Par Laurent Quevilly

Duclair donna à Rouen un botaniste distingué. Aujourd'hui oublié, Isidore Lebret méritait bien sa biographie. En voici la première... 

Jean Louis Isidore Lebret est né le 4 avril 1780 à Duclair. Le jour où accoucha Marie-Catherine Lemaître, son mari, Jean Lebret, était alors absent. Mercier, son commerce le retenait sans doute ailleurs. Vite, on procéda à l'église Saint-Denis au baptême de l'enfant. Ses parrains furent Louis Robert Leroux, fils de Louis, marchand à Saint-Pierre-de-Manneville et Marie Scolastique Véronique Corvée, fille de Jean Baptiste Claude, encore un marchand. Celui-là est maître cordier et très en vue dans le bourg. 

Tels sont donc les proches des Lebret. Et quand le père d'Isidore est présent, ce qui, vous vous en doutiez, constitue le plus clair de son temps, on en fait un parrain idéal. Voire le témoin d'un décès. Son épouse est également sollicitée pour assumer la tutelle spirituelle de plusieurs nouveaux nés. Souvent chez des commerçants, parfois des laboureurs, mais aussi des journaliers. On relève la signature des Lebret au bas d'une vingtaine d'actes officiels. Bref, ils sont bien implantés à Duclair durant une décennie.

Et vint 89

A la misère, à la disette répondait une colère grandissante. Pour tenter de la contenir, la Monarchie s'adapte. En 1788, ce Jean Baptiste Corvée entrevu tout à l'heure à l'église fut des neuf notables composant la toute première assemblée communale de Duclair. Mais cette réforme des institutions intervient trop tard. C'est la Révolution et Corvée n'y participera guère. Il meurt en 1790 et Guillaume Quevilly, l'un de mes lointains cousins, déclare son décès en compagnie du fils du défunt. En revanche Jean Lebret, le père d'Isidore, va jouer un rôle de premier plan. Il est officier municipal de Duclair en 1791. Pour ne pas dire maire. Cinq ans plus tard, le citoyen Lebret fait partie de la dizaine de merciers du bourg qui, tous, s'acquittent de 15 livres de rente. Isidore a alors 12 ans. Ses parents ont de l'argent, de l'entregent. Et lui des aptitudes...




208, rue Martainville...
La maison a été classée en 1956

Isidore Lebret fit paraît-il "de bonnes études". En l'an XII, il décroche en effet un second prix. Si bien qu'il fut reçu pharmacien en 1809. Il avait 29 ans. Il sera ensuite localisé en différentes maisons de la rue Martainville, épine dorsale d'un quartier populeux et remuant auquel il restera fidèle jusqu'à la mort. Lebret habite au 124 lorsu'il acquiert, en janvier 1811 de la famille Louvel une maison sise au 106. 
A mesure que ses affaires prospèrent, Lebret poursuit ses acquisitions  foncières. Mais à Saint-Martin de Boscherville où, en 1821, il devient propriétaire d'une maison de maître, d'une ferme...
En septembre 1828, 
, entouré de magnifiques pots de faïence, il est enfin localisé au 208 rue Martainville lorsqu'il commercialise le sirop anti-glaireux du Pont élaboré par l'un de ses confrères parisiens.

Sous l'aile de l'église Saint-Maclou, Lebret réside dans une belle demeure du XVIIe, tout près de l'aître, cet ancien charnier rappelant les pestes du Moyen-Age. Se trouvait-il encore, au temps d'Isidore, quelque Rouennais assez superstitieux pour s'en écarter ? La maison a son escalier et sa cour. Derrière, une deuxième cour est bordée de sept bâtiments auxquels donne accès un couloir débouchant sur la rue. Sur la façade, depuis sa niche, Notre-Dame de Bon-Secours veille à la bonne santé des clients. Sur le cul-lambe qui lui sert de socle, son nom est gravé avec cette date: 1775. Lebret restera là  jusqu'à sa mort.

L'ami de Vauquelin

Natif du Calvados, Louis Nicolas Vauquelin (en médaillon) célèbre pour ses contributions à la chimie moderne, avait été garçon de laboratoire à Rouen. Il gardait un très mouvais souvenir du pharmacien qui l'employait. En revanche un excellent d'Isidore Lebret. Si bien que les deux hommes étaient restés très liés, assure la Société de chimie, " aussi Vauquelin n'allait jamais à Rouen sans aller visiter Lebret à son officine. Quelquefois même, le matin, ils allaient herboriser ensemble aux environs..."

Son goût des sciences l'avait en effet porté vers la botanique. Rouen a une longue tradition dans ce domaine, notamment grâce au Jardin des Plantes, créé au XVIIe siècle et devenu un centre important pour l’étude des espèces médicinales. 

Botaniste cultivé...

Les pharmaciens de cette région, qu'ils soient formés à Paris ou sur place, combinaient fréquemment leur métier avec des recherches botaniques, surtout au XVIIIe et XIXe siècles, périodes où la pharmacognosie (étude des substances naturelles à usage thérapeutique) était en plein essor. À Rouen, des botanistes et pharmaciens notables ont marqué l’histoire, comme Pierre Joseph Pelletier (1788-1842), célèbre pour ses travaux sur les alcaloïdes (quinine, strychnine) et contemporain de Lebret. Lebret pour sa part sera membre de toutes les sociétés savantes de la capitale normande.

Ses engagements
En qualité de membre : Société centrale d'horticulture de la Seine-Inférieure ; Société royale d'horticulture de Paris ;  Société d'Émulation ; Société libre du Commerce et de l'Industrie ; Association normande.
En tant que trésorier : Société des pharmaciens
; Société centrale d'Agriculture et ce durant plus de trente ans. Ce n'est là qu'un aperçu. Il était aussi correspondant de la Société Linnéenne.

Les étapes de sa vie

Le 31 août 1817, devant la Société des pharmaciens de Rouen, Isidore Lebret débute sa carrière de conférencier par un sujet plutôt pointu : Calcul ou concrétisation pierreuse d'une nature  particulière. Ce qui sera repris dans le Journal  de Pharmacie dont, rassurez-vous, nous vous en épargnerons la lecture.

Le 9 juin 1821, déjà propriétaire rural, notre pharmacien lit à la séance publique de la Société libre d'émulation de Rouen, sa Notice sur l'"Hippophaë rhamnoïdes". Écoutons-le quelques instants, histoire d'entendre sa voix :

"Vers les premiers jours du mois d’Avril dernier, je fus invité par un amateur d’agriculture de parcourir une partie du département du Pas-de-Calais ; j’entrepris le voyage dans l’intention de recueillir quelques notions agronomiques dignes de vous être soumises. Je fus donc visiter avec curiosité ces vastes plaines du Boulonnais , cultivées avec tant de soins et produisant avec tant d’abondance.

La saison, peu favorable à cette époque, m’empêcha de réaliser complètement mes projets. Après avoir parcouru les campagnes , je me rendis au port de Boulogne. Là , visitant les dunes voisines du bord de la mer, j’observais l’aridité du sol et la rareté des végétaux, lorsqu’un modeste arbrisseau surchargé de fruits d’une couleur éclatante, vint fixer mon attention. Je reconnus l’Hippophaë rhamnoïdes. Ce végétal croit naturellement et en abondance sur les rivages de la mer. Je pris des renseignements de plusieurs cultivateurs des environs, je conçus dès-lors le projet de le soumettre à la culture de notre département. Enrichir son pays d’un fait agricole, n’est-ce pas contribuer à la prospérité publique..."

Son intervention complète est publiée chez Baudry, l'imprimeur du Roi de la rue des Carmes.

A la tourbière d'Heurteauville

La même année, Lebret publie un mémoire sur les châtaignes d'eau. Mais chez Périaux cette fois. Cet autre imprimeur du Roi édite aussi en 1821 la première notice de Deshayes sur la presqu'île de Jumièges. Cette maison d'édition joue un rôle clé dans la diffusion des connaissances et des récits historiques au public cultivé de l'époque. Deshayes va du reste citer Lebret dans son Histoire de l'abbaye royale de Jumièges à propos des tourbières d'Heurteauville :

En 1820, MM. Dubreuil, directeur du Jardin des Plantes à Rouen, et Lebret, pharmacien en la même ville, ont tenté d'y introduire la macre ou châtaigne d'eau ( trapa natans " de Linnée ). Ils ont jeté des fruits de cette, plante en assez grande quantité dans plusieurs pièces d'eau. Leur essai a très bien réussi; et en 1821, le semis a produit des fruits aussi parfaits que ceux qu'ils avaient semés. Mais par défaut de surveillance, tous les plants ont été enlevés en 1821 et ne se sont pas perpétués."

A la Société Linnéenne de Paris, on parle de Lebret en 1823 :  "Une nouvelle variété du Cucurbita pepo  provenant des environs de Oratava, ville située au pied du pic de Ténériffe, a été introduite dans le département de la Seine-Inférieure par M. Isidore Le Bret, de Rouen.
Ce confrère très-zélé s’est assuré qu’elle était plus avantageuse que les cucurbitacées de nos jardins, puis que son fruit mûrit beaucoup plus tôt, se conserve plus long-temps, et contient une grande quantité de principes sucrés...." 

En 1828, Lebret va jouer un rôle déterminant dans la destinée d'un jeune garçon de 14 ans venu de l'Eure. Hippolyte Lepage était le fils de paysans ruinés venus s'installer à Rouen. Décelant chez lui des capacités, Lebret demanda à son collègue Levavasseur, pharmacien à Bacqueville, de le prendre pour apprenti. Après de brillantes études, établi à Gisors, ses recherches en laboratoire apporteront beaucoup à la science.

En 1832, Lebret publie, toujours chez Périaux, une notice sur les défrichements opérés à Orival par le Dr Thorel.

Marié sur le tard

Lebret avait 57 ans lorsqu'il épousa à Rouen Louise Aimable Sophie Choffard, de 12 ans sa cadette, fille d'un défunt maître en chirurgie, veuve depuis une bonne décennie d'un médecin homonyme. Nous étions en 1837 et cette union n'allait durer que 13 ans.  Trois ans après son mariage, Lebret se sépara de ses biens à Boscherville.

En janvier 1840, la Société nantaise d'horticulture évoquant le chêne d'Allouville, reprit la description qu'en faisait Lebret. « Tout porte à croire, dit-il, que le chêne d'Allouville a au moins sept à huit siècles d'existence ; il a onze mètres de circonférence et trois mètres soixante-six centimètres de diamètre. Il est peu élevé et se termine par un petit clocher en bois, pour garantir sa flèche, dont l'extrémité fut enlevée par la foudre, il y a un siècle. On a pratiqué au rez -de-chaussée, dans son intérieur, une chapelle dédiée à la Sainte-Vierge. Tous les attributs de notre religion y sont  représentés ; la messe y est célébrée très souvent, et le Dieu des chrétiens est adoré dans le temple végétal d'Allouville sous la voûte d'un feuillage épais. »

la dernière publication qui nous soit connue de Lebret, c'est l'intervention qu'il fit le 6 juin 1840 devant la Société d'Émulation de Rouen sur le Madia Saliva, une plante oléagineuse. Lefèvre se fit un devoir de l'imprimer.

Scène de rue près de la fontaine Saint-Maclou dessinée d'après nature en 1845 par Daniaud.

La Révolution de 1848 mit fin à la Monarchie. Les ouvriers rouennais, surtout du textile, inaugurèrent la Seconde République en s'insurgeant contre les bas-salaires. Rue Martainville, une barricade est élevée. Des fusillades, des cris, les Lebret se précipitent à leur fenêtre. La fumée dissipée, ce sera la répression.

Toujours actif à 70 ans, Lebret trépassa le 2 avril 1850 dans sa maison de campagne du Croisset. Il avait  pour voisin plus ou moins proche un certain Flaubert, alors parti visiter l'Orient. C'est à lui que la rue Martainville devait son surnom d'infâme petite Venise à cause de ses ruissaux putrides. Le beau-frère du défunt, M. Le Barbier, alla déclarer le décès en mairie, flanqué de Jean Dafodan, un ami de Canteleu.

A la mort, d'Isidore Lebret, l'abbé Tougard, alors président de la Société d'Horticulture, lui rendit ainsi hommage :

Les restes que nous déposons dans ce tombeau sont ceux d'un honnête homme, dont la vie tout entière fut consacrée à rendre des services à l'humanité. Telle fut, vous le savez, l'unique occupation de M. Isidore Lebret. Son esprit actif, son imagination ardente, son caractère impressionnable, ne faisaient jamais défaut quand il s'agissait de faire le bien. S'agissait-il d'une entreprise utile à la classe peu favorisée de la fortune, il y participait de tous ses moyens. Est-il question de fonder une institution qui doit tourner au profit du travail et de la science, il est un des fondateurs et le premier secrétaire du bureau de la Société centrale d'Horticulture du département. Faut-il encourager les sciences et les arts, il est membre de la Société libre d'Émulation et l'un de ses secrétaires. Faut-il favoriser l'agriculture, il est pendant
vingt-cinq ans trésorier de la Société centrale d'Agriculture du département. Le commerce et l'industrie ont-ils besoin d'avoir des organes, il est membre de la Société libre du Commerce du département. Réunissant les sympathies et la confiance de ses confrères, il est trésorier de la Société des Pharmaciens.
Le bureau de bienfaisance de la ville de Rouen l'a compté pendant un grand nombre d'années au nombre de ses membres les plus actifs et les plus dévoués, et ce dans le quartier le plus populeux de la cité. Les malheureux ne l'ont jamais invoqué en vain et jamais ses conseils ne furent refusés à personne.
Populaire, accessible, il était surtout connu pour ses connaissances pratiques sur les maladies des enfants. Telle fut la vie de M. Lebret, telle fut son occupation jusqu'au moment où la maladie vint le frapper. Si nous le suivons dans sa famille, nous le voyons lui rendant les plus grands services. Bon parent, il sut en remplir toutes les obligations. Les hommes de ce caractère sont trop précieux pour que ce ne soit pas un devoir de retracer leurs bonnes œuvres
après leur mort.
L'amitié me l'imposait, j'ai dû le remplir.
Tel fut l'homme auquel nous adressons nos adieux pour la dernière fois.
Que ces quelques paroles soient un adoucissement à la douleur que ressent une épouse éplorée; qu'elles soient pour elle une consolation à ses chagrins, et qu'elles demeurent pour elle le gage de l'opinion publique qui entoure la mémoire de celui qui lui fut cher.

Sa veuve lui survécut jusqu'en 1878 dans sa demeure de caractère tandis que le pharmacien Périer tenait la boutique. Puis ce furent MM. Auger, Chauvain, tous impliqués dans la botanique. Mais en fin de siècle une boutique moderne va succéder à la vieille officine. Peu à peu, le souvenir de Lebret se fana. Il reprit des couleurs cinquante ans après sa mort. A l'exposition universelle de 1900, M. Heudier aligna une série de 17 vases pharmaceutiques en faïence au décor polychrome datant de Louis XVI et portant des inscriptions latines. Il présenta aussi deux séries de pots de taille plus modeste et à la décoration sommaire totalisant 36 pièces. Toutes ces merveilles provenaient de l'officine d'Isidore Lebret, l'enfant de Duclair.

Laurent QUEVILLY.


SOURCES

Tougard : Annuaire des cinq départements de la Normandie, 1850
Journal de chimie médicale, de pharmacie et de toxicologie, 1850
Mémoires de la Société linnéenne de Paris, 1823
L'architecture et la construction dans l'Ouest, vol. 12 à 13, p. 6
Histoire de l'abbaye royale de Jumièges, Charles-Antoine Deshayes, 1829, Baudry.

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