen Helmer


Le généreux directeur de Mustad

Par Laurent Quevilly


Natif de Grimstad, ce Norvégien a vécu 45 ans à Duclair à la tête de la clouterie Mustad. Aussi réservé que généreux, Kristen Helmer laisse le souvenir d'un philanthrope. Hélas, sa villa est aujourd'hui menacée de disparition...

Kristen Helmer est né à Grimstad le 14 novembre 1860 de Jacob Helmer, un arpenteur au service de la société de classification Den Norke Veritas et de Catharine Holst. C'est une vieille famille du cru. Kristen a un parfait homonyme né en 1776 et élu local qui fit les choux gras de la presse locale. Ce marin qui possédait son propre navire fut incarcéré deux ans au pénitencier anglais de Reading après avoir été intercepté en mer. Avec son beau-frère, Peder Holst, il faisait partie de ceux qui s'aventurèrent au Danemark à bord d'un bateau non ponté pour y collecter des céréales. Ses liens sont à préciser mais c'est une autre histoire...

Portrait présumé de Kristen Helmer.

En 1870, la famille Helmer est recensée 150 Stor-Gade à Grimstad. Elisabth Holst, 81 ans, vit sous son toit et deux employés sont à son service. Notre Kristen Groos Helmer a quatre frères et sœurs dont Elisabeth qui sera la première femme photographe de la région. Une passion qu'elle partage avec Marie Topp, autre  figure de l'épopée norvégienne à Duclair.  Elisabeth laissera derrière elle quelque 30.000 clichés conservés aujourd'hui aux archives de Grimstad.

L'entrée du port de Grimstad où Helmer aura sa résidence d'été. Cette photo est de sa sœur Elisabeth et date de 1908. La maison est noyée dans la verdure, tout en haut à droite...

Après ses études, Kristen Helmer entre chez Ole Mustad à Kristiania (Oslo) et s'y fait remarquer par ses qualités. Caissier, il demeure alors 53 Akersgaden. Lorsque Mustad cherche à s'implanter à l'étranger, Helmer fait partie de ces pionniers qui viennent fonder l'usine de Duclair en 1891 sur le site d'un vieux moulin. Il en sera le directeur. Les débuts sont difficiles car le 9 avril 1892 un incendie ravage une partie des locaux indispensables à la production. Le premier clou à cheval est enfin fabriqué le 15 novembre 1894 et l'entreprise compte alors 200 salariés dont une trentaine de Scandinaves.


Kristen Helmer s'est aussitôt intégré à son nouveau pays. Dès 1896, il apparaît parmi les candidats au Touring-club de France, jeune association d'amateurs de bicyclettes qui entend développer le tourisme dans le pays à l'instar du modèle anglais. Très vite il apparaît aussi comme éleveur de chiens de chasse. Ses pointeurs sont présentés régulièrement dans les expositions canines, aussi bien en Angleterre qu'en Normandie.

Clarin, l'un des cinq frères Mustad, a fait construire un château sur le site de l'usine. Kristen vit sous son toit et partage ses repas. En 1901, les deux hommes ont pour cuisinière Johanne Golassen, dans la grâce de ses 26 ans. En 1906, c'est Pauline Pedersen qui remplit cet office. Elle a le même âge que Kristen et nous vient de Solör...

Il sauve un désespéré

Le 12 juin 1908, Kristen Helmer est l'auteur d'un acte de bravoure. Ancien concierge de l'hospice général de Rouen, le sieur Bea est en pension chez M. Lefaucheur. Qui ce jour-là lui confie la garde de son restaurant. Mais les réserves sont tentantes. Bea se saoule. Le voilà pris d'une peur panique quand il aperçoit son patron rentrer. Alors, il se dirige tout droit vers la Seine où il se jette d'une hauteur de cinq mètres. Aussitôt, un ouvrier donne l'alerte. Voilà Kristen Helmer qui plonge tout habillé et se saisit de Béa qui est hissé à bord d'une barque puis sur la berge. On le transporte chez Lefaucheur où l'infatigable Dr Chatel lui prodigue les premiers soins.

En 1912, Clarin Mustad prend pour épouse Nathalia Schneider. L'année suivante, le 8 juin 1913, Helmer expose encore à l'exposition canine de Normandie un pointer à la truffe bien fraîche répondant au nom de Stegg-Eidsworld. Mais voilà la guerre, la Grande-Guerre...

Pour les blessés, les prisonniers...

La Scandinavie étant neutre, ses ressortissants ne seront pas mobilisés en 1914. Ce qui n'est pas le cas des Normands. Mais les femmes et les dispensés participeront à l'effort de guerre. Ma tante Marie- Louise Mainberte fut du nombre. Voici ce qu'écrit à un confrère son directeur, Kristen Helmer, le l2 octobre 1914 :

"Notre sieur Mustad, parti en Norvège depuis le commencement de mai pour y passer l'été n'est pas encore de retour et à cause des événements il passera l'hiver là-bas avec toute sa famille. Presque tous nos ouvriers sont sous les drapeaux, néanmoins, nous avons pu faire marcher quelques machines qui travaillent actuellement pour une fourniture assez importante pour l'Armée. On est venu également réquisitionner notre stock clous modèle Armée, une trentaine de tonnes. Nous avons en un stock assez important de clous de toutes catégories, de sorte que nous puissions satisfaire nos clients encore pendant quelque temps."



Au château, une partie des locaux accueillent depuis l'ouverture des hostilités des convalescents français et belges. Une fameuse photo de cette infirmerie montre manifestement deux cadres et du personnel féminin de l'usine. On est tenté d'y voir Kristen Helmer près de l'infirmier lorsque l'on relit le Journal de Rouen du 20 octobre 1913 :

DUCLAIR. – Pour nos blessés. – Dans le
château de M. Mustad, situé sur un coteau
longeant la forêt du Trait, est installé depuis
plusieurs jours un hôpital auxiliaire des plus
confortables. Il y a place pour une douzaine
de blessés. Cinq soldats belges, déjà conva-
lescents, sont arrivés et sous la surveillance
d'un infirmier d'une section rouennaise de la
Croix-Rouge, y trouvent des soins dévoués.
M. Helmer, directeur de l'usine Mustad, qui 
a beaucoup contribué à cette installation, ne
cesse de s'occuper des blessés.

Cet exemple fit des émules puisque, route de Caudebec, M. Dupont aménagea deux appartements pour accueillir huit blessés sous la surveillance médicale du Dr Allard.

Généreux donateur

Comme en temps de Paix, Mustad se montre généreux avec ses salariés mobilisés ou détenus au loin. En septembre 1916, au nom de la clouterie, Helmer remet à Henri Denise, maire de Duclair, 1000F destinés au comité de secours aux prisonniers dont le nombre progresse constamment. Il y ajoute 150 F sur ses deniers personnels. De bien vifs remerciements lui sont adressés et l'on espère qu'il aura des imitateurs...

Et voilà enfin l'Armistice. Ayant satisfait à des commandes de l'Armée, notamment la fabrication de composants pour obus, Mustad retrouve toutes les facilités pour poursuivre son développement. Et notamment son programme immobilier en faveurs des salariés lancé dès les débuts de l'entreprise. En 1921, une cité se dessine au hameau de Saint-Paul, à la limite entre Duclair et Yainville. On y retrouve Kristen Helmer qui succède sans doute à un ingénieur de la maison retourné au pays: Einar Topp, lié à ma famille pour avoir épousé une fille Chéron, du café du Quai, estaminet soudé à l'usine. Kristen a toujours pour domestique Pauline Pedersen.

Et encore des largesses !

En 1926, Kristen Helmer est cette fois recensé seul, route de Caudebec. Cette année-là, en août, il participe comme nombre de notables duclairois à la contribution volontaire destinée au désendettement de la France. Il y va de 1.000 F quand O. Mustad et ses fils en versent 10.000. Célibataire, Helmer est un personnage plutôt réservé, d'une grande discrétion mais chaleureux dans ses rapports et d'une grande noblesse de cœur. Comme son patron, Helmer remonte chaque été en Norvège visiter son père puis passer plusieurs jours dans sa villa de vacances. Celle-ci est édifiée sur l'indre 
Maløya, à l'entrée du port de Grimstad. Dès 1929, il fait don à une Société d'utilité publique, Grimstad Byselskap, de propriété foncières, ce qui permettra l'accès du public à l'archipel. Il se fend également d'importantes sommes d'argent qui iront à l'achat d'autres terrains, notamment au profit de la société locale de sport.


La villa d'été de Kristen Helmer. Déjà remaniée, elle menace cette fois de disparaître.
Foto: Martin Haugen


Quand vint le mois de décembre 1933, la Seine fut totalement gelée au point que tous les bacs du canton cessèrent leurs traversées. Voilà qui jeta au chômage les ouvriers de la rive gauche. Encore une fois, en lien avec le conseiller général, Arnauld de Malartic, Kristen Helmer rechercha une solution avec les autres directeurs d'usines pour permettre aux chômeurs de reprendre le travail.

Une clouterie à la pointe

A la clouterie, on a toujours été à la pointe du progrès social. Aussi quand soufflent les grandes revendications de 1936, les salariés de Mustad sont modérément concernés. L'entreprise distribue ses largesses à l'ensemble de la population. Cette année-là, Kristen Helmer remet encore la somme rondelette de 1 million de francs au bureau de bienfaisance de Duclair. Mais 36 est une année noire. Elle débute par le décès de l'épouse de Clarin Mustad. Elle se termine par celui du directeur.

Des obsèques très suivies

Kristen Helmer vivait alors avec une employée, Jeanne Douyère, veuve de Gustave Albert Lefebvre, cloutier natif de Duclair où il est décédé le 22 mai 1913. Jeanne est née en 1883 à La Mailleraye-sur-Seine et s'est mariée en 1902. Veuve depuis 23 ans, elle apparait avec ses enfants sur les avis de décès et de remerciement aux côtés des cinq frères Mustad, ce qui témoigne d'une grande proximité avec le défunt.
Le 11 novembre eut lieu la levée du corps au domicile d'Helmer, route de Caudebec. Ce fut un cérémonial selon le rite protestant. Après quoi, longue procession derrière le corbillard couvert de fleurs. En tête du cortège marche Clarin Mustad et le personnel scandinave de la clouterie ainsi que le consul de Norvège M. Zachariassen, courtier maritime à Rouen. Suit le conseil municipal de Duclair. Au cimetière, le pasteur prononça une allocution et une prière d'adieu. Puis ce fut au tour du maire, Charles Léopold de Heyn, d'adresser au défunt un dernier salut de la part de la ville et de sa population. Enfin Clarin Mustad dit au revoir à son collègue et ami. Un navire finit par emporter le cercueil et les funérailles définitives eurent lieu en Norvège le 25 novembre.

Sa villa menacée


Dans un cercle, la villa et son environnement photographiés en 1951. Foto : Nasjonalbiblioteket

Célibataire, Helmer laissait derrière lui à Duclair un mobilier assuré 30.000 F. Dès le 12 août 1937, la villa Helmer est vendue à l'armateur Thomas Einersen, ce qui suscite déjà débat, la ville prétextant de ne pas disposer des moyens d'entretenir la maison. En 1947, elle passe entre les mains du Dr Johannessen qui finira par la céder à l'armateur Ugland. Ce qui nous amène en 2024, Knut N. Tonnevold Ugland a alors pour projet de raser la maison pour en édifier une nouvelle. La municipalité de Grimstad n'y voit pas d'opposition. Ce qui n'est pas l'avis de la vénérable Société de protection du patrimoine, Fortidsminneforeningen, qui a sauvé nombre de constructions en bois. Elle entend ainsi honorer la mémoire de Kristen Helmer, grand philanthrope...

Laurent QUEVILLY.

Merci à Arnaud Serander pour son aide.

Sources


Torgrim Landsverk er styreleder i Fortidsminneforeningen, Aust-Agder lokallag.
Journal de Rouen
Recensements de Duclair.
Journal Grimstad Adressetidende
Registre des décès et absences, recensements en Norvège consultés par Arnaud Serander.
Liste électorale de Duclair, 1903 (Gustave Albert Lefebvre, né à Duclair et non Ste-Marguerite.)
Captivité de Kristen Helmer : Teije Vigen historie, Hansd Hansen, 1906, p. 16.  Grimstad bys historie: paa kommunal foranstaltning - 1927, p. 682
Le patrimoine industriel de Duclair... Paul Bonmartel, Berthout, 1998.
14-18 dans le canton de Duclair, Laurent Quevilly, BoD, 2015.





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