Par Laurent Quevilly.

On pensait acquis d'attribuer
la recette du canard au sang à Henri Denise, le chef de l'hôtel de la Poste. Mais voilà que le plasticien Pascal Levaillant met les pieds dans le plat. Du coup, nous partons enquêter...



Dans les années 1990, au hameau de Brunnemare, à Saint-Paër, vivait un sacré personnage : Pierrot Duhamel. "J'allais souvent chez lui, se souvient Pascal Vaillant,  Originaire du Nord de la France, il avait fait 36 métiers, surtout bûcheron. C'était le cas lorsque je l'ai connu. Il animait alors un atelier de sculpture, une fois par semaine. Il entretenait aussi un grand potager et était un cuistot hors-pair." Pas du genre à plaisanter avec la nourriture, assure le plasticien. Un jour, Duhamel lui fit une confidence à propos du canard au sang. "Il connaissait celui qui avait crée la recette. C'était, disait-il, dans l'établissement situé au bas de la côte de la Valette, à Maromme. Cela s'appelait jadis A la Belle-Vue. Et il y retourna souvent pour savourer ce plat."

Dans ses confidences, Duhamel datait cette création 60 à 70 ans en arrière.
Ce qui nous ramène donc aux années 20, voire peu avant la Grande guerre. Alors allons-y...

A la Belle-Vue


Né en 1879 à Bois-Guillaume, c'est Marcel Ménard qui tenait ce café de la route du Havre, au bas de la côte de la Valette. Il s'y disputait de grands concours de dominos et on s'y inscrivait dans les meetings locaux d'athlétisme. En 1922, l'endroit fut popularisé dans la presse nationale. Car c'est précisément là que l'on vit pour la dernière fois, le soir du 8 octobre, Aimé Lieubray, l'ancien maire de la Vaupalière, aisé rentier qui disparut mystérieusement dans la nature en sortant d'ici. Alors, on interviewa Marcel Ménard. Oui, à 21 h 15, Lieubray a bien commandé de la viande. Non, l'histoire de nous dit pas si c'était du canard !


Est-ce dans ce café-restaurant que fut inventée la fameuse recette du canard au sang ? Pierrot Duhamel l'affirmait.

Nous voilà dans de beaux draps ! Nous étions partis à la recherche d'une aiguillette de canard arrosée de Charmes-Chambertin. Et nous voilà avec un disparu sur les bras. Cet aisé rentier s'était quelque peu disputé avec sa femme ce jour-là. Alors qu'il quittait les lieux pour assurait-il, rentrer chez lui au hameau de la Maine, il eut soudain cette exclamation : "Que je ne parte pas d'ici sans mon parapluie !" Et il s'en empara. Or, ce parapluie, on le retrouva chez lui. Mais pas lui. Étrange, non ?...

Retour à Duclair



Tandis que sont menées des battues, nous retournons à Duclair où il est de bon ton d'attribuer à Henri Denise l'invention du canard au sang. A Duclair justement, Arnaud Genty, chef du restaurant du Parc, le confirme à Paris-Normandie :
« Quand je fais le canard au sang, j’explique aussi aux clients, l’histoire de la recette. » Celle de ces fermières de la rive gauche, aux XIXe siècle, qui prenaient le bac pour se rendre sur le marché de Duclair avec des nasses en osier remplies de canards. « Comme elles devaient payer chaque nasse, elles y entassaient les canards et ceux du dessous mourraient étouffés. » Si la légende dit vrai, en conclut notre consœur Élise Kergal, le père Denise récupérait ces canards étouffés à moindre prix et eut alors l’idée de cette fameuse recette. Qui fit son succès et s'exporta dans le monde entier.

"Si la légende dit vrai..." Cette formule revient souvent pour parler du canard de Duclair. Y compris dans le livre signé Aubert, Sorel et Devaux consacré à l'histoire de la ville. Alors, légende ou réalité ?

Mais qui sont les Denise !



Les doutes de Pascal Levaillant nous offrent l'occasion de retracer l'histoire d'une dynastie familiale. D'abord, d'où vient la famille Denise.


Henri Denise entouré de ses proches et de ses employés. Il est assis ici près de son chien.

Dès 1851, un certain Georges Denise est attesté à Duclair. Natif de Lillebonne, ce jeune homme loge à l'auberge tenue par Vallery qui est aussi le siège du maître de poste, Maurice Delaporte. Denise est son garçon d'écurie. Sur le très commerçant quai du Havre, cette auberge est suffisamment vaste pour que les notaires de la région y organisent des ventes aux enchères. 

D'abord hôtel de la Marine ?

Il est possible que l'hôtel de la Poste se soit d'abord appelé l'hôtel de la Marine. En 1837, le notaire de Jumièges, Leboucher, tenait effectivement des ventes aux enchères à  "l'Hôtel de la Marine. En 1838, "au domicile de M. Delaporte, aubergiste à Duclair, sur le quai." Deux petites annonces différentes, mais manifestement la même maison.

En 1854, Georges Denise prend pour épouse Hortense Delacroix.
C'est que le couple a eu un garçon hors mariage prénommé comme son père. Palfrenier, Georges Denise est de condition modeste, fils de journalier et orphelin de mère. Née à la Fresnaye, la mariée est domestique et nous vient de Touffreville-la-Câble. Delaporte, le maître de poste, figure parmi les témoins qui signent ce jour là : Deshayes, Revert... Quant au père, il paraphe sous le nom de Pierre Denisse (sic).

En 1861, le garçon d'écurie apparu dix ans plus tôt a plutôt réussi. Georges Denise est devenu le patron de l'auberge du quai du Havre. Un second fils, Henry, est né en 1855 et la famille compte trois domestiques. A l'hôtel de la Poste convergent des diligences partant de Jumièges, La Mailleraye, Caudebec. Le transbordement des voyageurs a lieu à l'auberge de Duclair. Ils s'entassent alors dans une grande diligence de cinq chevaux ayant Poignant pour postillon et le fameux Noël Petit pour cocher. Fameux car qui n'a pas croisé ce tonitruant tribun bonapartiste...


Décidément, il est très chanceux, Georges Denise. Chez lui, derrière un lambris qui tombait en vétusté, on découvrit un jour de 1871 vingt jetons en cuivre à l'effigie de Louis XIV. Pour des travaux qui restent à préciser, Au temps de Georges Denise, Victor Ruprich-Robert, architecte en chef des Monuments historiques, fit le dessin au crayon de ce qui semble être la cheminée de l'hôtel de la Poste. Ses descendants en ont fait don au musée d'Orsay.

En 1874, c'est à l'hôtel de la Poste qu'a lieu le banquet inaugural du bac à vapeur de Duclair. On en ignore de menu. Georges Denise est bien qualifié de maître d'hôtel en 1876, son fils aîné de voyageur de commerce et Henri de garçon d'hôtel. Toujours trois domestiques.

On est les champions !

L'hôtel avant travaux. Au fronton figure la mention "Georges Denise, Henri Denise Succr)
Cliquer sur l'image pour l'agrandir

Gros coup de pub pour le canard de Duclair. En 1876, Mme Hulin, du Mesnil-sous-Jumièges, remporte le 1er prix du concours général de Paris avec un canard de Duclair, mort, catégorie "sujets pour la broche."
En 1881, c'est désormais Henri Denise, le maître d'hôtel. A 27 ans, il vient d'épouser Marie Siméon, fille d'un cultivateur de Bardouville. Outre les domestiques, on compte un pensionnaire en la personne d'Henri Faujard, entrepreneur. L'hôtel, avant d'être agrandi, porte en façade la mention "Georges Denise - Henri Denise Succr"

La suite, on la connaît. Seize ans conseiller d'arrondissement, Henri Denise cumule les fonctions de maire de Duclair et de conseiller général du canton quand éclate la Grande guerre. Il va se montrer à la hauteur et je relate son attitude dans mon livre "14-18 dans le canton de Duclair". Ses affaires sont prospères. Il vient de réédifier son hôtel avec 18 chambres aux couleurs du Touring-club de France et de l'Association cycliste. Il pleure malheureusement un fils, georges, mort de maladie. En revanche, celui qui porte son prénom sera lui aussi un jour maire de Duclair.

Henri Denise fils et son
aide-cuisinier à la presse
vers 1925.


De nombreuses réclames et cartes postales ont été éditées. Henri Denise confia notamment à Eugène Deschamps, le photographe de Duclair, la réalisation d'une pochette de sept vues de l'établissement.

C'est un peintre natif de Pavilly, Gaston Loir 1868-1922), qui réalisa les panneaux décoratifs de la salle de restaurant. Elève du Lycée de Rouen, voyageur de commerce, il a été formé aux Beaux-Arts par Philippe Zacharie et exposait régulièrement chez Legrip.



Gaston Loir en médaillon. Ci-dessous, l'en-tête des notes de restaurant, une réclame...



L'hôtel après travaux...

Exit les Denise !



Le 6 juin 1926, ayant participé à un meeting au Havre, deux avions victimes d'ennuis techniques atterrissent en Haut-de-la-Côte, à Duclair, sur la ferme Barbulée. L'un d'eux est piloté par une femme qui reprendra l'air avec Renée, l'épouse d'Henri Duhamel, et ira se poser au Bourget...
 Il fallait un tel fait-divers pour signaler un événement de taille à Duclair. L'hôtel de la Poste change en effet de mains.
On peut se demander pourquoi Henri Denis fils a rendu son tablier. Les Duhamel sont originaires de Gouy-Saint-André, Pas-de-Calais. L'établissement compte alors trois domestiques, trois cuisiniers, une lingère. Henri Denise loge toujours sur les quais avec son épouse mais n'affiche plus aucune profession. Le couple a une domestique, Madeleine Dorléans.



Depuis 1914, la diligence de M. Acius ne partait plus de l'hôtel de la Poste pour Rouen. Mais en août 1926, ce fut un bien curieux attelage qui fit le trajet. Ce mois-là eut lieu une cavalcade au Trait. Et le premier prix fut remporté par un char où trônait un monumental canard de Duclair décoré par Mmes Chédru et Guérin. L'animal était guidé par M. Dorval, incarnant un "père Emile" en costume normand. Deschamps photographia la chose au départ de Duclair, devant l'hôtel de la Poste, puis à son arrivée triomphale au Trait.
On fut tellement fier du résultat qu'au lendemain des fêtes, un camion tracta ce canard couronné jusqu'à l'hôtel de la Couronne, de Rouen. Là, parmi les invités banquetèrent Duhamel et Denise, toujours conseiller général. Henri Denise fils était aussi du voyage. Bref, bonne entente entre les chefs, mais aussi les deux canards, celui de Duclair et de Rouen dont les propagandistes étaient réunis autour de la table.

En novembre 1926, Duhamel participa au salon d'automne à Paris. Le Figaro signale son succès avec le "canard Père Denise" ou encore l'anguille de Seine. Duhamel perpétue donc la tradition.

Passionnés d'aviation, les Duhamel recevront Jean Assollant et son épouse qui posent devant l'hôtel de la Poste. Assolant a réalisé la première traversée française de l'Atlantique nord.



Henri Denise père mourut conseiller municipal de Duclair le 5 juillet 1932. Président et vice-président de nombreuses sociétés, impliqué un temps dans la Société du bac à vapeur ou encore les régates de Duclair, il se dévoua particulièrement aux Pupilles de la Nation, obtint la médaille du Mérite agricole et était membre du conseil paroissial. Foule de personnalités parmi lesquelles deux sénateurs ou encore le député André Marie assistèrent à ses obsèques où l'on entendit la fanfare de Duclair.



Aux Duhamel succèdèrent les Baudet. François Baudet est né à Saint-Aaron. En 1932, il est primé par l'ACO. En 36, l'établissement comptait quatre employés logés sur place.
La même année, Henri Denise fils vivait route de Rouen, sans profession. Son épouse, Germaine Bapaume, était native de Cany. Le couple avait deux enfants, Odile et Claude ainsi qu'une bonne, d'abord Yvonne Dorléans puis Alice Gallay.
François Baudet eut la douleur de perdre son épouse, en 1941, alors âgée de 33 ans.
A la Libération, l'établissement fut ravagé par les bombardements d'août 44.
En 1966, le chef était Bob Bucher maître rotisseur, auteur d'un Pick me Puch.
L'ordre des canardiers vit le jour en 1986 à l'initiative de Michel Guéret, chef de l'hôtel de Dieppe, à Rouen, afin de perpétuer la tradition du Père Denise.
Une société "Henri Denise" a été créée en 1992 au 286, quai de la Libération. Elle existe toujours dans le domaine immobilier mais aussi alimentaire. L'établissement hôtelier a terminé sa carrière avec Marie et Eric Montier. Logis de France, il arborait deux étoiles. J'y ai bien sûr dîné. J'y ai aussi dormi juste avant la fermeture en 2003.
Alors que les chambres furent reconverties en logements, on comptait sur la réouverture du restaurant pour perpétuer la tradition gastronomique. Ce qui fut fait à l'enseigne d'Au fil de l'eau. En 2012, le canard fit son retour, le temps d'une fête. En 2014, Christian, l'ancien gérant de la Vieille auberge de Boscherville vint encore le préparer.



Canard au sang...


Mais revenons à nos canards. Dans la rubrique culinaire du Flambeau, 30 octobre 1915, il est fait allusion à la cuisinière de Sacha Guitry, habitué du manoir des Zoaques à Yainville : "Il n'est si bonne compagnie qu'on ne quitte, laissant aux spécialistes le soin de préparer le canard au sang auquel un seul restaurant de Paris doit sa célébrité. Mon amie Marie, la cuisinière de Sacha, me parlait dernièrement des canetons à la Duclair, Duclair est une petite ville pas très loin de chez les Zoaques, toujours aux environs de Rouen. Mais pour préparer ces canetons, il faut encore, non seulement le tour de main, mais surtout des cantons originaires de ce pays."




1915 ! A cette date, le restaurant de Maromme tient encore la corde pour revendiquer l'invention du canard au sang. D'autant que Ménard, alors âgé de 36 ans, y est déjà attesté. Il n'est cependant jamais cité pour sa gastronomie.

En revanche, la réputation d'Henri Denise est déjà bien assise à la veille de la Grande guerre. En témoigne cette excursion de l'Association normande en 1913 : "Après l'achat obligatoire de cartes postales à la mère Lamour qui poursuit les Congressistes avec sa persévérance habituelle, tous se trouvent réunis à midi à l'hôtel de la Poste où les reçoit M. Denise, inspecteur de l'Association normande. Celui-ci a tenu à ce que ses collègues apprécient la cuisine renommée de son hôtel et en particulier le fameux canard à la Duclair."
La polémique de 1904

Juin 1904. Alors que les fêtes normandes battent leur plein, onze convives sont intoxiqués à Paris chez la marquise de Guiche. L'un d'eux trépassera et une campagne de presse incriminera un canard à la rouennaise. Avec sa robe d'avocat, il fut très vite innocenté. La véritable cause ? Tout bêtement un dépassement de la date de péremption. Mais onze victimes, voilà qui donna raison au proverbe normand :  Pour manger un canard il ne faut être que deux : soi et le canard

On remercie simplement Denise "qui a su donner au canard à la rouennaise une réputation mondiale..." Pas de l'avoir mis au point. Denise est membre de l'Association normande depuis plusieurs années. Elle reviendra honorer son canard.
Quand Gadeau de Kerville inaugure le 20 juin 1910 son laboratoire de spéléobiologie de Saint-Paër, du caneton de Duclair est au menu de l'hôtel de la Poste.
Bref, la presse de l'époque donne la recette comme une spécialité de la maison, 
"A la Couronne de Rouen, à l'hôtel de Dieppe, c'est aussi une spécialité, fait observer à juste titre Pascal Levaillant, ce qui ne veut pas dire que c'est dans ces lieux que le canard au sang a été inventé, cuisiné pour la première fois." Accordé ! Spécialité ne rime pas avec création.

Un descendant témoigne...


Maintenant, nombre de publications s'accordent à dater de 1880 le coup de génie du chef de Duclair. Diplômés de l'université et enseignants dans le domaine hôtelier, Jean-Baptiste Schneider et Éric Vallier ont publié un dossier très documenté sur le canard de Duclair. Et qui, au passage, mentionne notre site Internet, ce dont on les remercie. Dans un entretien avec Eric Montier, descendant de Henri Denise, Schneider et Vallier ont confirmation des affirmations communément admises : " C’est vers 1880 qu’Henri Denise, fils de restaurateur, propriétaire et chef de l’Hôtel de la Poste situé à Duclair face à l’embarcadère, eut l’idée d’acheter systématiquement les canards morts durant la traversée à moindre prix. Il créa une recette adaptée aux canards étouffés et non saignés : le canard au sang, utilisant une presse afin de récolter le jus de la carcasse pour confectionner la sauce. Cette recette porta différentes appellations : « caneton à la Denise », « caneton de Duclair » ou « caneton à la Duclair », Henri Denise préférant éviter d’utiliser le mot sang, terme repoussant pour certains touristes..."



Henri Denise et son épouse, Marie Siméon dans les années 30.

Mais, va-t-on objecter, ces propos ont été recueillis le 2 janvier 2012. Où sont les preuves de l'existence du canard au sang à Duclair au XIXe siècle ? Eh bien, elle sont multiples. Il y a des menus de l'époque, des articles. En voici un du Figaro, daté du 28 mars 1894 :

" Ce que nous appelons à Paris canard à la rouennaise s'appelle, à Rouen, canard à la Duclair. C'est en effet au joli village de Duclair, si gracieusement étagé sur les berges de la Seine, un peu au-dessous de Rouen, au milieu de prairies humides, qu'il a été inventé, et non à Rouen même. Duclair est, du reste, le centre principal de l'élevage du canard, et les Rouennais s'y rendent en bandes, le dimanche, pour déguster dans ses cabarets fameux les éperlans et les canetons gras.
" Pour faire un canard à la rouennaise, comme nous disons, il faut choisir un beau volatile et l'étouffer, l'assommer ou l'étrangler ; jamais le saigner, c'est le point capital. On prétend même en Normandie qu'à Duclair on les fait mourir asphyxiés en les enterrant férocement vivants : mais c'est une légende, et la vérité est qu'on les étrangle..."

Un prestigieux concurrent...





Tel un prêtre officiant durant l'office divin, Monsieur Frédéric découpe le canard à bout de fourchette, sans toucher le plat. Comme à Duclair, on utilise une presse.
A La Tour-d'Argent...


Le plus vieux restaurant de Paris revendique lui aussi sa recette du canard au sang. Elle fut codifiée par le chef Frédéric Delair que l'ordre des Canardiers assure natif de Duclair. En réalité, il serait originaire des environs de Corbeil. Depuis 1890, les plats servis sont numérotés. On en était à plus de 160.000 quand fut marqué le centenaire de la recette du "grand Frédéric" et que les fines bouches préfèrent à celle du "Père Denise" qu'ils jugent trop chargée en oignons. Les canards Tour-d'Argent ne viennent plus de la région rouennaise mais de Challans, en Vendée depuis les années 60.

En 1894, le Figaro nous a donc confirmé une invention à Duclair. Mais voici encore un texte édifiant. Dans Nouveaux mémoires d'un décavé, le journaliste Léon Duchemin écrit : " Il y a là un certain Paul, un ancien chef de cuisine de Thomas du Soleil, qui vous accommode une omelette aux crevettes, vous trousse un canard rôti farci, et non saigné à la Duclair..." Et ce livre est paru... en 1876 ! Avant cette date, on connaissait donc déjà le canard "non saigné à la Duclair". Soit 40 ans avant le Belle-Vue de Maromme, 25 ans avant la Tour-Argent...  

Maintenant Henri Denise est-il vraiment l'inventeur de la recette. En 1876, nous l'avons vu, il est garçon d'hôtel et fête ses 21 ans tandis que son père règne encore sur le célèbre restaurant. 21 ans, c'est encore un peu jeune pour avoir fondé une tradition déjà citée dans un ouvrage parisien. Du coup, on serait tenté de paraphraser La Fontaine : "Si ce n'est toi, c'est donc ton père ?"



Qui en a eu l'idée ? Comme à la Tour-d'Argent, on numérote les canards servis à Duclair.


 Feuilletons encore les vieux journaux à rebrousse-temps. A l'auberge Guillaume Le Conquérant, de Dives, "les gourmets ne manquent pas de s'y faire servir un canard au sang à la Normande" nous dit encore la Petite Presse du 31 août 1874.

Mais ce même journal nous conduit encore plus loin dans le temps dans son numéro du 10 janvier 1867 : "Le canard de Duclair, voilà le canard par excellence. On ne lui donne aucune maladie pour lui faire gonfler le foie ; on se contente de lui donner du grain. Enfin ce n'est qu'en Normandie qu'on sait tuer un canard. Le dernier des paysans mettrait a la porte sa servante si  une goutte sang sortait du corps de la bête. Non seulement on ne lui coupe pas la tête comme en Bourgogne, mais on ne lui tord pas même le cou, de crainte d'une crise nerveuse. Il faut qu'elle tombe foudroyée. Pour obtenir ce résultat, on lui enfonce une grosse épingle dans la tête, à une place précise qu'on ne manque jamais..."

La légende ne tient pas

 
1867 ! Henri Denise n'a pas 12 ans quand est rédigé cet article. Et on le voit : le canard au sang est déjà une spécialité normande. Solidement ancrée. Mais on utilise ici une aiguille pour tuer l'animal. Alors, les Denise ont-ils inventé une nouvelle technique d'abattage, l'étouffement, due accidentellement aux paysannes d'Anneville ? Même pas ! Le 1er juillet 1860, année où Henri Denise souffle sur ses cinq bougies, le Journal d'agriculture pratique consacre un article au canard de Rouen. On y apprend qu'il y a débat sur la façon de le tuer. Les uns sont pour la hache, les autres pour l'aiguille, enfin certains, comme l'agronome Pierre Joigneaux, affirment que "la chair du canard étouffé est préférable à celle du canard saigné." Une citation que reprendra le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, édité par Larousse.
Une légende, plusieurs versions

"Vers 1880... Vers 1900... Vers 1920..." Nous avons consulté foule de textes sur le canard à la Denise,  la création de la recette varie considérablement selon les sources. La palme revient au Guide du Pays de Caux. Auger et Granier situent  l'invention d'Henri Denise... en 1843 ! Il en va de même de la légende. Tantôt ce sont les cultivatrices de la rive gauche qui prennent l'habitude de vendre à bas prix au père Denise leur canards étouffés durant la traversée du bac. Du bac ou de leur propre barque. Tantôt c'est une seule paysanne qui, n'ayant pas voulu vendre l'un de ses palmipèdes au marché, le cuisina pour sa famille et créa ainsi  la recette...

Oui, le canard de Duclair comme son confrère de Rouen ne se mangent "qu'étouffés et non saignés" nous confirme exactement à la même époque Charles Jobey. Nos canards, "chacun connaît leur renommée, rappelle-t-il, beaucoup de gens même ont cru en manger à Paris dans les restaurants de premier ordre ; eh bien, c'est pour nous un devoir de les désabuser. Les canetons de Rouen, ou plutôt de Duclair, ne se mangent qu'en Normandie. Les naturels du pays sont tellement gourmands de ce palmipède, qu'ils trouvent qu'on n'en élève jamais assez pour leur propre consommation."

Si cette promenade dans le passé ne vous a pas laissé en chemin, plongeons en des temps encore plus reculés pour interroger le sieur Olivier de Serres, agronome lui aussi et qui n'est pas un perdreau de l'année : il est né en 1539 ! Eh bien le canard est à son goût un excellent manger pour peu qu'il soit jeune et plutôt "étouffé que saigné. Les marchands parisiens, les oyers ou les poulaillers qui en élèvent pour les vendre sont forcés de les saigner avant de les exposer au marché parce qu'ayant la peau rouge, on croirait qu'ils sont morts par accident."

Finalement, qu'aura inventé Henri Denise ? La Tour-d'Argent peut bien lui disputer la codification d'une recette savante, tous ces restaurateurs n'ont nullement découvert le canard au sang. L'étouffement était pratiqué de longue date par les paysans. Avec sa presse, Henri Denise aura accommodé une recette populaire à sa sauce.


Laurent QUEVILLY.

PS : s'il en est parmi vous qui s'inquiètent du sort de Lieubray, vous savez, le disparu  du café-restaurant Belle-Vue, eh bien sachez que pendant que nous parlions, on l'a enfin retrouvé. Oui, dans une ferme de Mesnil-Enard où il s'était engagé comme domestique. Pourquoi ? Il ne supportait plus sa femme. Que ne lui a-telle rôti au feu ardent du canard à la Denise !



SOURCES

- Élise Kergal, Paris-Normandie, 29 juillet 2021.
- La Petite Presse, 31 août 1874, 10 janvier 1867.
- La chasse et la table, Charles Jobey, 1864.
- Recensement de la population de Duclair
- Dossier militaire de Marcel Ménard, AD76.
- Journal de Rouen, octobre 1922.
- Le canard à la rouennaise, Georges Dubosc, Journal de Rouen, 19 juin 1904.
- Théâtre de l'Agriculture, Olivier de Serres, 1600.
- Le canard de Duclair, Schneider et Vallier 
- David Leduc, le Courrier cauchois, 26 septembre 2014.
- Rouen-Histoire, biographies. Loir.
- 14-18 dans le canton de Duclair, Laurent Quevilly, BoD.


Le débat est loin d'être clos. Il convient de retrouver la plus ancienne mention de la recette du Père Denise, départager l'hôtel de la Poste et la Tour d'Argent, retrouver d'éventuelles mentions d'une recette originale à Maromme, apporter toute anecdote, toute photo à votre convenance...